Lamiel (ed. Martineau)/Chapitre 8

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 158-176).

CHAPITRE 8


Tous ces arrangements reçurent un commencement d’exécution aussitôt après que le docteur en eut donné l’idée à la duchesse. Celle-ci y voyait un avantage immense, le Havre était beaucoup plus loin de Paris que Carville et en second lieu elle se flattait de n’être pas connue sur la route du Havre. La duchesse, réellement fort souffrante, ne quitta pas la tour, mais tous les arrangements de voiture furent faits au château, et à huit heures du soir, comme les chevaux de poste arrivaient à la tour, on vit arriver par la grande route de Paris une malle-poste pavoisée de drapeaux tricolores.

— Mon Dieu, que je vous sais bon gré d’avoir une entière confiance en vous, cher docteur ! s’écria la duchesse en prenant place dans son landau avec son fils et le docteur.

La duchesse sut bien gré à celui-ci qui ne voulut pas prendre absolument la place du fond. Fédor, contrarié de cette politesse, opta, dès qu’on fut à une lieue du village, de prendre place à côté du cocher. Le docteur était ravi, il serait absent de Carville au moment où le résultat définitif de la révolte de Paris y arriverait, et il avait empêché pour longtemps les conversations entre ce jeune duc si élégant et si doux et l’aimable Lamiel.

Sur leur route, les voyageurs ne trouvèrent que de la curiosité ; tout le monde leur demandait des nouvelles de Paris, on répondait en demandant des nouvelles et l’on disait qu’on venait de partir d’une campagne voisine. En arrivant à la poste du Havre, la duchesse montra fièrement un passeport délivré à Mme Miaussante et à son fils. Elle avait forcé celui-ci à quitter son uniforme et ce pauvre jeune homme en était au désespoir. « Ainsi quand on se bat, se disait-il, le duc de Miossens non seulement déserte, mais encore il quitte son uniforme. »

À peine installés au Havre dans une maison particulière de la connaissance du docteur, celui-ci procura une femme de chambre et deux domestiques qui ne savaient point du tout qui était Mme Miaussante. Ce fut donc au Havre et dégagée de toute inquiétude personnelle, que la duchesse passa les premiers jours du désespoir causé par l’incroyable résultat de la révolution de Juillet. Quand elle sut que le roi était exilé en Angleterre, elle partit pour Portsmouth avec son fils. En revenant de l’accompagner au bâtiment, le docteur acheta des rubans tricolores, qu’il mit à sa boutonnière, et partit pour Paris. Il exagéra à ses amis de la congrégation les périls qu’il avait courus à Carville, et moins de huit jours après, un ordre de M. César Sansfin parut dans le Moniteur ; il était nommé à une sous-préfecture dans la Vendée. Son but était seulement de marquer son adhésion au nouveau gouvernement. La congrégation le chargea de lettres de recommandation pour les pays où il allait déployer ses talents administratifs, mais son métier de médecin lui valait sept à huit mille francs à Carville, et Sansfin avait horreur de paraître en uniforme, avec l’épée au côté. « À Carville, se disait-il, on est accoutumé à ma bosse, aux défauts de ma taille. » Huit jours après sa nomination, le docteur tomba malade et il vint en congé à Carville.

Lamiel était restée chez sa tante ; trois jours après le départ de la duchesse, elle vit arriver quatre paquets énormes remplissant presque la charrette couverte du château. C’était du linge et des robes de toute espèce dont la duchesse lui faisait cadeau. Il y avait quelque chose de tendre dans cette attention. Le 27 juillet, avant son départ, la duchesse était allée passer une heure au château, elle avait fait faire ces paquets et, se défiant beaucoup de la probité de toutes les personnes si exemplaires qui l’entouraient, elle avait fait environner ces paquets de ruban de fil, et sous ses yeux, avait fait appliquer le cachet de ses armes aux différents endroits où les rubans se croisaient. Ce fut une précaution sage, ces paquets avaient donné beaucoup d’humeur à Mme Anselme, et cette humeur devint de la colère quand elle vit que Lamiel, restée seule au village, ne daignait pas monter au château pour lui faire une visite.

La jeune fille n’y songeait guère, elle n’était occupée qu’à cacher la joie folle qui la dévorait ; chaque matin, à son réveil, elle éprouvait un nouveau plaisir en s’apprenant à elle-même qu’elle n’était plus dans ce magnifique château où tout le monde était vieux et où, sur vingt paroles qu’on prononçait, dix-huit étaient consacrées à blâmer ; maintenant sa seule affaire désagréable était d’écrire tous les jours une lettre à la duchesse ; pour peu qu’elle se livrât à ses pensées, ses lettres étaient moins bien formées, mais en vérité elle n’avait pas la patience de recopier ses lettres ; elle songeait un instant aux réprimandes polies dont cet oubli serait l’occasion, puis chassait bien vite toutes les pensées désagréables, et la crainte de ces réprimandes faisait confondre le souvenir de cette duchesse si aimable pour elle avec celui de Mme Anselme et des autres ennuis du château. Au total, dix jours après être sortie de ce château, il n’avait laissé dans l’âme de Lamiel, pour tout souvenir, qu’un dégoût profond de trois choses, symboles pour elle de l’ennui le plus exécrable : la haute noblesse, la grande opulence et les discours édifiants touchant la religion.

Rien ne lui semblait plus ridicule à la fois et plus odieux que la dignité affectée dans la démarche et la nécessité de parler de toutes choses, même des plus amusantes, avec une sorte de dédain mesuré et froid. Après s’être avoué ces sentiments avec une sorte de regret, Lamiel remarqua que la reconnaissance qu’elle devait sans contredit à la duchesse se trouvait balancer exactement la déplaisance que lui inspiraient ses façons de grande dame, et elle l’oublia bien vite : même sans la nécessité d’écrire la lettre, elle l’eût oubliée tout à fait.

L’horreur pour tout ce qui pouvait lui rappeler le séjour de cet ennuyeux château était si grande qu’elle l’emporta sur la vanité si naturelle dans le cœur d’une fille de seize ans.

Le jour du départ de la duchesse, le docteur avait trouvé le temps de lui dire :

— Allez pleurer dans votre chambre le départ de votre protectrice, et ne vous laissez voir que demain matin.

Le lendemain, lorsqu’elle descendit pour embrasser Mme Hautemare, celle-ci fut bien surprise de lui voir tous les vêtements d’une paysanne et même le hideux bonnet de coton, par lequel sont déshonorées les jolies figures des paysannes des environs de Bayeux.

Ce trait de prétendue modestie lui valut les applaudissements unanimes de tout le village. Ce bonnet de coton si laid, sur cette tête qu’on avait vue parée de si jolis chapeaux, soulageait l’envie. Tout le monde sourit à Lamiel quand elle sortit dans le village, portant des sabots et une jupe de simple paysanne. Son oncle, ne la voyant pas revenir du bout de la place, courut après elle.

— Où vas-tu ? lui cria-t-il d’un air alarmé.

— Je vais courir, lui dit-elle en riant ; j’étais en prison dans ce château.

Et en effet, elle prit sa course vers la campagne.

— Attends-moi seulement une heure, dès que ma classe sera finie, je t’accompagnerai.

— Ah ! pardi !… s’écria Lamiel, — c’était un de ces mots vulgaires qu’il lui était surtout défendu de prononcer au château — ah ! pardi, je me défendrai bien contre les voleurs ! et elle se mit à courir en sabots pour couper court aux objections. Elle fit plus de deux lieues, s’arrêta avec toutes les anciennes amies qu’elle rencontra, et enfin ne rentra qu’à la nuit noire. Le maître d’école entreprenait déjà une réprimande en trois points sur l’inconvenance qu’il y avait, pour les filles de son âge, à courir la nuit, mais la parole lui fut enlevée par sa digne moitié qui avait besoin d’épancher l’étonnement, l’admiration et l’envie dont l’avaient remplie les linges et les robes de soie contenus dans les paquets apportés du château.

— Est-il bien possible que tout cela soit à toi ? s’écria-t-elle avec une admiration triste.

Après des détails sur chaque objet, qui paraissaient bien longs à Lamiel, Mme Hautemare essaya un air d’assurance que démentait le son de sa voix, et elle ajouta :

— J’ai pris soin de ton enfance, et j’ai lieu d’espérer, ce me semble, que tu me laisseras bien porter, les jours de fête et les dimanches seulement, la plus mauvaise de tes robes ?

Lamiel resta stupéfaite, un tel langage eût été impossible au château : Mme Anselme et les autres femmes de la duchesse avaient bien des sentiments bas mais savaient les exprimer d’une tout autre façon. À la vue de ces robes, Mme Anselme se fût jetée dans les bras de Lamiel, l’eût accablée de baisers et de félicitations, puis, lui aurait demandé en riant de lui prêter une de ces robes qu’elle lui aurait désignée par la couleur. Cette demande de robe consterna la jeune fille ; des réflexions pénibles arrivaient en foule, elle n’avait donc personne à aimer, les gens qu’elle s’était figurée comme parfaits, du moins du côté du cœur, étaient aussi vils que les autres ! « Je n’ai donc personne à aimer ! »

Pendant qu’elle se livrait à ces réflexions pénibles, elle restait immobile, debout, et son air était sérieux. La tante Hautemare en conclut que la chère nièce hésitait à lui prêter une des robes qui se trouvaient dans les paquets, et alors, pour la décider, elle se mit à lui détailler tous les services qu’elle lui avait rendus avant son admission au château.

— Car enfin, tu n’es pas notre nièce véritable, ajoutait-elle ; mon mari et moi, nous t’avons choisie à l’hôpital.

Le cœur de Lamiel était déchiré.

— Eh bien ! je vous donne quatre des plus belles robes, s’écria-t-elle avec humeur.

— À choisir ? répliqua la tante.

— Eh ! pardi, sans doute, s’écria Lamiel avec un air de désespoir et d’impatience qui fut remarqué.

Elle était consternée du langage bas qu’elle avait désappris au château. Tout en convenant avec elle-même du peu d’esprit de l’oncle et de la tante, elle avait rêvé une famille à aimer. Dans son besoin de sentiment tendre, elle avait fait un mérite à sa tante du manque d’esprit ; elle se sentit toute bouleversée, puis, tout à coup, elle fondit en larmes. Alors son oncle essaya de la consoler de l’énorme sacrifice de quatre robes qu’elle venait de faire. Il lui détaillait tous les droits que sa tante avait à sa reconnaissance. Lamiel, qui voulait se réserver au moins la faculté d’aimer son oncle, prit la fuite par un mouvement instinctif, et alla se promener dans le cimetière : « Si j’avais ici le docteur, se dit-elle, il rirait de ma douleur et des folles espérances qui en sont la cause, il ne me consolerait pas, mais il me dirait des choses vraies qui m’empêcheraient pour l’avenir de tomber dans une semblable erreur. »

Tout ce qu’il y avait de joli et de tranquille dans la vile chaumière de son oncle disparut à ses yeux. On ne voulut pas même lui permettre d’occuper la chambre du second étage, dans la tour, sous prétexte qu’elle y serait seule et que les commères du village ne manqueraient de prétendre qu’elle pourrait ouvrir la porte, de nuit, à quelque galant. Cette idée fit horreur à Lamiel. Confinée dans son petit lit de la salle à manger dont elle n’était séparée que par un paravent, Lamiel ne pouvait pas se défendre d’entendre tous les propos qui se tenaient dans la maison. Le sentiment de profond dégoût ne fit que croître et embellir les jours suivants. Outre le chagrin de ce qu’elle voyait, Lamiel était encore en colère contre elle-même. « Je me croyais sage, se dit-elle, parce que j’embarrasse quelquefois l’abbé Clément et même le terrible docteur Sansfin, c’est tout simplement que je sais dire quelques jolies paroles, mais, au fond, je ne suis qu’une petite fille bien ignorante. Voici huit jours entiers que je ne puis sortir d’un profond étonnement ; je tenais pour indubitable que je trouverais dans la chaumière de mon oncle la liberté de remuer, et par conséquent, disais-je, je serais parfaitement heureuse. J’ai trouvé cette liberté dont l’absence m’était si cruelle au château, et pourtant une certaine chose, dont je n’eusse jamais soupçonné l’existence, vient m’ôter toute espèce de bonheur. » Deux jours après, Lamiel conclut de ses tristes sentiments, qui ne la quittaient pas un instant, qu’il fallait donc se méfier de l’espérance. Cette vérité fut sur le point de jeter Lamiel dans le désespoir. Elle voyait tout en beau dans la vie, tout à coup ses rêves de plaisir recevaient le démenti le plus cruel. Son cœur n’était point tendre, mais son esprit était distingué. Pour cette âme où l’amour n’avait point encore paru, une conversation amusante était le premier besoin ; et tout à coup, au lieu des anecdotes du grand monde racontées longuement par la duchesse et d’une façon bien intelligible, au lieu des traits d’esprit charmants qui brillaient dans les commentaires de l’aimable abbé Clément, elle se trouvait condamnée tout le long du jour aux idées les plus vulgaires de la prudence normande, exprimées dans le style le plus énergique, c’est-à-dire le plus bas.

Elle eut un nouveau chagrin, elle alla voir l’abbé Clément à sa cure ; elle l’aperçut dans son verger, lisant son bréviaire, et, un instant après, une grosse servante vint lui dire que M. le curé ne pouvait pas la recevoir, et cette grosse servante ajouta de l’air le plus moqueur :

— Allez, allez, ma petite, allez prier dans l’église, et sachez qu’on ne parle pas ainsi à M. le curé.

La sensibilité de Lamiel se révolta ; elle revint chez son oncle, fondant en larmes. Le lendemain, son parti était pris de n’être plus sensible au moindre accueil ; elle frémissait auparavant à la seule idée d’aller voir Mme Anselme, dont elle s’attendait d’être reçue avec la moquerie la plus méchante. Maintenant qu’elle avait été mal reçue par l’abbé Clément qu’elle croyait son ami, que lui importait tout le reste !… Quoique née en Normandie, Lamiel n’était guère habile dans l’art de défendre à sa figure d’exprimer les sentiments qui l’agitaient. À vrai dire, elle n’avait point eu le temps d’acquérir de l’expérience ; c’était un cœur et un esprit romanesques qui se figuraient les chances de bonheur qu’elle allait trouver dans la vie ; c’était là le revers de la médaille. Les conversations de la duchesse et de l’abbé Clément, la rude philosophie du docteur Sansfin avaient cultivé d’une façon brillante les germes d’esprit qu’elle avait reçus de la nature, mais pendant qu’elle employait ainsi de longues soirées, elle n’avait aucune occasion de se soumettre aux impressions et aux petites mortifications que donne le rude contact avec des égaux. Elle n’avait pour toute expérience que celle de l’impertinence d’une troupe de femmes de chambre envieuses ; elle avait seize ans, et la moindre petite fille du village en savait bien plus qu’elle sur les jeunes gens et sur l’amour. En dépit des poètes, ces choses-là n’ont rien d’élégant au village ; tout y est grossier et fondé sur l’expérience la plus claire.

Lamiel arriva jusque dans la chambre de Mme Anselme avec des yeux qui firent peur à celle-ci, tant ils étaient animés par le désespoir. Lamiel venait de traverser le salon où si souvent l’abbé Clément lui avait adressé des paroles si gracieuses, et maintenant il refusait de la recevoir. La vieille femme de chambre avait préparé une quantité d’impertinences polies qu’elle se proposait d’adresser à Lamiel à la première vue. Elle ne pardonnait point à la jeune fille les sept robes de soie de la duchesse sur lesquelles elle avait compté.

Mais sa première idée en voyant Lamiel fut qu’elle, Mme Anselme, était séparée par neuf grands pieds du premier salon où se trouvait peut-être un vieux valet de chambre sourd, elle fut donc avec la jeune fille d’une politesse tellement mielleuse que le cœur de celle-ci en fut révolté. Lamiel lui dit brusquement :

— Madame m’a ordonné de continuer mon éducation de lectrice, et je viens prendre des livres.

— Prenez tout ce que vous voudrez, mademoiselle ; ne sait-on pas que tout ce qui est au château vous appartient ?

Lamiel profita de la permission et emporta plus de vingt volumes, elle sortit de la bibliothèque, puis y rentra avec vivacité.

— J’oubliais…, dit-elle à Mme Anselme qui suivait ses mouvements d’un œil jaloux.

Lamiel avait d’abord pris les romans de Mme de Genlis, la Bible, Éraste ou l’Ami de la jeunesse, Sethos, les histoires d’Anquetil, et autres livres permis par la duchesse. « Je suis une sotte, se dit-elle. Je m’occupe du profond dégoût que me donnent les compliments mielleux de cette fille qui m’exècre ; je néglige le précepte du docteur, juger toujours la situation et s’élever au-dessus de la sensation du moment. Je puis m’emparer de tous les livres dont madame me défendait la lecture avec tant de rigueur. » Elle prit les romans de Voltaire, la correspondance de Grimm, Gil Blas, etc., etc.

Mme Anselme avait dit qu’elle prendrait la liste des ouvrages choisis ; mais pour éviter cette liste accusatrice, Lamiel eut l’esprit de s’adresser aux livres non reliés et destinés à être lus. Mme Anselme voyant que les livres qu’elle emportait n’étaient point reliés, se contenta de les compter. En rapportant ce fardeau à la maison, Lamiel était d’une tristesse profonde ; elle ne pouvait répondre à une question qu’elle se faisait, ce qui la mettait en colère contre elle-même : « Comment, se disait-elle, je m’irrite de la grossièreté pleine de bienveillance que je trouve chez mon oncle, et je m’irrite encore de la politesse trop mielleuse de cette Mme Anselme, qui voudrait de tout son cœur me voir au fond du grand étang, comme disait le docteur Sansfin ; je suis donc à seize ans comme le docteur Sansfin dit que sont les femmes de cinquante ! Je m’irrite de tout et je suis en colère contre le genre humain.

L’exemplaire de Gil Blas que Lamiel avait pris au château avait des estampes, c’est ce qui la détermina à ouvrir ce livre de préférence aux autres. Elle avait réussi à introduire tous ces livres dans la tour sans être aperçue par son oncle, que la vue de tant de livres n’eût pas manqué de mettre en colère ; car, quoique maître d’école, il répétait souvent : « Ce sont les livres qui ont perdu la France. » C’était une des maximes du terrible Du Saillard, le curé de la paroisse. En cachant ces livres au rez-de-chaussée de la tour, Lamiel avait lu quelques pages de Gil Blas ; elle y avait trouvé tant de plaisir qu’elle osa sortir de la maison par une fenêtre du derrière, sur les onze heures, quand elle vit sa tante et son oncle profondément endormis. Elle avait la clef de la tour, elle y entra et lut jusqu’à quatre heures du matin. En revenant se coucher, elle était parfaitement heureuse ; elle n’était plus en colère contre elle-même. D’abord, l’esprit rempli des aventures racontées par Gil Blas, elle ne songeait plus guère aux sentiments qu’elle se reprochait, et ensuite, ce qui valait bien mieux, elle avait puisé dans Gil Blas des sentiments d’indulgence pour elle et pour les autres ; elle ne trouvait plus si vils les sentiments inspirés à sa tante Hautemare par la vue des belles robes.

Pendant huit jours, Lamiel fut tout entière à la lecture, le jour elle allait lire dans le bois, la nuit elle lisait dans la tour ; elle se trouvait avoir quelques écus à l’époque du départ de la duchesse, et acheta de l’huile. Dès le jour même, la marchande qui lui avait vendu cette huile appela le bonhomme Hautemare qu’elle voyait passer et lui dit mille politesses ; le maître d’école ne comprenait rien à cet accueil singulier, mais en homme prudent, il ne voulut pas paraître étonné. Il s’était promis de ne pas faire une question à la marchande d’huile, mais d’observer avec une extrême attention toutes les paroles qui lui échapperaient. Enfin, comme il allait s’éloigner, la marchande mêla à ses adieux ce mot singulier :

— Enfin, je vous remercie bien, mon bon voisin, de votre pratique que vous me donnez.

Hautemare se rapprocha d’elle, il ne comprenait pas du tout ce dont il était question, mais en bon normand il ajouta :

— Au moins, j’espère que vous me ferez bon poids.

— Comment, bon poids, reprit la marchande, la cruche contenait trois livres et plus d’une demi-once ; d’abord j’ai passé cette première qualité à douze sous quoique hier encore j’en ai vendu à douze sous et un liard, et de plus, je n’ai pas fait payer la bonne demi-once à la jeune Lamiel.

— Je ne la gronderai pas moins, répliqua Hautemare avec assurance. Trois livres d’huile ! c’est trop tout à la fois ; je ne sais pas si je le lui ai dit en toutes lettres, mais lorsque je lui ai donné la commission, elle aurait bien dû comprendre qu’il ne s’agissait que d’une livre et demie, ou de deux livres tout au plus.

— Allez, allez, ne la grondez pas cette jeunesse. En fait d’huile il faut compter aussi ce qui reste attaché à la cruche. Et elle parla un gros quart d’heure au maître d’école qui revint tout pensif à la maison. Ceci part-il de ma femme, se disait-il, ou bien cela vient-il de la petite. La marchande lui avait dit que Lamiel avait payé en faisant changer un écu de cinq francs. Autre sottise, se disait-il, nous avons tant de gros sous à passer.

Pendant toute la soirée Hautemare pesa toutes ses paroles ; d’abord pour ne pas donner de soupçons à sa femme ou à sa nièce, et ensuite pour tâcher de deviner ; il ne devina rien. Le lendemain, il retourna chez la marchande, mais en passant devant sa boutique il fit entendre qu’il revenait de beaucoup plus loin ; il n’apprit rien de nouveau, mais ayant eu l’esprit de faire naître un débat avec sa femme sur la manière dont elle avait dépensé un rouleau contenant cinquante sous, il eut l’assurance que depuis plusieurs jours elle n’avait acheté que du poivre et des herbes dont il vérifia l’existence.

— C’est clair, se dit-il, c’est ma nièce qui a acheté de l’huile, et quoique la soirée fut humide et assez froide il alla se coucher fort de bonne heure et lorsqu’il entendit que sa femme dormait, il but un coup de cidre et sortit de la maison par la même fenêtre sur la cour qui, quelques minutes auparavant, avait donné passage à la jeune fille.

Ce fut en vain qu’il rôda tout autour de la maison, il ne vit rien d’extraordinaire.

Pendant trois nuits le bon Hautemare se donna toute cette peine et ne vit rien. La quatrième il eut l’idée d’aller demander à Lamiel où était la clef des pommes, et trouva un silence désespérant dans sa petite soupente au-dessus de la salle. Le lit n’était pas défait. Elle ne s’était pas mise au lit.