Lamiel/Appendice/07

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 329-332).
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Appendice


APPENDICE VII

COUP DE POIGNARD DONNÉ PAR UN BOSSU


Cet épisode, daté du 15 mars 1842, est le dernier fragment de Lamiel que Beyle écrivit ; huit jours après, il mourait à Paris.

Il avait sans doute l’intention de remanier son roman encore une fois et de développer les relations de son héroïne avec le docteur Sansfin ; on sait que Beyle n’était jamais satisfait de ce qu’il avait composé. — La Chartreuse de Parme fut, dit-on, retranscrite ou dictée plus de seize fois, et, malgré cela, l’auteur aurait voulu en donner une édition revue et corrigée, comme en fait foi un exemplaire annoté, aujourd’hui en possession d’un heureux bibliophile dauphinois.


Un jour celle-ci[1] dit à Sansfin :

— J’ai donné quarante francs au jeune tapissier Fabien, lequel m’a délivrée de mes doutes sur ce qu’on appelle le p.

Fureur et désappointement de Sansfin. Il sort de la chambrette de Lamiel. Dans un couloir qui conduisait au salon où la duchesse tenait sa cour, environnée de quatre ou cinq dames du voisinage qui étaient venues lui faire une visite du matin, Sansfin rencontre Fabien, qui allait être présenté ce matin-là à ces dames. Il était vêtu avec une extrême recherche et parut à Sansfin plus fat encore qu’à l’ordinaire. Le médecin bossu fut surtout choqué d’une chemise admirablement repassée par une des femmes de chambre qui faisait la cour au jeune Fabien.

À ce moment, celui-ci eut la malheureuse idée d’adresser au médecin une plaisanterie d’assez mauvais goût, dont le but secret était de lui faire comprendre l’aventure si extraordinaire qui venait de changer sa position auprès de la belle Lamiel. Cette plaisanterie fut trop bien comprise par le médecin, qui se sentit porter un coup au cœur ; à l’instant, il saisit un poignard qu’il avait placé dans la poche de côté de son habit, pour le cas non arrivé jusqu’ici où il se verrait victime de quelque plaisanterie outrageante sur son imperfection physique. Une réflexion rapide comme l’éclair vint malheureusement rappeler au médecin que son cheval, poussé convenablement, pouvait faire quatre lieues à l’heure et le mettre rapidement à l’abri des poursuites du brigadier et des deux gendarmes en station à Carville. À peine donc la mauvaise plaisanterie de Fabien était-elle prononcée que Sansfin lui répondit par un coup de poignard lancé au beau milieu de cette chemise si bien repassée et si coquettement étalée. Mais le jeune Fabien avait eu le temps d’avoir peur au vu du brillant de la lame du couteau-poignard, il fit un léger mouvement de côté qui lui sauva la vie. La jeune femme de chambre avait repassé la chemise avec un tel luxe d’empois, que la pointe du poignard lancée sur la poitrine en fut comme arrêtée ; elle ne pénétra qu’en glissant de droite à gauche sous la peau au-dessus des côtes, ce qui n’empêcha pas le jeune tapissier de se croire mort. Il voulut pénétrer en criant dans le salon où se trouvait la duchesse.

— Ce n’est rien, c’est une plaisanterie, demain il n’y paraîtra plus.

Mais en prononçant ces paroles avec assez de présence d’esprit, Sansfin retenait le jeune tapissier par sa belle cravate qu’il chiffonnait impitoyablement ; ce malheur n’échappa point au jeune Fabien.

— Quelle figure vais-je faire devant ces belles dames qui ne m’ont jamais vu ! se dit-il, j’aurai l’air d’un ouvrier saligot. Cette idée le rendit furieux, il éleva la voix : Vous m’avez causé une incapacité de travail de plus de quarante jours et mon père, qui a de bonnes protections à Paris, saura bien vous la faire payer cher. D’ailleurs Mme la duchesse, à laquelle je vais montrer le signe de votre violence, ne souffrira point qu’on assassine ainsi ses ouvriers.

Pendant qu’on lui adressait ces paroles, Sansfin réfléchissait que si ce charmant jeune homme, avec sa chemise sanglante, paraissait devant les dames réunies dans le salon voisin, il était perdu dans le pays.

— Je tuerai plutôt tout à fait cet amant de Lamiel ; si le bonheur veut que je ne sois surpris par aucun domestique, je cacherai le cadavre dans la garde-robe voisine dont je prendrai la clef, et ce soir, aidé par Lamiel elle-même, je ferai disparaître le corps du beau Parisien. Un homme comme moi est capable de se tirer d’une situation bien pire.

Une idée bien digne de la Normandie se présenta au médecin bossu : en supposant que tout réussisse à souhait, cette étourderie peut coûter cent louis, faisons les accepter à ce petit animal qui m’embarrassera bien plus mort que vivant.

— Si tu veux me suivre hors du château et ne rien dire à personne, je te fais une pension de trois cents francs par an. Tu meurs de faim avec ton père avare et qui n’a pas soixante ans, il peut te faire attendre quinze ou vingt ans l’héritage de sa boutique, tandis que tu auras un bien-être assuré avec cette pension de trois cents francs que je vais à l’instant t’assurer par un bon acte passé devant notaire et en présence de quatre témoins.

Fabien, outré de l’état dans lequel il sentait mettre sa cravate, fit un puissant effort pour s’échapper. Sansfin tordit la cravate de façon à l’étouffer.

— Je vais te donner un coup de poignard dans l’œil, tu es borgne à tout jamais et, qui plus est, mort ; accepte la pension de trois cents francs. — Et il tordit la cravate de plus belle.

Fabien, réellement étouffé, cria à voix basse :

— J’accepte la pension.

Sansfin lui mit la main sur la bouche et l’entraîna rapidement par un escalier dérobé qui, en deux minutes, les conduisit hors du château.



  1. Lamiel.