Lamiel/Appendice/06

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 325-328).


APPENDICE VI

LE PIÉTON


Voici un épisode resté inachevé ; le piéton dont il est question est une sorte de doublure de Jean Berville, le héros du chapitre intitulé : l’Amour au bois.


Il y avait à Carville un petit jeune homme de dix-huit ans, que sa physionomie doublement normande, tant il était attentif à ses intérêts, avait fait choisir pour piéton du village. Il allait tous les soirs, à neuf heures, chercher les lettres adressées aux gens du pays, à la ville voisine, distante d’une lieue, où les déposait le courrier de Paris. Avant minuit, elles étaient toutes distribuées, jamais il n’y avait d’erreur ; mais avec les demi-sous que le piéton se faisait payer, en trompant des paysans normands, il était parvenu à se donner la toilette d’un monsieur. Il était fort bien venu des demoiselles du pays. On le citait de tous côtés pour sa discrétion à toute épreuve. Pendant longtemps, jamais il n’avait été connu que telle demoiselle recevait des lettres par la poste ; c’était un moyen fort commode d’entretenir une correspondance entre deux jeunes gens de Carville. Le piéton déposait les lettres à la poste de la ville voisine et les rapportait à Carville, à sa course du lendemain. Une fois cependant, le piéton put être soupçonné d’avoir manqué à sa discrétion, vertu qui lui était si nécessaire ; il se trouva que le docteur Sansfin et lui faisaient la cour à la fille du boulanger, l’une des plus jolies du pays et des plus riches. Le bruit se répandit que le docteur, monté sur son bon cheval aveugle, ayant fait rencontre du piéton, lui avait distribué quelques coups de cravache. Bientôt il fut connu que la belle boulangère, malgré les quatre mille livres de rente que l’opinion publique accordait à son père, s’était décidée en faveur du médecin bossu qui, à la vérité, s’était fait précéder par le don de six napoléons d’or.

C’était ce piéton, fort bien vêtu et renommé à la fois pour son extrême discrétion et pour sa passion encore plus grande pour l’argent, qu’avait choisi Lamiel lorsque sa curiosité avait voulu se former une idée nette de ce que les jeunes filles du pays appelaient l’amour.

Elle raconta à son ami Sansfin l’extrême hauteur, allant presque jusqu’au ton de l’insulte, qui avait présidé aux négociations qu’elle avait entretenues à ce sujet avec le piéton. Elle lui avait remis un beau napoléon d’or sous la condition que jamais il ne prononcerait son nom ; que, sous quelque prétexte que ce fût, jamais il ne lui adresserait la parole. En revanche, si elle était parfaitement contente de la parfaite indifférence même de son regard, elle laisserait tomber à ses pieds, le 1er janvier de chaque année, la somme de cinq francs.

Comment réussir à peindre la rage profonde qui agitait Sansfin pendant que Lamiel lui donnait tous ces détails avec une froideur parfaite et comme cherchant à se faire louer des précautions inventées par sa prudence ? Il était donc un être tellement sans conséquence, tellement étranger à toute idée d’amour et même de sensualité que l’on pût sans honte se vanter devant lui de tels détails !

Le docteur fit à Lamiel une scène furibonde, mais qu’il eut cependant l’esprit d’abréger. En sortant de la chambre de Lamiel, le hasard voulut qu’il rencontrât dans le couloir intérieur, qui conduisait au salon où la duchesse recevait en ce moment la visite de plusieurs dames du voisinage, le fatal piéton, qui venait d’être le héros des confidences si cruelles de Lamiel. Espérant remettre en mains propres à la duchesse et, peut-être, encore devant des dames, le piéton avait consacré une heure à une toilette qui dépassait de bien loin les soins de la propreté la plus parfaite. S’il eût pu déguiser l’âpreté doublement normande de son œil de renard, il eût pu passer pour un jeune homme de dix-huit ans appartenant à la société de Paris.

— Que faites-vous dans ce couloir qui n’est destiné qu’aux femmes de Mme la duchesse et où les valets de chambre eux-mêmes n’osent jamais se montrer ?

— Je n’ai pas d’avis à recevoir de vous, ces choses-là ne regardent pas un vilain bossu.

Sur la réponse du docteur qui fut outrageante, le piéton saisit la chemise de toile de Hollande de Sansfin, étalée avec une coquetterie parfaite sur sa poitrine, et mit son ennemi hors d’état de paraître devant des dames. Sansfin, qui était fort, répondit par un coup de poing fort bien appliqué ; le piéton, persistant dans son plan d’attaque, saisit à deux mains la chemise du docteur, de façon à la déchirer entièrement et à mettre en évidence le gilet de flanelle qui seul défendait sa poitrine. Après avoir mis son ennemi dans cet état, le piéton fit beaucoup de bruit, espérant attirer l’attention de la duchesse qu’il savait d’un caractère fort craintif et qui, peut-être, ouvrirait sa porte.

Les espérances du jeune Normand furent surpassées : la duchesse parut sur la porte du salon, précédée de deux jeunes femmes qui se trouvaient avec elles, et suivie du curé, pâle comme son linge, et songeant à la fois aux attentats de la révolution et à sa qualité d’homme qui l’aurait obligé à précéder les deux jeunes femmes qui avaient pris sur elles les dangers de cette sortie.

— Voici une lettre, dit le piéton de l’air le plus timide, que M. le docteur voulait m’enlever[1]



  1. Le manuscrit s’arrête là.