Lamothe Le Vayer/T5/P1/De la vertu de payens/p1/Avant-propos

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Œuvres (1756)
Michel Groell (Tome 5, Partie 1p. 1-16).


DE LA VERTU


DES


PAYENS


PREMIERE PARTIE.


avant-propos



amais perſonne raiſonnable n'a douté que, la Vertu ne meritât d'être honorée. On revère le Ciel, d'où elle est sortie en la reſpectant. Et c'eſt uſer d'une espece de culte envers Dieu, dont elle eſt l'image, que de la rendre illuſtre, & glorieuſe. Platon a ſoutenu ſur cette conſidération[1], que l'eſtime qu'on fait ici bas des hommes vertueux, donne là haut à Jupiter le plus grand contentement qu'il y recoive ; comme il n'y a rien qui lui déplaise davantage, que s'il arrive qu'on défère aux vicieux un honneur qu’ils ne méritent pas. Mais l’importance eſt de reconnoître les premiers, de définir cette Vertu, & de la faire tellement remarquer, qu’on ne lui puiſſe plus refuſer ce qui lui eſt dû par de ſi fortes raiſons. Car nous ſavons, que ce qui eſt Vertu en un lieu, paſſe ailleurs aſſez ſouvent pour un vice. Il y en a qui ne la prennent que pour un pur terme de College, comme ſi elle n’avoit rien de ſolide que le ſeul divertiſſement, qu’elle y donne dans toutes ces conteſtations, dont elle fournit la matière.[2] Et les derniers propos de Brutus aux champs Philippiques furent ceux mêmes qu’Hercule avoit tenus autrefois, ſe repentant de l’avoir cultivée comme une chose réelle & véritablement ſubſiſtante, puiſqu’elle n’avoit rien qu’un nom vain, capable ſeulement de nous cauſer quelques illusions d’eſprit. On peut bien juger là deſſus, qu’il n’eſt pas plus facile de diſerner ceux, qui doivent être nommés vertueux. Et nos Ecoles Chrétiennes mêmes ne ſont pas ſi réglées ſur ce sujet, qu’il ſe ſoit trouvé des Docteurs, qui ont réfuté cette qualité à ceux qui ſembloient l’avoir acquiſe par le conſentement de pluſieurs ſiécles, & par les ſuffrages de toute l’antiquité. Grégoire de Rimini[3] eſt l’un des principaux Auteurs, qu’on allegue ſur cela, & il a été ſuivi de quelques autres qui maintiennent qu’aucun Infidele ne doit être appellé vertueux, parce que ſon infidelité l’empêche de pouvoir produire des actions moralement bonnes & vertueuses. Ainſi tant de grands hommes Grecs, Romains, & autres, qui ont été recommandés de Prudence, de Juſtice, de Force, ou de Temperance, n’ont jamais poſſedé les vertus qui leur ſont données. Et tous ces glorieux attributs, qu’on joint aux beaux noms de Caton, & de Socrate, de César, & d’Alexandre, n’ont été que de faux titres qu’ils ne pouvoient mériter, puisque, comme Païens & Infideles, il étoit impoſſible qu’ils fuſſent vertueux.

Je ne prétens pas m’engager dans tant de questions & de disputes la plupart inutiles, vû que chacune seroit capable de m’arrêter toute ſeule fort longtems. Il me suffira de remarquer à l'égard de la derniere, que comme Gregoire de Rimini confeſſe qu'il soûtenoit, il y a trois cens ans, une opinion contraire à la commune de l’Ecole[4], elle n’a pas aujourd’hui un plus grand nombre de sectateurs, & qu’apres St. Thomas, la meilleure partie des Docteurs n’exclud pas les Infideles de la pratique de beaucoup de vertus. La raiſon de cette doctrine eſt, que tout le bien de la nature ne ſe trouve pas corrompu par l’infidelité, ni la lumiere de l’entendement si abſolument offuſquée, qu’un Païen ne puiſſe encore reconnoître ce qui eſt vrai, & ſe porter au bien enſuite. C’eſt pourquoi comme les Fideles ne ſe laiſſent pas d’être aſſez ſouvent vicieux, il n’eſt pas impoſſible non plus, qu’un Infidele ne puiſſe exercer quelques vertus, quoiqu’elles ne ſoient pas accompagnées du mérite, que donne la grace qui vient de la Foi. Auſſi n’y a-t-il eu aucun des Peres de l’Eglise qui ait fait difficulté de parler, quand l’occaſion s’en eſt présentée, de la prudence d’Ulyſſe, de la force d’Achille, de la justice d’Aristide, ou de la temperance de Scipion. Que s’ils ont dit quelquefois, que hors le Christianiſme il n’y a point de véritables Vertus, & ſi Saint Auguſtin & Saint Thomas ont nommé celles des Païens de fauſſes Vertus[5], ça été eu égard à la félicité éternelle, où elles n’étoient pas capable de les conduire toutes ſeules. Les Peres ont encore ſouvent parlé ainſi, faiſant comparaison des vertus morales ou intellectuelles des Idôlâtres, aux vertus infuſes des Chrétiens, que Dieu inſpire avec la grace surnaturelle, & auprès deſquelles les premieres paroiſſent imparfaites & comme de mauvais aloi. Et néanmoins parce qu’il ſe trouve des perſonnes prévenues de cette penſée, que dans la doctrine de Saint Augustin, les vertus des infidèles ne ſont que des vices, & leur meilleures actions que de véritables péchés ; ce qui jette du ſcrupule dans leur conſcience, comme s’il y avoit du haſard à livrer l’opinion contraire ; je crois néceſſaire de rapporter ici quelques passages de ce grand Prélat, capables de déſabuſer ceux qui le font être de ce ſentiment. Nous tirerons avec facilité de ces paſſages l’explication qu’on doit donner à d’autres textes du même Auteur qui paroiſſent d’abord fort differens. Et il ſera aisé de faire voir enſuite par l’autorité de tous les Peres de l’Eglise, & de presque tous les Docteurs, qui ont précedé, ou qui ont été depuis St. Augustin, de quelle façon il doit être toujours interpreté, lorsqu’il traite de cette matiere.

Je ne ſaurois commencer par un plus notable endroit qu’est celui du cinquième livre de la Cité de Dieu, où nous liſons dans le quinziéme chapitre[6], que les Romains reçurent ce vaſte Empire, qui les a rendus ſi célébres dans le monde, en recompenſe des vertus excellentes qu’ils exerçoient pour y parvenir. Car comme argumente fort bien le Cardinal Bellarmin là-deſſus[7], s’il étoit vrai que les Vertus des Païens ne fuſſent que des vices dans la doctrine de Saint Auguſtin, il s’ensuivroit que ſelon cette doctrine, Dieu auroit recompenſé le vice, qui eſt une abſurdité tres impie. Certes, quiconque examinera encore le douzième chapitre du même livre ne doutera jamais, que les Vertus de Céſar, & ſurtout celles de Caton, n’y ſoient repréſentées, comme des vertus morales, & non pas comme des vices, encore qu’elles ſoient inférieures de beaucoup à nos vertus Chrétiennes, & que comparées les unes aux autres, il ſemble, comme nous venons de dire, qu’il n’y ait que les dernieres de véritables. C’eſt ce que Saint Auguſtin a voulu entendre par ce peu de mots : Sed cum illa memoria duo Romani essent Virtute magni, Cæſar, & Cato, longe virtus Catonis veritati videtur propinquior fuiſſe, quam Cæſaris. Il n’eût pas parlé de la ſorte du vice, qu’on ne conſidère jamais comme voiſin de cette vérité, parce que lui étant ſi contraire, il s’en trouve toujours plus éloigné que la terre ne l’eſt du Ciel. Mais d’autant qu’à le prendre moralement, & ſelon les termes de l’Ecole, la vertu, reçoit le plus & le moins ; il dit que celle de Caton approcha le plus pres de la vérité, ou qu’elle fut plus agréable à Dieu, qui eſt l’éternelle Vérité, que celle de Céſar. Voici d’autres paroles du même lieu fort conſidérables : Paucorum igitur virtus ad gloriam, honorem, imperium, vera via, id eſt ; virtute ipſa nitentium ; etiam a Catone laudata eſt. Remarquons y, qu’il n’eſt pas vrai, que tout deſir de gloire & d’honneur ſoit un vice, comme le prétendent ceux, qui ſont de l’avis, que nous refutons ; n’y aiant que l’ambition démesurée, qui ſoit condamnanble, & non pas le deſir reglé d’une honnête gloire. Obſervons y encore la fauſſeté de cette autre maxime qu’ils defendent, que c’eſt un crime de ſuivre la vertu, à cauſe d’elle-même. Sans doute qu’ils n’ont pas conſidéré, que dans Saint Auguſtin la vertu n’est rien autre choſe que l’amour de Dieu. D’où l’on peut conclure, que suivre la vertu pour l’amour d’elle même, c’eſt la ſuivre pour l’amour de Dieu ; & par conſéquent que leur maxime paroit un blaſpheme.

Au moins, il eſt sûr[8], qu’ils portent ici en Sophistes la doctrine de Saint Auguſtin à une telle extrémité, que Suarez, & beaucoup d’autres ont été contraints de dire, qu’ils la tenoient inviolable, priſe de la façon ; parce que de nommer la vertu recherchée pour l’amour d’elle-même, un vice, c’eſt former des paradoxes du tout contraires à l’intention de Saint Augustin, & ſans mentir plus étranges qu’on n’en a jamais attribué au Portique de Zenon. En effet, fort peu de Païens ont embraſſé cette belle vertu par une vaine gloire toute pure, mais presque toujours, croians que l’honnêteté s’y trouvoit conjointe, & que celle-ci étoit agréable à Dieu, qui devenoit par conſequent la derniere fin de leurs actions, encore qu’elles euſſent d’autres fins moiennes & subordonnées à celle-là. Mais nôtre deſſein ne nous obligeant pas à nous arrêter davantage ſur ce point, paſſons à d’autres textes de Saint Augustin, que nous ne trouverons pas moins formels que ces premiers.

Dans ſon livre de l’Eſprit & de la Lettre[9], il reconnoit que les Impies & les Infideles ont fait des œuvres, quoique rarement, qu’il ſeroit bien faché de blâmer, parce qu’elles méritent au contraire d’être louées. Qui eſt-ce, je vous prie, qui a jamais ouï parler de louer le vice ? & qui peut nier, que la rareté ne témoigne l’existence ? Il nomme ailleurs la continence de Polemon[10], que Xenocrate retira de la débauche, un don de Dieu. Il priſe en beaucoup de lieux les aumônes du Centurion Cornélius faites avant qu’il eût reçu la Foi. Son livre de la Patience nous apprend que celle même d'un Schiſmatique eſt digne de louange, lorſqu'il ſouffre la mort plutôt que de nier Jeſus Chriſt. Et ce qu'il dit de la bonté d'Aſſuerus[11] eſt encore fort précis, pour donner à connoïtre, que la penſée de ce grand Docteur n'a jamais été de priver de toute vertus les Ethniques, ni d'obliger à tenir leurs meilleures actions pour autant de pèchés. Joignons à cela ce que nous obſerverons plus particulierement ci-après en examinant la Philoſophie de Platon, d'Ariſtote, & de Seneque, ſavoir que le même St. Auguſtin a ſouvent exalté les mœurs exemplaires de celui-ci, nommé le ſecond un homme de bien, & crû au jugement de Toſtat, que le premier étoit ſauvé. En vérité, ce ſont des témoignages plus que ſuffiſans pour la preuve de ce que nous diſons, ſans qu'il ſoit beſoin de nous amuſer à une infinité d'autres paſſages ſemblables, que nous pourrions ajoûter à ceux-ci.

Il ne faut pas s'arrêter non plus à la reponſe ridicule, que quelques-uns y ont voulu faire, prétendant que Saint Auguſtin n'a rien écrit de la ſorte, que comme Saint-Pelagien qu'il étoit avant la promotion à l'Evêché d'Hipponne. Car outre que la plûpart des livres d'où ſont tirés tous ces textes, nommément ceux de la Cité de Dieu, ont été compoſés par lui depuis qu’il fût Evêque, ſi cette ſolution étoit bonne pour toutes les œuvres où il la faudroit néceſſairement appliquer, que reſteroit-il d’entier dans Saint Auguſtin ? Pour moi je ne crois pas, qu’on puiſſe rien prononcer de plus préjudiciable à l’honneur de ſa doctrine, que ce qu’avancent en cela des hommes qui font néanmoins profeſſion d’être fort partiaux pour elle, & qui n’ont point de honte de dire nettement, que Toſtat, Bellarmin, Tolet, Vaſquez, Cornelius à Lapide, Suarez, Leſſius, Molina, avec le reſte des Scholaſtiques, ne l’ont jamais bien entendu comme eux. Je ſuis fort trompé, s’ils en ſont crûs à leur ſimple parole.

Pour bien juger de ce différent, il n’y a point de plus sûre méthode à tenir, que d’avoir recours au ſentiment des Peres, qui ont été devant ou après S. Auguſtin, & qui nous feront voir celui de l’Eglise Universelle.

Saint Jérôme dit fort clairement ſur le premier chapitre de l’Epître aux Galates, que pluſieurs ont pû faire des actions pleine de ſageſſe, & de ſainteté, encore qu’ils n’euſſent pas la Foi, ni la connoiſſance de l’Evangile de Jeſus Chriſt. Ainſi l’on ne peut nier, qu’ils n’aient ſouvent donné l’aumône aux néceſſiteux, reſpecté leurs parens, ſecouru leurs amis, & obei aux Puiſſances Souveraines, qui ſont toutes bonnes œuvres. Et il prouve la même doctrine, lorſqu’il examine le vingt-neuvième chapitre d’Ezechiel, où le Roi Nabuchodonosor, quoiqu’infidele, reçoit des recompenses temporelles de Dieu, pour des choſes qu’il avoit juſtement exécutées, par la voies des armes contre la ville de Tyr ; ce qui montre aſſez, qu’on ne peut pas dire, que les Ethniques ne puiſſent jamais rien faire de bien.

Saint Chryſoſtome en divers lieux de ſes Homelies[12], Saint Ambroiſe, Origene, Saint aſile, & Saint Juſtin, ont tous été auparavant de ce même avis, ſans faire difficulté de reconnoître les Infideles pour juſtes, patiens ou liſericordieux, ſelon les vertus qui les rendoient recommandables, encore qu’elles n’operaſſent rien au ſalut de leur ame.

Quant aux Peres, qui ont écrit depuis Saint Auguſtin, l’on ſait que Saint Proſper, Saint Gregoire le Grand, & Saint Thomas ont été conformes aux précedens, outre que tout le reste de ceux, que nous verrons tantôt avoir bien penſé de la félicité éternelle de quelques Païens, ne les ont pas crûs par conſequent incapables de faire de bonnes actions. Enfin il ſemble, que l’Egliſe ait déterminé ce que nous devons penſer là deſſus, quand la Bulle des Papes Pie Cinq, & Gregoire, Treize a condanné de certaines propoſitions d’un Michel Baſe, comme erronées, & hérétiques, dont la trente cinquiéme portoit, que toutes les œuvres des Païens n’étoient que des pechés, & les vertus de ces anciens Philoſophes que des vices[13]. Auſſi contient-elle l’opinion expreſſe de Luther, de Calvin, & de la plûpart des autres Hérétiques de ce tems[14].

Il n’y a donc point d’apparence d’en rendre auteur Saint Auguſtin par de mauvaiſes interprétations. Et quand il ſeroit certain, qu’il auroit enſeigné une ſi rigoureuſe doctrine contre toute ſorte de Païens ce que nous avons montré n’être pas véritable, nous ne devrions pas pour cela abandonner celle de tant de Saints Docteurs pour ſuivre la ſienne. Son texte n’a pas le privilège d’être Canonique, il s’eſt bien rétracté lui-même de beaucoup de propoſitions ; & comme perſonne ne defère plus à ce qu’il a écrit des Antipodes dans la Cité de Dieu, où il les prend pour une fable, on ſe peut bien departir ailleurs de ces ſentimens[15]. Dans une Epitre à Voluſianus[16], il ſuppoſe ſuivant l’erreur commune, que Pherécydes étoit Aſſyrien ; Et parce qu’on veut, que ce Philoſophe aie le premier enſeigné l’ Immortalité de l’Ame, il ſe joue des mots d’une des Eclogues de Virgile.

Assyrium vulgo naſetur amontum[17], attribuant le ſuccès de cette Prophetie à ce que la doctrine de l’Immortalité de l’Ame s’eſt enfin étendue de Syrie par tout le monde. La pointe ſeroit gentille, & digne de l’eſprit de Saint Auguſtin, ſi ſon fondement étoit véritable. Mais il eſt très conſtant au contraire, que la patrie de Pherecyde fut l’Isle de Syros l’une des Cyclades de la mer Egée ; & qu’il n’y a eu que l’équivoque du nom qui l’ait fait paſſer pour Syrien à Clément Alexandrin, à Euſèbe, & après eux à Saint Auguſtin. Nous remarquerons ci-après qu’il a été perſuadé de la vérité des lettres qui ſe voient de S. paul à Senèque. On veut qu’il n’ait point admis d’actions moiennes dans la Morale, & qui ne fuſſent bonnes ou mauvaiſes, contre ce qu’enſeigne l’Ecole, qui en reconnoît d’indifférentes. Et il y a beaucoup d’autres points, où elle n’a pas accoutumé non plus de le ſuivre. Pourquoi ne ſeroit-il pas permis d’être encore d’un avis contraire au sien ſur la queſtion prpoſée ? Un très grand nombre de paſſages du Vieil & du Nouveau Teſtament nous obligent à cela. les deux Sages femmes d’Egypte Sephora & Phua reçoivent la benediction de Dieu dans l’Exode, pour n’avoir pas fait mourir les enfans mâles des Hébreux, ſelon le commandement de Pharaon[18]. Daniel exhorte Nabuchodonosor à rachéter ſes pèchés par des aumônes, & par d’autres œuvres de pieté. Et St. Paul nous témoigne[19] que les Gentils, à qui la Loi des Juifs n’avoit point été communiquée, n’ont pas laissé quelquefois de faire naturellement ce qu’elle commandoit, d’autant que la lumiere naturelle qu’ils avoient, aidée de la Grace, leur tenoit lieu de Loi. Dirons-nous que Dieu ait récompenſé de méchantes actions ? Que Daniel ait porté un Roi à commettre des crimes ? Et que Saint Paul ait parlé trop à l’avantage des Infideles ? Tenons-nous plutôt à la créance commune de l’Eglise, qui porte, que comme l’entendement des Païens a pû comprendre ſans la Foi, & ſans la grace extraordinaire beaucoup de vérités naturelles, leur volonté s’eſt pû porter de même à pluſieurs actions louables & vertueuſes, quoique toutes leurs connoissances, & toutes leurs bonnes œuvres ne fuſſent pas ſuffiſantes au ſalut.

C’eſt ce que j’ai été obligé de dire touchant l’opinion de Saint Auguſtin, pour montrer, qu’elle ne nous doit pas empêcher de conſidérer quelques Païens comme vertueux, & de laiſſer la vertu dans toute ſon étendue, que je voudrois quant à moi amplifier plûtôt que reſtreindre.

Sans perdre le tems enſuite à refuter l’opinion de ceux, qui recognoiſſent aucune vertu, comme n’étant pas dignes de nôtre attention, nous ſupposerons pour bonnes toutes les definitions qu’on en donne, parce qu’elles reviennent quaſi à un même ſens, ſi elles ſont bien entendues, & que la diverſité qui s’y peut trouver,’importe pas à la ſuite de notre diſcours. Saint Auguſtin dit au quatrième livre de la Cité de Dieu[20], que la plûpart des Anciens ne definiſſoient point autrement la Vertu, que l’art de bien vivre ; & c’eſt vraiſemblablement ſelon ce ſentiment que Socrate nommoit les vertus des ſciences. Le même Saint Auguſtin propoſe ailleurs une autre definition de la Vertu[21], qui eſt plus étendue, & dont Saint Thomas s’eſt voulu ſervir, la nommant une bonne qualité, qui fait bien vivre celui qui la poſſede, de laquelle perſonne ne peut mal uſer, & que nous tenons de la main de Dieu. Ariſtote la fait paſſer pour une habitude, qui agit avec jugement, & qui conſiſte dans une médiocrité raiſonnable. D’autres, comme Ciceron, l’ont bommée une conſtante diſpoſition à bien faire, & à ſuivre la raison[22]. Or toutes ces différentes façons de concevoir la Vertu, diſent à peu près une même choſe, & ſont bien plus faciles que de l’appeler tantôt un nombre & tantôt une harmonie, comme faiſoit Pythagore ; ou de ſoutenir, qu’il n’y en a pour, qui ne ſoit un véritable animal, ſelon l’extravagance penſée des Stoïciens.

  1. In Minoë
  2. Virtutem verba putas, ut Lucum ligna
    Horat. l.I, ep. 6.
    Te colui virtus ut rem, aſt tu nomen inane es.
  3. Sec. ſent. dist. 16. &. ſequ. Roff. ar. 26.
  4. 1. 2. qu. 65 art. 2.
    2. 2. quaeſt. 10. art. 4.
    & 3. parte qu. 69. art. 4 & paſſim.
  5. l. 4. contra Iulianum c. 3. 1. 2. qu. 65 art. 2.
  6. Et ep. 5. ad Marcell.
  7. Lib. 5. de at. & lib. arbit. c. 9.
  8. Lib. 1. de grat. c. 7. n. 11.
  9. Cap. 27.
  10. Ep. 130. l. de præd. SS c. 7. & l. 1 de bapt. c. 7. c. 26.
  11. L. de gr. Ch. c. 24.
  12. Homél. de fide, & 7. ad pop. in Pſal. 2.
    Org. in c. 2. ep. ad Rom.
    Inflexam Homil. Apol. ad Anton.
    Adv. coll. c. 26.
    Hom. 17. in Ev.
  13. Art. 36. l.
  14. 2. Inſt. c. 3.
  15. Lib. 18. c.
  16. 'Epist. 3.
  17. Ecl. 4.
  18. Cap. 1.
  19. Cap. 4. Ad Rom. cap. 2.
  20. Cap. 21.
  21. Lib. 2. de lib. arb. c. 8. & 19. c. 2. qu. 88. art. 4.
  22. Sen. epiſt. 114. & Plutar. tr. de com. conc. contre les Stoïciens.