Lamothe Le Vayer/T5/P1/De la vertu de payens/p2/Conclusion

La bibliothèque libre.
Œuvres (1756)
Michel Groell (Tome 5, Partie 1p. 398-400).

Conclusion


Cest ce que j’avois à dire fur le fujet de la Vertu des Païens. J’ai fait voir dans la premiere partie de ce Livre, que depuis la naisſance du monde juſqù’à nous, il a preſque toûjours paru des hommes vertueux à qui vraiſemblablement Dieu a pur faire miſericorde, encore qu’ils ne fuſſent pas du nombre des Fideles, par une grâce extraordinaire, dont il recompenſe, quand il lui plait, ceux qui vivent moralement bien. La ſeconde partie a été beaucoup plus étendue, parce qu’elle eſt entrée dans un examen particulier de la vie de dont nous ayons conſidéré les vertus & les vices. Et j’ai porté mon discours juſqu’à faire voir, que les plus criminels ont eu quelquefois des qualités ſi loüables, qu’il y auroit de l’injuſtice à leur en denier la reconnoiſſance, d’autant qu’elle n’offenſe pas la pieté, & qu’on doit ce reſpect à la vérité des Hiſtoires. C’eſt le propre de la Vertu de ſe faire aimer par tout, où elle ſe trouve, mais principalement de ceux qui la ſuivent d’une inclination naturelle. Et puiſqu’il n’y a rien de ſi mauvais dans l’Univers, qu’on ne puiſſe priſer à cauſe de quelque degré de bonté, qui accompagne ſon être ; ce n’eſt pas merveille, que les plus déterminés au mal poſſedent de certaines conditions eſtimables, encore qu’ils ſoient à déteſter d’ailleurs. Le Diable même, comme le remarque fort bien St. Auguſtin, ne laiſſe pas, tout Lib. 19. de Civit. Dei cop. 13. méchânt qu’il eſt, d’avoir quelque choſe de bon, autrement jamais Dieu ne l’auroit créé. Sa nature, conſidérée ſeparément, & tant qu’elle eſt nature, n’eſt pas mauvaiſe, il n’y a eu que la perverſité de cet Ange rebelle, qui Fa rendue telle. Que ſi nous pouvons bien diſtinguer quelque bonne partie dans cette ſource de tout mal, pourquoi ferions-nous difficulté d’accorder aux Infidèles, & aux plus vicieux des hommes, de certaines actions vertueuſes ? Et pourquoi n’en ferions-nous pas le même cas que des perles ou des diamans, qui ſe rencontreroient mêlés & comme enſevelis parmi des ordures ? Pour moi je ferois conſcience de ſuivre l’opinion contraire à celle, dont je me ſuis expliqué, & qui eſt la plus autoriſée dans les Ecoles. Si je ne lui ai pas donné tous les ornemens, dont elle étoit ſuſceptible ſoit pourla diſpoſition, ſoit pour le langage, c’est un défaut de l’art, que l’excellence de la matière peut recompenſer. Et s’il ſemble à quelques-uns, j’aie été defectueux, parce que je n’ai peut-être pas étendu mes conſidérations juſqu’où ils jugent qu’elles pouvoient aller, je les ſupplie de ſe ſouvenir, qu’on ne blâme jamais un Chasſeur, pour n’avoir pas tout pris ce qui étoit dans la campagne ; & que ſelon l’avis de pluſieurs, ce n’eſt pas bien enſeigner, que d’enſeigner tout.

___________________________________________________________
Chez Jean Tobie Siefard.