Lamiel (ed. Martineau)/Chapitre 9

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 177-201).

CHAPITRE 9


Pendant les mois suivants, elle s’ennuyait toutes les fois qu’elle était dans la maison de son oncle ; elle passait donc sa vie dans les champs. Elle reprit ses rêveries sur l’amour ; mais ses pensées n’étaient point tendres, elles n’étaient que de curiosité.

Le langage dont sa tante se servait en tâchant de la prémunir contre les séductions des hommes devait à sa platitude un succès complet : le dégoût qu’il lui donnait rejaillissait sur l’amour. À cette époque de sa vie, le moindre roman l’eût perdue.

Sa tante lui disait un jour :

— Comme on sait que les belles robes que je porte le dimanche à l’église viennent de toi, les jeunes gens supposeront peut-être, au reste avec raison, que Mme la duchesse te fera un cadeau le jour de tes noces, et, dès qu’ils te verront seule, ils chercheront à te serrer dans leurs bras.

Ces derniers mots frappèrent la curiosité de Lamiel, et, au retour de sa promenade du soir, un jeune homme qui revenait d’une noce au village voisin, où l’on avait bu beaucoup de cidre, se prévalant d’une connaissance légère, l’aborda et fit le geste de la serrer dans ses bras. Lamiel se laissa embrasser fort paisiblement par le jeune homme, qui déjà concevait de grandes espérances, quand Lamiel le repoussa avec force ; et, comme il revenait, elle le menaça du poing et se mit à courir. L’ivrogne ne put la suivre.

— Quoi n’est-ce que ça ? se dit-elle. Il a la peau douce, il n’a pas la barbe dure comme mon oncle, dont les baisers m’écorchent. Mais le lendemain sa curiosité reprit le raisonnement sur le peu de plaisir qu’il y a à être embrassée par un jeune homme. Il faut qu’il y ait plus que je n’ai senti ; autrement les prêtres ne reviendraient pas si souvent à défendre ces péchés.

Le magister Hautemare avait une espèce de prévôt pour répéter les leçons, nommé Jean Berville, grand nigaud de vingt ans, fort blond. Les enfants eux-mêmes se moquaient de sa petite tête ronde et finoise perchée au haut de ce grand corps. Jean Berville tremblait devant Lamiel. Un jour de fête, elle lui dit après dîner :

— Les autres vont danser, sors tout seul, et va m’attendre à la croisée des chemins, à un quart de lieue du village, auprès de la grande croix ; j’irai te rejoindre dans un quart d’heure.

Jean Berville se mit en marche et s’assit au pied de la croix, sans se douter de rien.

Lamiel arriva.

— Mène-moi me promener au bois, lui dit-elle.

Le curé défendait surtout aux jeunes filles d’aller se promener au bois. Quand elle fut dans le bois et dans un lieu fort caché, entouré de grands arbres et derrière une sorte de haie, elle dit à Jean :

— Embrasse-moi, serre-moi dans tes bras.

Jean l’embrassa et devint fort rouge.

Lamiel ne savait que lui dire ; elle resta là à penser un quart d’heure en silence, puis dit à Jean :

— Allons-nous-en ; toi, va-t-en jusqu’à Charnay, à une lieue de là, et ne dis à personne que je t’ai mené au bois.

Jean, fort rouge, obéit ; mais le lendemain, de retour à l’école Jean la regardait beaucoup. Huit jours après, était le premier lundi du mois. Lamiel allait toujours se confesser ce jour-là. Elle raconta au saint prêtre sa promenade dans le bois ; elle n’avait garde de rien lui cacher, dévorée qu’elle était par la curiosité.

L’honnête curé fit une scène épouvantable, mais n’ajouta rien ou presque rien à ses connaissances. Trois jours après, Jean Berville fut renvoyé par Hautemare, qui se mit à épier sa nièce Lamiel. Un mot dit par M. Hautemare et surpris par Lamiel lui fit soupçonner qu’elle était pour quelque chose dans la disgrâce de Jean. Elle le chercha, le trouva huit jours après qui conduisait les charrettes d’un voisin, courut après et lui donna deux napoléons. Tout étonné, Jean regarda au loin, il n’y avait personne sur la grande route ; il embrassa Lamiel et la blessa avec sa barbe ; elle le repoussa vivement mais cependant résolut de savoir à quoi s’en tenir sur l’amour.

— Viens demain sur les six heures dans le bois où nous avons été l’autre dimanche, je m’y rendrai.

Jean se mit à se gratter l’oreille :

— C’est que, lui dit-il après bien des ricanements et des mademoiselle est trop bonne, c’est que, dit enfin Jean Berville, mon travail ne sera pas achevé demain. C’est un marché qui doit me rapporter mieux de six francs par jour, et demain je ne ramènerai la charrette de Méry qu’à huit heures du soir.

— Quand seras-tu libre ?

— Mardi. Mais non, il y aura peut-être encore quelque chose à faire, et mon maître ne me mettra mon argent en main que quand tout sera parachevé. Mercredi sera le plus sûr pour ne pas nuire à mes petites affaires.

— Très bien ; je te donnerai dix francs, viens dans les bois mercredi sans manquer, à six heures du soir.

— Oh ! pour les dix francs, si mademoiselle le veut, j’irai bien demain mardi, à six heures précises.

— Eh bien ! demain soir, dit Lamiel impatientée de l’avarice de l’animal.

Le lendemain, elle trouva Jean dans le bois, il avait ses habits des dimanches.

— Embrasse-moi, lui dit-elle.

Il l’embrassa, Lamiel remarqua que, suivant l’ordre qu’elle lui en avait donné, il venait de se faire faire la barbe ; elle le lui dit.

— Oh ! c’est trop juste, reprit-il vivement, mademoiselle est la maîtresse ; elle paye bien et elle est si jolie !

— Sans doute, je veux être ta maîtresse.

— Ah ! c’est différent, dit Jean d’un air affairé ; et alors sans transport, sans amour, le jeune Normand fit de Lamiel sa maîtresse.

— Il n’y a rien autre ? dit Lamiel.

— Non pas, répondit Jean.

— As-tu eu déjà beaucoup de maîtresses ?

— J’en ai eu trois.

— Et il n’y a rien autre ?

— Non pas que je sache ; mademoiselle veut-elle que je revienne ?

Je te le dirai d’ici à un mois ; mais pas de bavardages, ne parle de moi à personne.

— Oh ! pas si bête, s’écria Jean Berville. Son œil brilla pour la première fois.

— Quoi ! l’amour ce n’est que ça ? se disait Lamiel étonnée ; il vaut bien la peine de le tant défendre. Mais je trompe ce pauvre Jean : pour être à même de se retrouver ici, il refusera peut-être du bon ouvrage. Elle le rappela et lui donna encore cinq francs. Il lui fit des remerciements passionnés.

Lamiel s’assit et le regarda s’en aller (elle essuya le sang et songea à peine à la douleur.)

Puis elle éclata de rire en se répétant :

— Comment, ce fameux amour, ce n’est que ça !

Comme elle s’en revenait pensive et moqueuse, elle aperçut un joli jeune homme fort bien mis qui s’avançait de son côté sur la grande route. Ce jeune homme, qui paraissait avoir la vue courte, arrêtait presque son cheval pour pouvoir regarder Lamiel plus à l’aise avec son lorgnon. Quand il ne fut plus qu’à trente pas, il fit un mouvement de joie, appela son domestique, lui remit son cheval, et ce domestique s’éloigna au grand trot.

Le jeune Fédor de Miossens, car c’était lui, arrangea ses cheveux et s’avança vers Lamiel d’un air d’assurance.

— Décidément c’est à moi qu’il en veut, se dit celle-ci.

Quand il fut tout près d’elle :

— Il est timide au fond et veut se donner l’air hardi.

Cette remarque, qui sauta aux yeux de notre héroïne, la rassura beaucoup ; en le voyant venir avec sa démarche à mouvements brusques et de haute fatuité, elle se disait :

— Le chemin est bien solitaire.

Dès le lendemain de l’arrivée du jeune duc, Duval, son valet de chambre favori, lui avait appris qu’à cause de sa prochaine arrivée on s’était cru obligé d’éloigner bien vite une jeune grisette de seize ans, charmante de tous points, favorite de sa mère, qui savait l’anglais, etc.

— Tant pis ! avait dit le jeune duc.

— Comment tant pis, tout court ? reprit Duval de l’air d’assurance d’un homme qui mène son maître ; c’est du bon bien que l’on vole à M. le duc ; il se doit d’attaquer cette jeunesse, on donne à cela quelques livres et une belle chambre, dans le village, où M. le duc va le soir, chez elle, brûler des cigares.

— Ce serait presque aussi ennuyeux que chez ma mère, dit le duc en bâillant.

Duval, voyant que la description de ce bonheur faisait peu d’impression, ajouta :

— Si quelqu’un des amis de M. le duc vient le voir à son château, M. le duc aura quelque chose à lui montrer, le soir.

Cette raison fit impression, et l’éloquence de Duval, qui eut soin, matin et soir, de parler de Lamiel, prépara à se laisser conduire le jeune homme qui tremblait à l’idée de faire quelque démarche ridicule qui pourrait faire anecdote contre lui. Mais enfin l’ennui était excessif au château de Miossens ; l’abbé Clément avait trop d’esprit pour hasarder des idées devant un jeune fat arrivant de Paris, et qui savait qu’il était neveu d’une femme de chambre de sa mère.

Fédor finit donc par se rendre, mais à contre-cœur, aux exhortations de son tyran Duval. Depuis trois ou quatre ans, il s’était réellement beaucoup occupé de géométrie et de chimie, et avait conservé toutes les idées de seize ans sur le ton de facilité et d’aisance avec lequel un homme de naissance devait aborder une grisette, même sût-elle l’anglais. C’étaient ces idées qui faisaient obstacle réel, et il n’osait les avouer à Duval. La parfaite effronterie de cet homme le choquait au fond ; il était timide devant le ridicule. Le jeune duc avait de la noblesse dans l’âme ; il était loin de voir que les cinq ou six louis à gagner sur l’ameublement du petit appartement à offrir à Lamiel étaient le seul mobile qui faisait agir son valet de chambre. Plus Fédor était timide, plus la flatterie de Duval lui était agréable ; Duval ne pouvait le déterminer à agir qu’en poussant la forme de la flatterie jusqu’à l’excès.

Par exemple, il le flatta horriblement Je jour où il le détermina à parler à Lamiel. Fédor se hâta de sauter à bas de son cheval aussitôt qu’il l’aperçut, et s’approcha d’elle en faisant beaucoup de gestes.

— Voici, mademoiselle, un étui de bois garni de pointes d’acier d’un effet charmant. Vous l’avez oublié en quittant le château de ma mère, qui vous aime beaucoup et m’a chargé de vous le rendre à la première fois que je vous rencontrerais. Savez-vous bien qu’il y a plus d’un mois que je vous cherche ? Quoique ne vous ayant jamais vue, je vous ai reconnue d’abord à votre air distingué, etc., etc.

Les yeux de Lamiel étaient superbes d’esprit et de clairvoyance tandis que renfermée dans une immobilité parfaite, elle observait du haut de son caractère ce jeune homme si élégant qui se fatiguait à faire de petits gestes saccadés, comme un jeune premier de vaudeville.

— Au fait, il ne dit rien de joli, pensait Lamiel ; il ne vaut guère mieux que cet imbécile de Jean Berville que je quitte. Ouelle différence avec l’abbé Clément ! Comme celui-ci eût été gentil en me rapportant mon étui !

Enfin, au bout d’un quart d’heure qui parut bien long à la jeune fille, le duc trouva un compliment bien tourné et naturel. Lamiel sourit, et aussitôt Fédor devint charmant ; le temps cessa de lui paraître horriblement long, ainsi qu’à Lamiel. Encouragé par ce petit succès qu’il sentit avec délices, le duc devint charmant, car il avait infiniment d’esprit ; la nature avait seulement oublié de lui donner la force de vouloir. On avait tant et si souvent accablé de conseils ce pauvre jeune homme sur les mille gaucheries que l’on commet à seize ans quand on est obligé à parler dans un salon comme un homme du monde, que, au moindre mouvement à faire, au moindre mot à dire, il était stupéfié par le souvenir de trois ou quatre règles contradictoires et auxquelles il ne fallait pas manquer. C’est le même embarras qui rend nos artistes si plats. Le mot agréable qu’il trouva en voulant séduire Lamiel lui donna de l’audace ; il oublia les règles et il fut gentil. Il était difficile d’être plus joli.

— J’aurais bien dû, se dit Lamiel, renvoyer mon Jean, et apprendre de cet être-là ce que c’est que l’amour ; mais peut-être bien qu’il ne le sait pas lui-même.

Mais bientôt, à force d’aisance, le duc arriva au point d’être ou de paraître trop à son aise.

— Adieu, monsieur, lui dit à l’instant Lamiel ; je vous défends de me suivre.

Fédor resta debout sur la route comme changé en statue. Ce trait si imprévu fixa à jamais dans son cœur le souvenir de Lamiel.

Heureusement, en arrivant au château, il osa l’avouer à Duval.

— Il faut laisser passer huit jours sans parler à cette mijaurée ; du moins, ajouta Duval en voyant qu’il allait déplaire, c’est ce que ferait un jeune homme du commun des maintiens ; mais les gens de votre naissance, monsieur le duc, consultent avant tout leur bon plaisir. L’héritier d’un des plus nobles titres de France et d’une des plus grandes fortunes n’est point soumis aux règles ordinaires.

Le jeune duc retint jusqu’à une heure du matin un homme qui parlait avec tant d’élégance.

Le lendemain, il plut, ce qui désespéra Fédor ; il passa son temps à rêver à Lamiel ; il ne pouvait pas aller courir les grands chemins avec quelque espoir de la rencontrer. Il prit une voiture et passa deux fois devant la porte des Hautemare. Le second jour, il attendit l’heure de la promenade avec toute l’impatience d’un amoureux, et, dans le fait, cet amour, créé par Duval, l’avait déjà délivré d’une partie de son ennui. Duval lui avait fourni cinq ou six façons d’aborder la jeune fille. Fédor oublia tout en l’apercevant à une demi-lieue devant lui sur le même chemin où il l’avait rencontrée la première fois. Il prit le galop, renvoya son cheval quand il fut à cent pas d’elle ; il l’aborda tout tremblant et tellement ému qu’il lui dit ce qu’il pensait.

— Vous m’avez renvoyé avant-hier, mademoiselle, et vous m’avez mis au désespoir. Que faut-il faire pour n’être pas renvoyé maintenant ?

— Ne plus me parler comme à une femme de chambre de Mme la duchesse ; je l’ai été à peu près, mais je ne le suis plus.

— Vous avez été lectrice, mais jamais femme de chambre, et ma mère avait fait de vous, mademoiselle, son amie. Je voudrais aussi être votre ami, mais à une condition : ce sera vous qui jouerez le rôle de la duchesse. Vous serez vraiment maîtresse dans toute l’étendue de ce mot.

Ce début plut à Lamiel ; son orgueil aimait la timidité du jeune duc, mais l’inconvénient de cette sensation, c’est qu’elle entraînait un alliage trop considérable de mépris.

— Adieu, monsieur, lui dit-elle au bout d’un quart d’heure. Je ne veux pas vous voir demain. Et comme le duc hésitait à se retirer :

— Si vous ne vous retirez pas à l’instant, je ne vous reverrai de huit jours, ajouta-t-elle d’un air impérieux.

Le duc prit la fuite. Cette fuite amusa infiniment Lamiel ; elle avait ouï parler mille fois au château du respect avec lequel tout le monde traitait un fils unique, héritier d’un si grand nom ; elle trouva plaisant de prendre le rôle contraire.

La connaissance continua, mais sur ce ton ; Lamiel était maîtresse non seulement absolue, mais capricieuse. Cependant, après quinze jours, elle multiplia les rendez-vous, parce qu’elle commençait à s’ennuyer les après-midi, quand elle n’avait pas un beau jeune homme à vexer. Lui était fou d’amour. Elle passait sa vie à inventer des tourments.

— Mettez-vous en noir demain pour venir me voir.

— J’obéirai, dit Fédor ; mais pourquoi ce costume si triste ?

Un de mes cousins vient de mourir ; il était marchand de fromage.

Elle fut amusée de l’effet que ce détail produisit sur le beau jeune homme.

— Si jamais ceci se sait, se disait-il, en regagnant tristement le château, je suis perdu de ridicule.

Il demanda à sa mère la permission de retourner à Paris. Probablement il n’eût pas eu le courage d’y rester, mais il fut refusé. « Enfin, se disait-il le lendemain en allant au rendez-vous qui, ce jour-là, était dans une cabane de sabotiers d’un bois voisin, que l’on nie encore les progrès du jacobinisme : me voici portant le deuil d’un marchand de fromage ! »

Lamiel, le voyant bien exactement en deuil, lui dit :

— Embrassez-moi.

Le pauvre enfant pleura de joie. Mais Lamiel n’éprouva d’autre bonheur que celui de commander. Elle lui permit de l’embrasser, parce que, ce jour-là, sa tante venait de lui faire une scène plus vive encore qu’à l’ordinaire sur ses fréquents rendez-vous avec le jeune duc, qui faisaient l’entretien du village. C’était en vain que Lamiel changeait tous les jours le lieu de ses rendez-vous. Depuis trois jours, sa curiosité trouvait un plaisir infini à se faire raconter par Fédor les moindres détails de sa vie de Paris ; c’est pour cela qu’elle n’écouta pas la voix de la prudence qui lui commandait de l’éloigner d’un mot aussitôt qu’elle le verrait.

Le jour baissait rapidement. Lamiel et son ami quittaient le bois pour revenir au village. Le duc racontait avec un naturel charmant et beaucoup d’esprit sa façon de remplir ses journées à Paris. Lamiel vit de loin son oncle Hautemare qui descendait d’une carriole louée, assez cher apparemment, pour l’épier. Cette vue l’impatienta.

— Vous avez toujours ce valet de chambre fidèle que vous appelez Duval ?

— Sans doute, dit Fédor en riant.

— Eh bien, envoyez-le à Paris chercher quelque chose que vous aurez oublié.

— Mais cela me dérange fort ; que ferai-je sans cet homme ?

— Vous pleurez comme un enfant qui a peur de sa bonne. Du reste, ne revenez me voir que quand Duval ne sera plus à Carville. Voici mon oncle qui court après moi et que je voudrais pouvoir renvoyer comme je vous renvoie. Adieu.

Lamiel essuya une scène fort longue et fort désagréable de la part de son oncle. La scène recommença quand elle rentra à la maison. La dame Hautemare avait la parole et la tint longuement. L’ennui paralysait tous les sentiments chez Lamiel ; elle se fût jetée dans la Seine sans balancer pour sauver son oncle ou sa bonne tante qui seraient tombés dans les flots ; mais quand, à cette jeune fille qui s’ennuyait tant avec eux, ils vinrent à parler de leurs cheveux blancs qui seraient déshonorés par sa conduite, elle ne vit que l’ennui de leur conversation.

Ils savent que leur nièce parle à Fédor. Leur nièce ira loger avec Fédor… malgré cette idée qui devint bien vite une résolution, le bon vieillard Hautemare, ayant eu recours aux phrases du plus grand pathétique, lui demanda sa parole qu’elle ne sortirait pas le lendemain après dîner. Lamiel ne sut sérieusement comment la refuser, et sa religion à elle, c’était l’honneur ; une fois sa parole donnée, elle ne pouvait y manquer. Son absence, dans tous les lieux ordinaires de rendez-vous, mit le duc au désespoir. Après toute une nuit d’incertitude, il avait sacrifié son maître à sa maîtresse. L’essentiel, aux yeux du jeune duc, c’était que Duval ne devinât pas sa disgrâce ; en conséquence, il l’accabla de caresses, et le chargea de lui rendre compte de la vie que menait le vicomte D…, son ami intime ; car le duc voulut bien confier à Duval qu’il était question pour lui d’obtenir la main de Mlle Ballard, fille d’un riche marchand de peaux, et que le vicomte, lui apprenait la lettre d’un ami commun, passait pour courir la même fortune.

On eût dit que, pendant cette semaine, les cataractes du ciel s’amassaient sur la Normandie ; il plut à verse pendant trois jours, et l’ennui de ce temps, qui ne passait pas sans un accompagnement de réprimandes dans la maison Hautemare, étouffa tout à fait le peu de pitié pour l’isolement futur des deux vieillards qui avait pénétré dans le cœur peu sensible de notre héroïne.

Le quatrième jour, il pleuvait encore, mais un peu moins ; et Lamiel, en gros sabots et bonnet de coton sur la tête, et vêtue d’un morceau carré de toile cirée au milieu duquel il y avait un trou pour passer la tête, se rendit à tout hasard à la cabane des sabotiers, au milieu du bois de haute futaie. Au bout d’une heure, elle y vit arriver le duc, mouillé autant qu’on puisse l’être ; mais elle remarqua qu’il n avait pris soin que de son cheval et non de lui-même. Ce cheval venait de faire trois ou quatre lieues fort vite dans les environs de Carville.

— Je viens de revoir tous nos anciens rendez-vous, dit le duc, qui n’avait pas l’air très amoureux et passionné. Épervier n’en peut plus ; vous n’avez pas d’idée des boues de ce pays.

— Oh que si ! une paysanne comme moi connaît bien ça… J’aime Épervier parce qu’il vous rend ridicule ; dans ce moment, vous l’aimez plus cent fois que celle que vous appelez pompeusement votre maîtresse. Cela ne me fait aucune peine, mais cela est ridicule pour vous.

Ce mot, qui semblait un mot de figure, était parfaitement vrai. Jadis Lamiel avait été au moment d’aimer et de devenir amoureuse de l’abbé Clément. Quant au duc, elle le regardait par curiosité et pour son instruction. « Voilà donc, se disait-elle, ce que Mme la duchesse appelle un homme de bonne compagnie ? Je crois que, s’il fallait choisir, j’aimerais encore mieux cet imbécile de Jean Berville qui m’aimait pour cinq francs. Voyons la mine que celui-ci va faire à mes propositions. Il n’a plus son Duval, dont l’adresse et l’effronterie ont réduit sa peine à un sacrifice d’argent. Comment diable ce beau garçon va-t-il s’y prendre ? Peut-être qu’il ne s’y prendra pas du tout ; il aura peur et me serrera dans ses bras comme un fusil de pacotille. Voyons.

— Mon beau petit Fédor, ce pauvre Épervier (cheval pur sang qui a disputé un prix aux courses de Chantilly, où les paysans avaient l’esprit de vous faire payer un poulet deux louis) est bien mouillé et vous n’avez pas de couverture, il peut prendre froid ; je vous conseille de quitter votre habit et de le jeter sur son dos. Au lieu de parler avec moi, vous devriez promener Épervier dans le bois.

Fédor ne pouvait répondre tant il était inquiet pour son cheval, tant Lamiel avait raison !

— Ce n’est pas tout, continua-t-elle ; il va bien vous arriver une pire chose : le bonheur vous tombe sur le dos.

— Comment ? dit Fédor tout ahuri.

— Je vais m’enfuir avec vous, et nous irons habiter ensemble le même appartement à Rouen, le même appartement, entendez-vous ?

Le duc restait immobile et glacé par l’étonnement : Lamiel sourit, amusée, puis continua :

— Comme l’amour pour une paysanne peut vous déshonorer, j’ai cherché à tenir dans mes mains cet amour prétendu, ou, pour mieux dire, je veux vous faire convenir que vous n’avez pas un cœur assez robuste pour sentir l’amour.

Il était si plaisant, que Lamiel lui dit pour la seconde fois depuis qu’ils se connaissaient :

— Embrassez-moi, et avec transport, mais sans faire tomber mon bonnet de coton. (Il faut savoir que rien n’est plus hideux et plus ridicule que le bonnet de coton en forme phrygienne, porté par les jeunes femmes de Caen et de Bayeux.)

— Vous avez raison, dit le duc en riant.

Il lui ôta son bonnet, lui mit sa casquette de chasse et l’embrassa avec un transport qui eut pour Lamiel tout le charme de l’imprévu. Le sarcasme disparut de ses beaux yeux.

— Si tu étais toujours comme ça, je t’aimerais. Si le marché que je vous propose vous convient, vous vous procurerez un passeport pour moi, car je crains les gendarmes. (Ce sentiment est comme inné dans les pays qui ont eu des Chouans vers 1795.) Vous prendrez de l’argent, vous demanderez permission à Mme la duchesse, vous louerez un appartement bien joli à Rouen, et nous vivrons ensemble, qui sait ? quinze jours au moins, jusqu’à ce que vous me sembliez ennuyeux.

Le jeune duc était transporté de la plus vive joie ; il voulut l’embrasser de nouveau.

— Non pas, lui dit-elle, vous ne m’embrasserez jamais que quand je vous l’ordonnerai. Mes parents m’ennuient avec des sermons infinis, et c’est pour me moquer d’eux que je me donne à vous. Je ne vous aime pas ; vous n’avez pas l’air vrai et naturel ; vous avez toujours l’air de jouer une comédie. Connaissez-vous l’abbé Clément, ce pauvre jeune homme qui n’a qu’un seul habit noir et bien râpé ?

— Et que voulez-vous faire de ce pauvre Clément ? dit le duc en riant avec hauteur.

— Celui-là a l’air de penser ce qu’il dit et au moment où il le dit. S’il était riche et qu’il eût un Épervier, c’est à lui que je m’adresserais.

— Mais vous me faites là une déclaration de haine et non d’amour.

— Eh bien, n’allons point à Rouen : ne faites rien de ce que je vous ordonne. Moi, je ne mens jamais ; jamais je n’exagère.

— Mon amour est si ardent qu’il finira par échauffer cette statue si belle, lui dit Fédor avec un sourire. La grande difficulté, c’est le passeport !… Ah ! que n’ai-je Duval !

— J’ai voulu voir ce que vous seriez sans Duval.

— Quoi ! vous seriez machiavélique à ce point ?

(Ici grandes explications du mot machiavélique que Lamiel ne comprenait point. La fonction d’explicateur des mots était l’une de celles auxquelles Lamiel aimait le mieux employer le jeune duc, il était clair, logique, il s’en tirait à ravir et Lamiel lui laissait voir toute son admiration avec la même clarté qu’elle lui montrait tous ses autres sentiments.)

Peu à peu, Fédor comprenait son bonheur ; il insista même beaucoup pour que Lamiel se persuadât un instant qu’elle était déjà arrivée à Rouen ; mais il ne put et ne parvint qu’à se faire renvoyer une demi-heure avant le coucher du soleil. Puis Lamiel le rappela ; le bois était si rempli d’eau qu’elle voulut monter en croupe jusqu’à la grande route. La sentir si près de lui fut trop fort pour la raison de Fédor ; il était ivre d’amour et tremblait au point de pouvoir à peine tenir la bride de son cheval.

— Eh bien, retourne-toi, lui dit Lamiel, et embrasse-moi tant que tu voudras.

Ivre de bonheur, Fédor eut un éclair de caractère : au lieu de revenir au château, il alla directement chercher un garde-chasse dans ses forêts, qui habitait à plus de deux lieues, ancien soldat ; il lui donna quelques napoléons et lui demanda un passeport de femme.

Lairel réfléchit beaucoup ; cet homme avait beaucoup de caractère, de force de volonté et peu d’esprit ; il n’inventait pas. Le duc fut obligé, pour la première fois de sa vie, de penser et d’inventer. Il eut bientôt trouvé un moyen.

— Vous avez une nièce, demandez un passeport pour elle ; elle a fait un héritage à Forges, plus loin que Rouen ; mais elle doit parler à un procureur de Rouen et ensuite à un parent cohéritier qui habite Dieppe. Peut-être devra-t-elle aller à Paris. Donc, mon cher Lairel, passeport pour Rouen, Dieppe et Paris. Vous me remettrez le passeport ; trois jours après, vous déclarez au maire qu’elle a égaré le passeport. Qu’on lui donne ou non un nouveau passeport, elle se dégoûte de ce voyage, car un passeport perdu est un mauvais augure, et elle reste. Je vous ferai écrire de Rouen une lettre qui parlera de l’héritage et dira qu’il n’est plus besoin du voyage.

— Je vais faire tout ça de point en point, dit Lairel : mais l’honneur ! Le nom de ma pauvre nièce va être porté par quelque demoiselle que monsieur le duc fait venir de Paris.

— Vous avez peut-être raison, mais changez un peu l’orthographe du nom de votre nièce. Comment s’appelle-t-elle ?

— Jeanne Verta Laviele, âgée de dix-neuf ans.

Le duc arracha une page du registre du garde-chasse et écrivit : Jeanne-Gerta Leviail.

— Tâchez d’avoir un passeport sous ce nom-là.

— Il n’est que neuf heures, le maire est au cabaret : je vais lui tirer cette carotte. S’il ne va pas consulter le curé, la bête est à nous.

Le même soir, à onze heures trois quarts, le garde-chasse vint au château, malgré un temps horrible, et remit au jeune duc un passeport avec un nom ainsi écrit : Geanne Gertait Leviail. C’est moi qui ai écrit : j’aurais écrit tout ce que j’aurais voulu.

Le duc lui donna pour étrenne autant de napoléons que Lairel espérait de francs.

À huit heures, il alla passer devant la porte de Hautemare et se mit près de la portière, le passeport à la main ; Lamiel le remarqua fort bien.

— Il n’est pourtant pas si gauche, se dit-elle ; mais peut-être que Duval est de retour au château ! Puis, bien contre son attente, elle eut pitié des deux pauvres vieillards qu’elle allait abandonner. Elle leur écrivit une fort longue lettre, assez bien faite. Elle commençait par faire don à sa tante de toutes ses belles robes, puis elle promit qu’elle reviendrait dans deux mois et sans avoir manqué à ses devoirs. Enfin, elle conseillait à ses excellents parents de dire qu’elle était partie de leur consentement pour aller soigner une vieille tante malade, près d’Orléans, dans leur pays. Elle rappelait l’invitation de cette tante Victoire Poitevin, riche de 60 louis.