Lamothe Le Vayer/T5/P1/De la vertu de payens/p2/De Julien

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Œuvres (1756)
Michel Groell (Tome 5, Partie 1p. 352-398).

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DE


JULIEN L’APOSTAT.



Ie choiſis expreſſément celui des Empereurs, qu’avec raiſon les Chrétiens déteſtent le plus, & que d’ailleurs les Infideles ont davantage eſtimé, afin de mieux reconnoître dans cette oppoſition des vices & des vertus qu’on lui attribue diverſement, en quels termes nous pouvons parler de lui le plus à propos. Ce n’eſt pas ſans ſujet, que Julien a laiſſé une ſi mauvaiſe mémoire de lui dans tout le Christianiſme, puiſqu’apres en avoir fait profeſſion, & donné de grandes eſperances, qu’il le favoriſeroit de tout ſon poſſible, il tomba dans cette infâme Apoſtaſie, qui deshonore ſon nom, & fut en effet le plus redoutable de tous les perſecuteurs de la Foi. Car, quoi qu’il y en ait eu de beaucoup plus violents en apparence, & bien qu’il fit profeſſion longtems de s’abſtenir du ſang des Martyrs, c’étoit avec une ſi mauvaiſe intention, & il ſe ſervoit de tant d’autres moiens, plein d’artifice, pour ruiner l’Egliſe, qu’on peut dire, qu’elle n’a point eu de plus dangereux ennemi que lui. Il avoit remarqué, combien les ſupplices, qu’elle avoit ſoufferts, lui ayoient ſervi, & particulierement[1] que la derniere perſecution de Diocletien l’avoit plutôt affermie qu’ébranlée ; cela fut cauſe, qu’il voulut tenir une voie plus douce, & qu’il tacha de la perdre ſans effuſion de ſang. Il reconnut, qu’elle n’avoit rien, qui lui fut ſi contraire que le Schiſme, & les diviſîons ; ce fut ce qui lui fit[2] favoriſer les Donatiſtes, & rappeller d’exil avec les Catholiques les principaux Héréſiarques, comme étoit Aetius, afin qu’ils ſe détruiſent les uns les autres dans des factions, ou il les entretenoit exprès, outre qu’il prenoit plaiſir à condamner les actions de ſon prédeceſſeur. Il conſidéra que la plupart des Chrétiens qu’il avoit à ſa ſolde étoient des perſonnes ſimples, & pleines de promptitude à lui rendre l’obeïſſance, qu’ils lui devoient ; le voilà auffitôt dans le deſſein de les ſurprendre, préſentant la paie d’une main & de l’autre l’encens, qui les jettoit dans l’idolâtrie. Ne fit-il pas tout ce qu’il pût[3] pour ôter à tous les Fidèles le nom glorieux de Chrétiens, leur impoſant par mépris celui de Galiléens, & ordonnant par Edit précis qu’ils ne fuſſent plus appellés autrement. C’étoit aſſez d’avoir remarqué la haine des Juifs contre ceux-ci, pour lui faire embraſſer la protection de la Synagogue, & la reſtauration du Temple de Jerufalem. Mais ſon plus artifice fut d’interpréter malicieuſement les préceptes Evangeliques, autant de fois qu’il eût moien d’offenſer par là ceux, qui les reſpectoient. S’ils ſe plaignoient de quelque injure, qui leur étoit faite, il ſe mocquoit d’eux[4] & leur reprochoit l’inobſervation de leur Loi, qui les obligeoit à la patience & à ſouffrir tout pour l’amour dé Dieu. Ce fut ſur le même prétexte, qu’il leur défendit d’exercer aucune magiſtrature, à cauſe, diſoit-il, que la Religion dont il faiſoit profeſſion, ne leur permettoit pas de condanner perſonne à la mort, d’où il inféroit une incapacité abſoluë de faire les fonctions de judicature. Il voulut les priver de même de celles de la Milice[5] ; & quand il les dépouüilloit de leurs biens, c’étoit à ſon dire, pour les rendre plus capables d’acququerir le Roiaume des Cieux, où ils aſpiroient, & dont la poſſeſſion étoit promiſe dans leurs livres aux pauvres de ce monde. On peut voir cette derniere raillerie dans l’une de ſes Epitres[6], qu’il écrit au Rhéteur Eccholus, & dans la precedente, l’Edit, que nous avons déjà remarqué, qui fit tant crier les plus ſavans hommes de ſon tems, à cauſe de la défenſe qu’il faiſoit aux Chrétiens d’enſeigner les lettres humaines, leur permettant ſimplement de lire Saint Luc & Saint Mathieu dans les Egliſes. A la vérité, Baronius a eu raiſon de dire, que par cet Edit l’entrée des Ecoles n’étoit pas interdite aux enfans des Fideles. Mais il y a grande apparence, qu’elle le fut par quelqu’autre ſubſequent, vû l’autorité de ceux, qui le témoignent ſi expreſſément. Car Socrate nous aſſure dans ſon Hiſtoire Eccleſiaſtique[7], que l’intention de Julien fut de rendre par là les Chrétiens incapables de ſe démêler des ſubtilités de la Dialectique, dont les Gentils ſe ſervoient. Théodoret veut[8], qu’il enviât aux Galiléens la connoiſſance de la Poéſie, de la Rhétorique, & de la Philoſophie, parce qu’avec ces ſciences ils combattoient le Paganisme de ſes propres armes, comme l’Aigle de l’Apologue, qu’on perçoit des plumes qu’il avoit lui-même fournies. Sozomene croit[9], qu’il leur défendit la lecture de toute ſorte d’Auteurs Ethniques, auſſi bien que d’entendre les Docteurs de vive voix, qui n’étoient pas de leur créance. Rufin uſe de ces termes[10], que par l’Ordonnance de cet Empereur les Colleges n’étoient plus ouverts qu’à ceux, qui avoient les Dieux & les Déeſſes en ſinguliere vénération. Et Nicephore confirme[11] tout ce que diſent les autres, ajoûtant, que Julien ne voioit rien plus mal volontiers, que les beaux ouvrages des Chrétiens, où ils ſe ſervoient de la Doctrine des Gentils ; comme ils ont toûjours fait à l’imitation de Saint Paul, qui rapporte librement dans ſon texte ſacré des paſſages d’Epimenides, d’Aratus, de Menandre, & d’Euripide, ſelon l’obſervation de Saint Jerôme, de Socrate, & du même Nicephore[12].

Quoi qu’il en ſoit, il eſt certain, qu’il ne laiſſa paſſer aucun moien de nuire aux Fideles, qu’il n’emploiât avec une paſſion extrème, & ſon animoſité contre eux fut ſi étrange, qu’elle lui fit violer juſqu’au droit des Gens, en la perſonne des Ambaſſadeurs de Perſe[13]. Il les avoit priés d’aſſiſter à quelque Sacrifice ſolemnel qu’il faiſoit dans Chalcedoine, & ſur le refus qu’ils en firent, comme Chrétiens qu’ils étoient, il les accuſa d’impieté à l’endroit des Dieux de leur pais, où le Soleil, la Lune, & le Feu étoient publiquement adorés ; ce qui lui ſervit de prétexte pour les faire mourir. On tient auſſi pour conſtant, qu’il avoit arrêté, d’achever de perdre tout le Chriſtianiſme, au retour de ſon expedition contre les Perſes. Saint Gregoife, & Saint Chryſoſtome[14] nous en ſurent, & Saint Jerôme dit dans ſa Chronique[15], que ce miſerable avoit fait un vœu particulier, d’immoler à ſes fauſſes Divinités des Chrétiens après ſa victoire. Cependant, il compoſa durant ce voiage les trois plus deteſtables livres, qui aient jamais été écrits au mépris de l’ancien & du nouveau Teſtament. Saint Jerôme veut, qu’il y en eût ſept[16], mais la diverſité du nombre peut venir de leur diviſion différente. Tant y a que Libanius, qui fit ſon Oraiſon funebre après ſa mort, les y préfera de beaucoup à ceux, que Porphyre avoit écrits ſur le même ſujet, ſelon qu’on peut le voir dans l’Hiſtoire de Socrate[17]. Ce ſeroit un témoignage ſuffiſant de l’abominable doctrine, qu’ils contenoient, quand nous n’en aurions point les preuves certaines par ce peu qu’en rapporte S. Cyrille, qui declare néanmoins dans ſon ſecond livre, qu’il ſupprime les plus mauvais propos de Julien contre la perſonne de Jeſus Chriſt. Mais je ne ſaurois croire, que Saint Gregoire les eût vûs, lorſqu’il declama ſes deux Oraiſons contre cet Empereur, parce qu’apparemment le zele de ce grand Evêque ne lui eût pas permis, de ſe taire là deſſus, aiant bien pris la peine de faire de rudes inſtances contre le Miſopogon, qui pourroit paſſer pour un ouvrage pieux, comparé à celui que nous diſons. Et ce fut à mon avis, ce qui obligea depuis Saint Cyrille à les refuter, par ces dix livres excellens, qu’il dedia au Grand Theodoſe, & qu’il écrivit vraiſemblablement, voiant, que Saint Gregoire n’avoit rien répondu à un ſi pernicieux attentat.

Ce furent ces impietés, & ce grand nombre d’actions tendantes à l’extermination du nom Chrétien, qui rendirent Julien à bon droit ſi odieux à tous les Fideles. Ils crûrent que l’interêt de la Réligion les obligeoit de le jetter dans la plus grande diffamation, qui ſe pourroit ; & bien qu’ils n’oppoſaſſent que leur patience, & leurs larmes, comme dit S. Gregoire[18], contre toutes ſes perſecutions, ils ne laiſſèrent pas principalement depuis ſa mort, de le dépeindre le plus horrible en toutes ſes parties, qu’il leur fut poſſible, afin de rendre ſa mémoire fi execrable, qu’elle fit peur & ſervit de leçon à ſes Succeſſeurs Ils lui reprochèrent[19], qu’après être entré par le Batême dans l’Egliſe, y être demeuré vint ans, & y avoir reçû dans la ville de Nicomedie la qualité d’Anagnoſte, ou de Lecteur l’une de celles du Clergé, il avoit honteuſement manqué de foi à Dieu & aux hommes, pour ſuivre les profanations du Paganiſme. Saint Gregoire le repréſente ſe lavant dans un bain de ſang[20], pour mieux effacer l’impreſſion & les marques des eaux Baptiſmales. On l’accuſa de magie, & de ne tenir auprès de lui ceux, qu’il faiſoit ſemblant d’honorer en qualité de Philoſophes, que pour apprendre d’eux l’invocation des Demons. Saint Jean Chryſoſtome dit l’avoir vû dans la ville d’Antioche environné de femmes impudiques, & de toute ſorte de perſonnes débauchées. Il lui impute même de s’être comporté en fort mauvais Capitaine, & d’avoir perdu par ſon imprudence la plus belle armée, que les Romains euſſent emploiée contre la Perſe. Car ne fut-ce pas un merveilleux aveuglement que le ſien, de brûler ſes vaiſſeaux à la perſuaſion d’un traitre, qui joüoit le perſonnage de Sinon, ou de Zopyre, & qui ſe moquoit de ſa facilité ? Enfin, après avoir condanné toutes les actions de fa vie, l’Hiſtorien Socrate le fait mourir de la main d’un Demon, & Saint Jean Damaſcene, avec Nicephore[21], de celle des Martyrs Mercure & Artemius. Il ſe prend au Soleil de ſon trépas dans Sozomene, & dans Theodoret il prononce des blaſphemes en expirant contre celui qu’il nommoit Galiléen. Pour ce qui regardes Gregoire, après avoir parlé de cette mort fort diverſement & ſans rien determiner[22], il ſe plait à le rendre ridicule par une envie ambitieuſe, qu’il attribue à cet Empereur, le figurant prêt de ſe jetter dans le fleuve au rivage duquel il étoit, afin que ſon corps ne ſe trouvant plus, il fit ſans difficulté pris pour un Dieu, comme aſſez d’autres, que le Gentiliſme a ſouvent conſacrés, après être ainſi diſparus. Il aſſure même que ſans l’oppoſition d’un Eunuque, qui ne voulut jamais conſentir à cette fourberie, les plus intimes amis de Julien lui euſſent aidé à le faire. Voilà de quelle façon les Chrétiens parlèrent de celui, qui les avoit ſi mal traités.

D’un autre côté les Ethniques, dont il avoit favoriſé l’Idolâtrie, & qui ſe ſentoient ſes redevables en mille façons, firent ſon portrait ſi accompli, & enluminèrent toute ſa vie de ſi belles couleurs, qu’elle pouvoit paſſer pour la piece de cette nature la mieux achevée, qui eût jamais paru dans le monde. Mamertin, Libanius, & Porphyre furent les plus grands maîtres, qui y mirent la main, dans des Oraiſon funebres & Panegyriques, dont il ne nous reſte que celle du premier, qui eſt l’action de graces pour ſon Conſulat. Calliſte[23], qui étoit des Gardes ordinaires de cet Empereur, compoſa un Poëme héroïque de ſes geſtes[24]. Eunapius en fit une Hiſtoire Chronologique, comme il le témoigne lui, même. Et une infinité d’autres ont traité ce ſujet à l’envi, ſans jamais ſe laſſer de donner à Julien les loüanges, que peut mériter le plus vertueux Prince de la terre… Mais outre ceux, qui n’ont parlé de lui qu’à deſſein de relever toutes ſes actions, en qualité de Paranymphes, ou d’Encomiaſtes, comme les nommoient les Anciens, il n’y a point eu d’Hiſtoriens Payens, qui ne l’aient priſé preſque à l’égal de ceux là. Ammien Marcellin mérite d’être conſideré comme le premier d’entre eux, tant à cauſe de la valeur de ſon Hiſtoire, que pour avoir accompagné celui, de qui nous parlons, preſque par tout, & notamment en ſon voiage du Levant, où il étpit préſent à ſa mort. On peut voir comme cet Auteur lui attribue un Génie pareil à celui des Héros[25], & de quelle façon il décrit l’union des vertus principales & des ſubalternes mêmes, qu’il aſſure, que ce Monarque poſſedoit en perfection. Il montre ſa temperance, non ſeulement dans l’uſage du boire, du manger, du ſommeil, & des autres actions de la vie, où il ne pratiquoit aucune delicateſſe ; mais ſurtout dans une chaſteté ſi exacte & ſi exemplaire, qu’il paſſa les plus grandes ardeurs de ſon âge, ſans qu’aucun de ſes amis ni de ſes domeſtiques prit le moindre ſoupçon, qu’il l’eût endomagée ; comme depuis la perte de ſa femme il n’eût jamais de privauté avec d’autres, qu’on lui pût reprocher, ni qui eût pour but la volupté. Sa prudence nous eſt repréſentée, comme aiant précedé de beaucoup les années, qui ont accoutumé de la donner aux autres. Elle s’étendoit auſſi bien ſur les affaires de la paix, que ſur ce qui concernoit la guerre. Et par ce qu’elle étoit accompagnée d’une grande & profonde connoiſſance, elle paroiſſoit principalement au mépris, qu’il faiſoit des choſes corruptibles, aiant fort ſouvent en bouche cette belle ſentence, Qu’il n’y a rien de plus honteux à un homme d’eſprit, que de faire beaucoup de cas des avantages du corps. Pour ce qui concerne la juſtice, il l’exerçoit de ſorte, ſi nous en croions Ammien, qu’on peut dire, qu’il s’eſt toûjours fait craindre ſans avoir jamais uſé de cruauté. Ses ſupplices ne touchoient que fort peu de perſonnes, encore qu’ils en épouvantaſſent beaucoup. On ſait même, qu’il pardonna avec une extraordinaire clemence à quelques-uns de ſes ennemis, qui avoient conſpiré contre ſa perſonne. Et quant à la derniere des vertus Cardinales, qui eſt la Force ou grandeur de courage, c’eſt en quoi nôtre Hiſtorien veut, que Julien ait tellement excellé, que comme on n’a point vû de Monarques, qui aient fait paroitre plus de généroſité que lui dans toutes leurs entrepriſes, principalement lorſqu’il a été queſtion de s’expoſer ſoi même ms au ſort des armes ; il n’y en a point eu non plus, qui aient mieux entendu le métier de la guerre, ſoit qu’il fût queſtion de forcer une place, ou de camper avantageuſement, ou de ranger ſes troupes en bataille. Il avoit rendu ſon corps ſi patient, qu’il ne ſe ſoucioit ni des froids d’Allemagne, ni des chaleurs exceſfives de la Perſe. Et pour preuve de la reputation, où il étoit parmi la Milice, il n’eſt beſoin que de conſiderer le pouvoir, qu’il eût de mener des bords du Rhin juſqu’en la Medie nos Soldats Gaulois, qui le ſuivirent auſſitôt, qu’il les eût harangués. Voilà une partie des éloges qu’Ammien Marcellin donne à Julien. Je laiſſe à part ce qu’il ajoûte de ſa bonne fortune, de ſa liberalité, & de ſon amour envers les peuples, afin de n’être pas plus long, & parce que je juge, que, nous nous ſommes aſſez étendus pour nôtre deſſein ſur une matiere ſi odieuſe. Il faut dire un mot ſeulement des autres Hiſtoriens profanes, qui ont écrit au même tems qu’Ammien, ou fort peu après. Eutrope portoit les armes auſſi bien que lui ſous Julien, & l’accompagna pendant ſon voiage d’Orient. Je ſai bien, que Raphaël de Volterre, Geſner, Poſſevin, & quelques autres ont crû, qu’il étoit Chrétien, & même diſciple de Saint Auguſtin. Mais il y a ſi peu d’apparence, que je ne me ſervirai de ſon témoignage que comme d’un Auteur infidele[26]. Après avoir parlé des victoires de cet Empereur en Allemagne & aux Gaules il vient à ſa mort qui lui fit avoir place au nombre des Dieux, ſelon l’uſage de ce tems là. C’étoit, dit il, un excellent homme, & qui eût admirablement bien gouverné l’Etat s’il eût vécu davantage. Il le loué enſuite d’avoir ſçû en perfection les lettres humaines, & ſur tout le Grec, où il étoit beaucoup mieux inſtruit qu’au Latin. Il recommande ſon éloquence, ſa mémoire, ſon incitation à la Philoſophie ; ſa liberalité, ſa juſtice, ſa douce domination, & finalement ſa reſſemblance à Marc Antonin, qu’il faiſoit proſesſion d’imiter. Mais comme il eſt beaucoup plus étendu, que je ne veux être, ſes termes ſont auſſi bien plus exprès, & bien plus à l’avantage de celui, dont nous parlons, que les miens… Sextus Aurelius Victor, celui, qui a fait l’Epitome de la vie des Empereurs Romains juſqu’à Theodoſe le Grand, s’explique, ſelon ſa façon d’écrire, en deux mots de ce qu’il penſoit de Julien, aſſurant quil avoit une connoiſſance merveilleuſe, tant des ſciences que des affaires, & qu’il ne cédoit en rien aux plus grands Philoſophes, ni à pas un des Sages de la Grece. Zoſime comprend auſſi beaucoup en peu de paroles, quand il ſoutient, que Julien ſurpaſſoit en vertu tous les hommes de ſon ſiécle. Et quand il compare la victoire[27], qu’obtint cet Empereur auprès de Strasbourg ſur les Allemans, dont il y eût trente mille de tués ſur la place, & autant de noiés dans le Rhin, à celle d’Alexandre contre Darius, il montre bien l’eſtime merveilleuſe, qu’il faiſoit de lui. Ces trois ou quatre autorités ſuffiſent, pour faire voir combien le jugement des Gentils a été différent de celui des Chrétiens ſur le ſujet que nous traitons.

Or s’il n’y avoit rien à conſidérer dans cette diverfité que le mérite des uns & des autres, je penſe qu’il ne ſe trouveroit perſonne d’entre nous, qui voulût héſiter à prendre parti, & que le zèle de la Réligion n’obligeât à mépriſer ce qu’on dit des Infideles, pour donner toute créance aux écrits de Saint Gregoire de Nazianze, de Saint Jean Chryſoſtome, & de Saint Cyrille. Mais pluſieurs ſoutiennent, qu’il faut avoir égard au genre d’oraiſon dont chacun d’eux s’eſt ſervi, & qu’il n’y auroit point d’apparence de donner autant de créance à celui, qui emploie ouvertement toutes les couleurs de la Rhétorique pour perſuader, qu’à un autre, qui fait profeſſion, & qui eſt obligé en effet, de rapporter nuément & avec fidelité ce qui eſt de ſa matiere. Car on ne peut pas nier, que ces bons Peres, qui ont ſi fort condanné toutes les actions de Julien, n’euſſent pris à tâche de le diffamer entierement, comme ſon Apoſtaſie, & ſon injuſte procedé contre le Chriſtianiſme le méritoit bien. Le ſeul titre de leurs livres le montre aſſez, & quand Saint Gregoire, qui traite le plus mal de tous cet Empereur, a donné le nom d’invectives aux deux piéces, qu’il a faites contre lui, il a ſuffiſamment témoigné, quel étoit ſon deſſein. Il s’en faut tant, qu’on les doive prendre au pied de la lettre, comme l’on dit, que tout le monde s’eſt étonné de voir, qu’en haine de cet Apoſtat, un ſi grand Théologien ſe ſoit diſpenſé de louër des Hérétiques, & de repréſenter Conſtantius comme un Saint, qui fut le protecteur des Arriens contre les Catholiques. Ce n’eſt pas la même choſe d’un Hiſtorien, que l’amour ni la haine ne doivent jamais empêcher de dire le bien & le mal des perſonnes, dont il repréſente les vies. Auſſi voions nous, que ceux, qui ont ſi hautement priſé Julien dans leur Hiſtoire, ne ſe ſont pas tûs de ſes vices, & qu’enſuite des éloges qu’ils lui ont donnés, ils ont toûjours remarqué les defauts, qui lui pouvoient être juſtement imputés. Ammien Marcellin le taxe d’avoir eu l’eſprit tardif[28], ou leger, ſelon que cet endroit de ſon vint cinquiéme livre ſe lit diverſement, avoüant néanmoins, que par la correction de ſes amis, qu’il ſouffroit volontiers, ce manquement n’étoit preſque pas reconnoiſſable. Mais il le reprend ſévèrement & ſans l’excuſer d’avoir été trop grand parleur, de s’être laiſſé emporter auſſi bien qu’Adrien aux vaines curioſités de l’avenir, d’avoir trop eſtimé les applaudiſſemens du peuple, & de n’avoir pas été toûjours égal à ſoi en diſtribuant la Juſtice. N’avoue-t-il pas même, qu’il étoit plûtôt ſuperſtitieux, que légitime obſervateur des Loix du Paganiſme, ſe moquant de lui auſſi bien que de Marcus, pour avoir preſque dépeuplé le monde de bœufs, par la fuperfluité des ſacrifices, qu’ils faiſoient ? Et ne remarque-t-il pas encore ſa trop grande ſévérité, lorſqu’il défendit aux Profeſſeurs de Grammaire & de Rhétorique, qui étoient Chrétiens, de ne plus enſeigner la jeuneſſe ? Eutrope n’a pas fait difficulté non plus de lui reprocher l’excès de ſa rigueur contre la Réligion Chrétienne. Il dit, que ſon ambition lui donnoit quelquefois des tranſports d’eſprit fort repréhenſibles. Et il obſerve, que ſa négligence donna ſujet à quelques uns d’offenſer ſa réputation. Aurelius Victor touche encore cette négligence, & reconnoit que les bonnes parties, qui étoient en cet Empereur, recevoient quelque préjudice tant de ce côté là, que de celui de la ſuperſtition, de la témérité, & de la gloire, dont il étoit deſireux au delà de toutes les bornes raiſonnables. C’eſt ainſi que les loix de l’Hiſtoire obligent ceux qui l’écrivent, à donner connoiſſance de ce qu’il y a de bon & de mauvais en chaque choſe, ſans faire difficulté de veſperiſer ou reprimander les mêmes perſonnes qu’ils ont déja paranymphées ou louées. Et cette néceſſité de n’épargner jamais la vérité, eſt ce, qui rend les ouvrages Hiſtoriques beaucoup plus conſidérables, que ne le ſont les Panegyriques, ni les Philippiques, ou Invectives, qui n’obtiennent : preſque nulle créance de nous au prix de ces autres compoſitions.

Pour plus grande preuve de ce que nous diſons, il ne faut que voir de quelle façon nos Hiſtoriens Chrétiens ont parlé de Julien, & nous trouverons, qu’encore qu’ils aient tous deteſté ſon Apoſtaſie, & ſa cruauté envers les Fideles, ils n’ont pas laiſſé de reconnoitre les bonnes parties, qui étoient en lui, ſes avantages de Nature, & les dons de Dieu, dont il abuſoit. Quant aux Auteurs de l’Hiſtoire Eccleſiaſtique, encore que leur ſujet il ne ſouffrit preſque pas, qu’ils parlaſſent en bonne part d’un ſi grand Perſecuteur de l’Egliſe, ſi eſt-ce que Socrate priſe ſon éloquence, s’excuſant de ce qu’il n’emploie pas un ſtyle plus relevé à décrire les geſtes d’un Prince ſi diſert. Il reconnoit, que c’eſt le ſeul de tous les Empereurs depuis Jule Céſar[29], qui prononça dans le Senat ſes propres harangues, après les avoir compoſées pendant le ſilence de la nuit. Il avouë, qu’il honoroit tous les hommes ſavans, & ſur tout les Philoſophes. Et il remarque, qu’il chaſſa de ſon Palais les Eunuques, les Barbiers, & les Cuiſiniers, encore que ce ſoit en diminuant la gloire de cette action ; comme ſi elle étoit plûtôt de Philoſophe que de grand Monarque. Sozomene, & Nicephore n’ont pas fait ſcrupule non plus de dire[30], qu’il avoit obtenu de grandes victoires ſur les Barbares le long du Rhin ; qu’il étoit très illuſtre dès le vivant de Conſtantius ; & que ſa modeſtie, jointe à une douceur de mœurs ſinguliere, l’avoient rendu ſi agréable aux gens de guerre, que ce fut ce qui leur donna l’envie de le proclamer Auguſte.

Mais les autres Hiſtoriens, qui ne traitoient pas ſi préciſément des interêts de l’Egliſe, ont ſouvent écrit des choſes beaucoup plus à la recommandation de ce Prince, que n’ont fait les premiers, quoiqu’ils n’aient pas moins abominé qu’eux ſon Apoſtaſie. Jornandes, qui vivoit du tems de Juſtinien[31], après avoir obſervé comme Julien quitta le Chriſtianiſme pour ſuivre le culte des idoles, où il tachoit d’attirer tout les monde, ajoûte, qu’il ne laiſſoit pas d’être d’ailleurs un excellent perſonnage & très néceſſaire à la Répéblique. Zonare, long-tems depuis, le louë de ſa juſtice, de ſa frugalité, & de ſa modération d’eſprit en beaucoup de choſes[32]. Il rapporte ſon Epitaphe, qui lui donnoit la qualité de bon Roi & de brave guerrier. Enfin, nonobſtant toutes ſes méchancetés, qu’il conte fort au long, il fait ce jugement de lui après ſa mort. C’étoit un homme ſi fort paſſionné pour la gloire, qu’il la recherchoit même en des choſes de néant ; mais il ſouffroit fort patiemment la correction de ſes amis. Il étoit très bien inſtruit en toute ſortes de diſciplines, & principalement en celles qui ſont tenues pour les moins connuës. Au ſurplus il vivoit dans une telle temperance, qu’à peine le voioit-on cracher, & il avoit accoutumé de dire, qu’un Philoſophe s’abſtiendroit même de reſpirer ſi c’étoit une choſe poſſible. Cedrenus uſe de ces termes. Comme ce Prince étoit très ambitieux & très impie, auſſi étoit-il des plus abſtinens en ce qui touche le ſommeil, le luxe, & les paſſe-tems amoureux. Blondus, qui dedia ſa Rome triomphante[33], il y a près de deux cens ans, au Pape Pie Second, n’a point feint de nommer Julien, virum ingentis ſpiritus, doctrinæ, & virtutis : attribuant à ſon mérite, & à ſa vertu toutes ſes victoires, plûtôt qu’au nombre & à la force de ſes Legions. Mais Pomponius Lætus s’eſt donné beaucoup plus de licence que tous ceux-là, dans ſon Abregé de l’Hiſtoire Romaine, qu’il adreſſe à un Evêque Borgia un peu de tems depuis Blondus. Apres avoir conté, comme la mere de Julien ſongea durant ſa groſſeſſe, qu’elle enfanteroit un Achille, il le compare à Titus dans les exercices de la paix, & à Trajan pour les ſuccés de la guerre. Julien n’avoit, dit-il, pas moins de clémence qu’Antonin, de modération que Marc Aurele, ni d’étude, que les plus grands Philoſophes. Il exaggere enſuite ſa mémoire, ſa liberalité ; ſa temperance, & ſes autres vertus, aſſurant, que pendant ſon gouvernement on croioit, que la Juſtice fût deſcenduë du Ciel en terre. Bref, ni Ammien ni Eutrope n’ont rien écrit de beau touchant l’expedition militaire de Julien en Perſe, ni de conſidérable au ſujet de ſa mort, que Pomponius ne rapporte, jugeant avec eux cet Empereur digne d’être mis entre les premiers Héros, comme celui, dont on peut dire que la bouche & la main ont été très utiles au public, & ſingulierement à ſa patrie. Certes, c’eſt en parler bien indifféremment pour un Chrétien, & il me ſemble, qu’il devoit au moins excepter l’interêt de la Réligion. Baptiſta Egnatius n’a pas été ſi diffus que lui ſur le même ſujet[34]. Il attribuè pourtant à Julien un eſprit ſublime, fin & très ardent aux lettres, ajoûtant, que s’il l’eût retenu, & ſon excellent naturel, dans la pieté, oû on l’avoit élevè, il méritoit d’être compté entre les plus mémorables Princes de l’Antiquité. Ceci ſuffira, pour montrer, comme l’Apoſtaſie de cet Empereur n’a pas empêché les Chrétiens mêmes, qui ont écrit l’Hiſtoire, de dire avec franchiſe beaucoup de choſes à ſon avantage.

Faute de faire cette diſtinction ſi néceſſaire entre la façoir d’écrire des Peres, qui ont exercé leur ſtyle contre Julien, & les Hiſtoriens, qui en ont dit le bien & le mal ſelon les loix de leur profeſſion, il eſt arrivé, que quelques-uns n’ont pas porté, il me ſemble, tout le reſpect qui eſt dû au mérite & à la pieté des premiers. Je penſe que Leunclavius en eſt un, lui, qui fait dans ſa Préface ſur Zoſime une telle invective contre ceux, qui n’ont pas reconnu toutes les vertus de ce Monarque, que peut être a-t-il excedé les termes, qu’il devoit garder ſur une matiere ſi chatouïlleuſe. Nous pouvons eneore nommer Cunaeus, à cauſe d’une ſemblable Préface, qu’il a miſe au devant de ſa traduction des Céſars de Julien. Car non content de lui donner rang parmi les Héros, & de vouloir, que lui ſeul ait eu toutes les vertus, que les plus renommés Capitaines Grecs & Romains ont poſſedées ſeparément, & d’aſſurer, que toute ſa vie s’eſt écoulée dans une innocence ſi rare, qu’elle a été ſujette à l’envie : Il oſe blâmer ceux, qui ont préferé le premier Empereur Chrétien Conſtantin le Grand à un Apoſtat : Et il eſt ſi hardi que d’accuſer d’imprudence les Peres, qui gouvernoient l’Egliſe du tems de Julien, pour l’avoir, dit il, irrité mal à propos par leurs écrits, au lieu d’adoucir ſon eſprit par une paiſible obeïſſance. En vérité, je trouve que le Reverend Pere Petau[35], ſelon qu’il ſait conjoindre la pieté à une ſcience très profonde, a eu raiſon d’accuſer Cunaeus de témerité, & de lui reprocher ſon peu de jugement, lorſqu’il a parlé de la ſorte.

Il eſt certain, que la mémoire de Conſtantin n’eſt pas venué ſi pure juſqu’à nous, qu’elle ne ſoit chargée de pluſieurs défauts, & de quelques crimes même, dont il n’eſt pas ſacile de l’excuſer. On lui impute, d’avoir fait beaucoup d’exactions, pour reparer ſes prodigalités ; d’avoir mis le premier l’impôt du Chryſargyre, ou de l’or luſtral, qu’on exigeoit tous les quatre ans ; & d’avoir fait mourir dans une étuve ſa femme Fauſte, après s’être défait de ſon fils Criſpus par une pure jalouſie, qu’il eût d’eux. Nous liſons, qu’il rappella d’exil Arius en faveur de ſa ſœur Conſtance, aiant au contraire relegué à Trèves le grand Saint Athanaſe. Et nous avons une de ſes loix dans le Code de Juſtinien[36], qui a ſoandaliſé une infinité de perſonnes, en ce qu’elle defend de punir ceux, qui ne ſe ſervent de la Magie que pour trouver des préſervatifs contre les maladies, & des ſecrets propres à l’uſage de la vie, tels que ſont ceux, qui éloignent les orages & les tempêtes ; comme ſi un art ſi dannable devoit être toléré, à quelque fin qu’on puiſſe le rapporter. Mais quand l’animoſité de Zoſime contre Conſtantin ne nous ſeroit pas connué, & bien que nous fuſſions d’accord, qu’il auroit pû, étant homme, commettre une partie de ces fautes, dont Euſebe néanmoins ne nous à rien dit : Cet illuſtre Monarque a fait d’ailleurs tant de belles actions ; ſon mérite eſt ſi grand à l’égard de nôtre Réligion, & ſa fin accompagnée des graces du Ciel, & pleine de bénedictions, lui donne un tel avantage ſur Julien, qu’il y a de quoi s’étonner, que des Chrétiens puiſſent préferer un Apoſtat au premier Empereur, qui s’eſt ſoûmis à la Foi.

Pour ce qui touche les Peres, que Cunæus taxe ſans raiſon d’avoir excité le même Julien par leurs invectives à perſecuter nôtre créance, c’eſt une calomnie, qui ne peut faire impreſſion, que ſur ceux, qui ſeroient ignorans tout à fait de l’Hiſtoire. Car on ſait que Saint Cyrille n’a vécu que quelque tems après lui, & que S. Gregoire, ni Saint Chryſoſtome ne l’ont mal traité, comme ils ont fait, que depuis fa mort. De ſorte, que, c’eſt une moquerie de dire, que fon animoſité contre les Chrétiens procedât des mauvais propos, qu’ils tenoient de lui, vû que, comme nous avons déja remarqué, ils n’oppoſèrent jamais que leur patience à toutes ſes violences, & ſe tinrent tellement dans le devoir de leur ſujetion, que ſon armée, qui l’accompagnoit contre les Perſes n’étoit pas moins compoſée de Fideles, que de prefanes & d’idolâtres.

Mais outre qu’il eſt vrai, que jamais ces Peres ne donnèrent aucun ſujet à Julien de perſécuter le Chriſtianiſme, je crois qu’au lieu de les blâmer de la façon, dont ils ont écrit contre lui, nous devons eſtimer leur pieté, & leur ſavoir gré du zèle qu’ils ont fait paroitre pour nôtre Réligion. En effet, il faut conſidérer, qu’ils avoient à faire à un Prince, qui emploioit toutes les forces de ſon eſprit, & de ſon Diadême, à ruïner ce que Conſtantin & ſes Enfans venoient d’édifier dans l’Egliſe. Ils étoient dans un ſiécle, où la plus grande partie de l’Empire Romain retenoit encore le culte des faux Dieux, que cet Apoſtat, vouloit rétablir par tout. Et ce qui eſt principalement à obſerver, ils voioient, que fa grande reputation d’être l’un des plus ſavans & des plus vertueux de ſon tems, préjudicioit merveilleuſement au ſervice & à l’honneur du vrai Dieu, qu’il avoit abandonné. Que pouvoient ils donc faire de mieux, que de le diffamer de tout leur poffible, & de tacher à faire perdre cette bonne opinion, qu’on avoit de lui, puiſque le Diable s’en vouloit ſervir à la deſtruction de nos Autels ? Certes, je ne penſe pas, qu’il y ait encore aujourd’hui un Chrétien, qui puiſſe lire la moindre partie des blaſphemes, que ce miſerable vomiſſoit ſur les textes facrés du vieux & du nouveau Teſtament, ſans recevoir dans ſon ame les mêmes mouvemens, qui animoient Saint Gregoire, Saint Chryſoſtome, & Saint Cyrille contre lui[37] ; encore que le dernier proteſte dans le ſecond livre de ſa réponſe, comme nous venons de l’obſerver, qu’il ſupprime exprès les plus mauvais termes, que Julien emploioit contre la perſonne de Nôtre Seigneur. C’eſt donc à tort, qu’on veut noter d’indiſcretion le zèle de ces grands Perſonnages, qu’ils ont eu très pieux, & très proportionné à la condition du tems, auquel ils vivoient.

Que s’il faut que nous faſſions diſtinction entre nôtre ſiécle & le leur, comme c’eſt une choſe, qui ſe pratiqué aſſez ſouvent dans l’Egliſe, & qui eſt conforme à la doctrine de Saint Auguſtin[38], que nous avons déja rapportée, je crois que ſans rien rabatre de l’averſion, qu’ont euë ces Peres, & que nous devons toûjours avoir contre Julien, eu égard à ſon Apoſtaſie, nous pouvons douze cens ans & plus après eux, reconnoitre de certaines vérités hiſtoriques, qui ne peuvent plus nuire à perſonne, & parler de lui conformément à ce que tant d’Auteurs Chrétiens & profanes en ont écrit. Car puiſque le Paganiſme, qui étoit alors, ſe trouve à préſent entierement aboli, & puiſque nous n’avons plus à craindre, que ni Saturne ni Jupiter ſe remettent ſur nos Autels, je ne vois pas, qu’il y ait d’inconvenient à recevoir ce qui ne peut être rejetté, ſans revoquer en doute par même moien tout ce que nous liſons de plus conſtant dans les livres. Je ſai bien, qu’il y a encore des Idolâtres dans le monde, & qu’il ſe trouve de nos jours des hommes, qui adorent dans l’une & l’autre Inde les animaux, & les choſes mêmes inanimées, qu’ils craignent, ou qui leur profitent. La dannable Secte de Mahomet s’étend par toutes les trois parties de l’ancien hémiſphere… Et le nombre des Athées y eſt peut-être plus grand, qu’il ne fut jamais. Mais je nie, qu’il reſte la moindre véneration de toutes ces fauſſes Divinités des Anciens, ni que Jupiter, Junon, ou Neptune reçoivent plus d’encens en quelque coin de la terre que ce puiſſe être. Cela étant ainſi, qu’y a-t-il plus à redouter de la part de Julien, qui ne viſoit qu’à rétablir leurs Sacrifices ? & quel mal peut venir de ce que nous reconnoitrons en lui quelques bonnes parties parmi les vicieuſes, & de certaines vertus Morales, comme autant de dons de Dieu, dont il abuſoit, & qui ne lui ont ſervi, qu’à rendre ſes fautes plus irrémiſſibles. Ce qui m’aſſure que nous le pouvons bien faire, c’eſt qu’outre le témoignage de tant d’Hiſtoriens, qui ont tous convenu en ce point, que la Nature avoit donné d’excellentes qualités de corps & d’eſprit à Julien, je vois que Saint Auguſtin n’a pas fait difficulté des ſon tems de l’avouer[39], quand# il dit en parlant de lui, Cujus egregiam indolem decepit amore dominandi ſacrilega & deteſtanda curioſitas. Louis Vives ajoute dans ſon Commentaire ſur ce paſſage, Vir cœtera egregii animi, regendique imperii callentiſſimus. Suidas n’a point fait de ſcrupule non plus, de lui donner la vertu, qu’on veut, qui contienne en ſoi toutes les autres. Il aſſure, que comme ſa grande Juſtice le rendoit de facile accès aux gens de bien, elle le faiſoit haïr de tous les méchans, qui le trouvoient inſupportable. Et il le recommande encore pour cette bonté ſinguliere, dont il uſoit envers les perſonnes de lettres, s’étant toûjours, comporté avec égalité, & ſans prendre avantage de ce qu’il étoit, parmi les Philoſophes. Cela me fait ſouvenir du reproche, que lui fait Ammien[40], d’avoir reçû trop familiérement le Sophiſte Maximus, s’étant levé de ſon ſiége pour aller au devant de lui & pour le recevoir à bras ouverts. On ſait auſſi, qu’il honora Thémiſtius de la Préfecture de Rome ; qu’il fit Queſteur Libanius, cet autre Sophiſte, que Saint Baſile a tant eſtimé, & qu’un nombre d’autres hommes ſavans, tels que Priſcus, Jambliche, Oribaſius, & Prohærefius, reçûrent de grandes faveurs de lui. Cependant Saint Auguſtin & les autres, qui, ont reconnu, que Julien poſſedoit ces bonnes conditions, n’ignoroient pas ce que Saint Gregoire, Saint Chryſoſtome, & Saint Cyrille avoient écrit de lui, & ne déteſtoient pas moins qu’eux les vices, qui le diffamoient d’ailleurs, & ſur tout ſon Apoſtaſie. Mais parce que ceux-là ont parlé en un tems où le Chriſtianiſme étoit en aſſurance, & où la mémoire des vertus de Julien ne pouvoit plus faire de préjudice aux Fideles, ils ſe ſont diſpenſés d’en dire ce qu’ils trouvoient conſtant par toutes les Hiſtoires.

En effet, on ne ſauroit nier, que Julien ne ſût doüé d’un excellent naturel, ſoit pour les exercices de la Paix, ſoit pour ceux de la guerre. Il apprit les premiers Rudimens de la Grammaire de l’Eunuque Mardonius dans Conſtantinople, & puis auprès de Céſarée. Eccholius, cet homme ſi inconſtant en la Foi, fut ſon maitre en Rhétorique… Et s’il n’eût point été tranſporté en Nicomedie, où Libanius, & depuis Maximus depravèrent fon ame par des leçons d’impieté, & d’idolâtrie, ſa premiere inſtitution, toute Chrétienne, donnoit de merveilleuſes eſperances de ſa perſonne. Lui & ſon frere Gallus eûrent la charge de Lecteurs publics dans l’Egliſe, & leur devotion les porta à faire bâtir des Temples en l’honneur de quelques Martyrs, qui témoignèrent dès lors n’avoir pas agréable le zèle du premier. Tant y a que par ſa propre confeſſion, dans la lettre qu’il écrit aux Alexandrins[41], il fut juſqu’à l’âge de vingt ans dans une profeſſion publique du Chriſtianiſme. Il eſt vrai, que tous les Hiſtoriens Eccleſiaſtiques tombent d’accord, que la haine de Conſtantius ſon oncle l’obligea longtems de diſſimuler fon infidelité. Sozomene témoigne, qu’il ſe fit même raſer, feignant de vouloir être Moine, afin de le mieux tromper. Et on aſſure, qu’au lieu d’adorer le vrai Dieu, il adreſſoit ſouvent en cachette ſes prieres à Mercure[42]. C’eſt pourquoi Zoſime le repréſente Payen long-tems avant que d’être Empereur[43]. Et Ammien dit, qu’encore qu’il eût quitté la créance des Chrétiens, il ne laiſſa pas d’aller un jour d’Epiphanie à l’Egliſe, où il fit mine d’y prier Dieu. En fin, auſſitôt, qu’il ſe vit hors de crainte, par la mort de celui, qui le laiſſoit dans une paiſible poſſeſſion de l’Empire, il leva le maſque, ſe déclara Souverain Pontife des Gentils, & paſſa le reſte de ſes jours dans une Apoſtaſie, qui a deshonoré toute ſa vie. C’eſt ainſi qu’un ruiſſeau très agréable, après avoir arroſé mille belles fleurs dans un jardin Roial, ſe va quelquefois jetter dans une puante cloaque. Mais la confuſion des mœurs n’eſt jamais telle, qu’on n’en puiſſe conſidérer le bien & le mal ſeparément, encore que l’un ou l’autre prévale, comme fait ſans doute le dernier, au ſujet dont nous parlons. Entre les choſes, qui nous font reconnoitre le plus clairement, qu’il ne ſe peut faire, que Julien n’eût de grandes vertus mélées parmi ſes vices, l’honneur, que lui rendit ſon ſucceſſeur Jovien n’eſt pas des moindres. Ce Prince étoit ſi Chrétien, qu’il s’offrit à Suidas in perdre ſa ceinture militaire long-tems avant que d’être Empereur[44], & ſe préſenta pour être dégradé, plûtôt que de ſacrifier ſelon l’Qrdonnance de Julien. Et lorſqu’il fut élû en ſa place, il étoit reſolu de renoncer à l’Empire à cauſe de la Réligion, dont il ſaiſoit profeſſion, ſi la meilleure partie de l’Armée ne l’eût aſſuré, qu’elle lui donneroit tout contentement à cet égard, comme le raporte Rufin, & beaucoup d’autres après lui[45]. Cependant ſon zèle pour la Foi ne l’empêcha pas d’eſtimer grandement le mérite de celui, qui l’avoit ſi ſort perſecutée, de lui deſtiner un très ſuperbe Sepulcre, & de dire hautement, que le faux-bourg de Tarſe, ni la riviere de Cydne, quelque claire & agréable qu’elle fut, ne méritoient pas de garder ſes cendres, que la ſeule ville éternelle de Rome, & le Tybre devoient poſſeder[46]. Certes, rien ne pouvoit obliger Iovien à parler ſi avantageuſement d’un tel Prédeceſſeur, que la connoiſſance qu’il avoit des qualités rares & vertueuſes, qui étoient en lui nonobſtant ſon Apoſtaſie. On peut ajoûter à cela l’hon neur, qu’il fit rendre à ſon cadavre, que toute l’Armée accompagna juſques dans la ville de Tarſe, où il le fit laiſſer comme en dépôt, avec un Epitaphe, dans lequel il eſt nommé très bon Roi, & très excellent guerrier.

Ne ſait on pas auſſi[47], que ce grand applaudiſſement, avec lequel le même Iovien fut reçû de toute la Milice, lorſqu’il fut proclamé Empereur, ne proceda que de la reſſemblance de ſon nom à celui de Iulien, qui ne différoit que d’une lettre ? Or il eſt certain, qu’une bonne partie de cette Milice étoit Chrétienne ; ce que témoigne aſſez l’élection, qu’elle fit d’un Prince de nôtre Réligion. D’où pouvoit donc partir un ſi grand témoignage d’affection à la mémoire d’un Idolâtre, perſecuteur des Fideles, ſi nous ne l’attribuons aux vertus éclatantes & vraiement Imperiales, qui ne laiſſoient pas de le faire aimer, & de le rendre recommandable ?

Et véritablement ſa fin ſeule, quand le reſte de ſes actions n’y eût rien contribué, lui pouvoit acquerir cette grande reputation. Car la façon douteuſe, dont en parle Saint Grégoire, fondée, ſur quelques bruits, qu’on fit alors courir, & ſur les raiſons, que nous avons dit, qu’il avoit de le décréditer, même après ſa mort, ne nous peut pas empêcher de déferer au témoignage de deux Hiſtoriens, qui parlent de ce qu’ils ont vû. Ammien principalement, qui paſſe pour un Auteur digne d’être crû en tout le reſte de ſes livres, qui n’a rien pardonné à Julien, comme nous l’avons fait voir, & qui l’a même taxé de ſévérité contre les Chrétiens, ne doit pas être rejetté, ce me ſemble, en cette ſeule narration. Il le repréſente courant ſans ſa cuiraſſe à la premiere alarme des ennemis[48], parmi leſquels il reçût le coup, dont on n’a jamais ſçû le véritable auteur. Auſſitôt, qu’il eût repris un peu de force par le premier appareil de ſa plaie, il demande ſon cheval & ſes armes pour retourner dans la mêlée, & fait paroitre un courage de Général, qu’Ammien ne peut s’empêcher de comparer à ce lui d’Epaminondas au combat de Mantinée. Les propos, qu’il tint enſuite, touchant le mépris de la mort, le regret ſeul, qu’il temoigna de celle d’Anatolius, la véhémence avec laquelle il reprit ceux, qui pleuroient autour de lui, & ſon dernier entretien avec Priſcus & Maximus ſur l’Immortalité de nos Ames, ſont des preuves d’une vertu, à laquelle il n’a manqué, que la Foi, pour être tenuë bien-heureuſe. Sans mentir, on peut dire, que c’eſt dommage, qu’elle ait été Paienne, & qu’un Rénegat, le plus dangereux perſecuteur peut-être, que l’Egliſe ſouffrit jamais, s’en ſoit trouvé revétu. Mais c’eſt ici qu’il faut donner des bornes à nôtre raiſonnement, captiver nôtre eſprit, & lui faire admirer avec ſoûmiſſion la profondeur des jugemens de DIEU.

Il y a bien de quoi s’étonner après ce recit Hiſtorique, de voir, qu’on veuille faire pasſer Julien pour un homme lache & ſans cœur, comme Saint Cyrille entre autres le nomme une infinité de fois dans le dixiéme des livres qu’il a compoſés contre lui. Et que celui, qui eſt mort les armes au poing avec un courage d’Epaminondas, après avoir gagné les victoires ſur le Rhin, comparées à celles d’Alexandre ſur le Granique, ſoit repréſenté comme un fainéant & un poltron. Que ſi nous loüons le zèle de ceux, qui ont parlé de lui de la ſorte, à cauſe des legitimes mouvemens, qu’ils ont eus de leur tems, cela n’empêche pas, qu’au nôtre nous ne puisſions, ſans offenſer la pieté, ſuivre en cela ce qui eſt le plus vraiſemblable.

Le reproche qu’on lui fait d’inexperience, & de mauvaiſe conduite, n’eſt peut-être pas plus conſidérable. On le fonde ſur ce qu’il fit brûler imprudemment preſque toutes les barques, qu’il avoit ſur le fleuve du Tigre, pour entrer plus avant dans le païs du Roi de Perſe, ſe fiant au conſeil d’un Traitre, qui fut cauſe de la perte de toute l’armée Romaine. Or bien qu’il ſoit vrai, que le chemin vers les montagnes lui fut indiqué par quelques Perſans, qui confeſſèrent leur trahiſon à la torture, comme le texte d’Ammien le porte[49] ; il eſt faux néanmoins, que l’incendie des vaisſeaux ſe fit à la perſuaſion de ce frauduleux Sinon, dont on parle, qui ne ſe préſenta devant Julien, qu’après qu’ils fûrent brûlés, ſelon qu’on peut le voir dans Nicephore. Et Zoſime dit expreſſément[50], que ce fut un avis, que prit l’Empereur par une mûre déliberation, encore que l’évenement l’ait fait depuis trouver mauvaiſe. En effet, il ſe reſolut à cela, pour ſe prévaloir de bien vint mille hommes, qui étoient occupés à la conduite, & à la garde de ſa flotte. Il craignoit d’ailleurs, qu’elle ne tombât entre les mains de ſes ennemis, qui s’en fuſſent prévalus contre lui. Et peut-être, qu’aiant arrêté de prendre un nouveau chemin, il vouloit ôter toute penſée à ſes ſoldats de revenir vers la riviere, & leur donner plus de réſolution à ſurmonter les difficultés de la route, qu’il avoit deſſein de tenir. Et quoi ? n’eſt ce pas ſur le même projet qu’Alexandre congedia ſes vaiſſeaux auſſitôt qu’il fut en Aſie ? Agathocles ne brûla-t-il pas de même fort heureuſement les ſiens en Afrique ? Caton n’eſt il pas loüé d’avoir renvoié à Marſeille ceux, qui l’avoient paſſé en Eſpagne ? Le Prince d’Orange dernier mort, ne gagna-t-il pas, il y a peu de tems, la bataille de Nieuport par un ſemblable ſtratagème ? Et ne liſons nous pas encore dans la conquête de Mexique, que Fernand Cortez fit enfoncer tout ce qu’il avoit de navires, afin que ceux, qui l’accompagnoient, ne ſongeaſſent plus au retour ? Pourquoi condannerons-nous donc en Julien la même choſe, faite à même deſſein, & à qui il n’a manqué, qu’une auſſi heureuſe fortune ; puiſque c’eſt une maxime, dont tout le monde tombe d’accord, qu’on ne doit jamais juger des actions par le ſuccès.

Ce qui eſt bien étrange, c’eſt qu’on l’accuſe principalement des vices oppoſés aux vertus, que tous les Hiſtoriens lui ont attribuées. Car il n’y a rien dont ils le recommandent davantage, que d’une chaſteté ſi par faite, qu’il ne donna jamais à perſonne le moindre ſoupçon d’impudicité, comme nous l’avons déja rapporté. Marcellin obſerve même à ce propos, qu’il citoit ſouvent un paſſage de Platon, où Sophocle s’eſtime heureux, que l’âge l'ait delivré de la ſervitude inſupportable de l’Amour ; Et qu’il avoit en core ſouvent dans la bouche quelques vers du Poëte Bacchilide ſur ce ſujet. Cependant Saint Jean Chryſoſtome entre autres afſure avoir vû dans Antioche cet Empereur, environné de toute ſorte d’hommes perdus, & de femmes débauchées, de façon, qu’on le prendroit, ſelon qu’il eſt repréſenté dans ce Tableau, pour l’un des plus diſſolus Princes, qui fut jamais[51]. Je ſais aſſez le reſpect, qui eſt dû à un ſi grand perſonnage que Saint Chryſoſtome, & je ſerois bien faché, d’avoir douté de ce qu’il affirme ſi préciſément, comme témoin oculaire. Mais je tiens auſſi pour certain, que l’accés libre, qu’il dit, que Julien donnoit à tant de perſonnes diffamées, doit être plûtôt imputé à ſon idolâtrie, & à ſa ſuperſtition, qu’à ſon impudicité. En effet, la Réligion Paienne avoit entre pluſieurs abſurdités celle-là, d’honorer je ne ſai combien de Divinités ridicules & honteuſes. Pour ne rien dire de leur Dieu Priape, ni de leurs Déeſſes Pertunde, Salacie, & autres, dont Saint Auguſtin s’eſt ſi bien moqué dans ſa Cité de Dieu[52] : ne ſait-on pas ce qui ſe commettoit dans leurs Temples de Venus, parmi leurs Bacchanales, & au milieu de ces grandes cérémonies, qu’ils pratiquoient en l’honneur de la Mere des Dieux ? Or toutes ces abominations étoient entretenues par une infinité de Prêtres, de Sacrificateurs, & de perſonnes de l’un & de l’autre ſexe, âttachées à ce deteſtable culte, & que le peuplé ne laiſſoit pas d’avoir en grande vénération. C’eſt ce qui portoit ce miſerable Empereur, qui aſſez êtoit, en haine du Chriſtianiſme, dë paroïtre tres devot dans ſa Réligion, à faire cas de cette ſorte de gens là, à leur donner libre entrée dans ſon Palais, & à les tenir même proches de lui, lorſqu’il paroiſſoit en public. Et voilà le ſujet du reproche que Saint Chryſoſtome lui fait, fondé ſur un véritable recit de ce qu’il avoit vû vint ans auparavant dans Antioche, & accompagné de cette animoſité juſte, dont il étoit porté contre un ſi redoutable ennemi de la Foi. Car pour ce qui regarde la diſſolution de ſes mœurs, ſans m’arrêter à ce que toutes les Hiſtoires la démentent, & ſans faire valoir ce qu’il publia là-deſſus de ſon vivant dans ſon Miſopogon ; y a-t-il apparence, qu’étant à bon droit ſi hai, comme il étoit, & ſi éclairé de tout le monde, on ſe fût contenté d’une accuſation générale ſans rien particulariſer ? Qu’on jette les yeux ſur ce qui s’eſt publié de ſes ſemblables, de Tibere, de Caligule, ou de Neron & l’on verra, qu’outre la licence & le débordement de leur vie, repréſentée en gros, leurs crimes y ſont particulariſés, & que le nom de ceux & de celles, qui ont ſervi à leurs lubricités, s’y trouve preſque toûjours exprimé. Où eſt la femme, qui s’eſt prévaluè des bonnes graces de Julien ? Qui eſt le Spore, ou le Narciſſe qu’on diſe avoir abuſé des privautés honteuſes, qu’ils euſſent avec lui ? Et qu’on me ſpecifie quelqu’une de ſes actions, qui puiſſe être rapportée à des débauches de cette nature ? En vérité, toutes choſes bien conſidérées, je ne crois pas, qu’une ſimple invective ſoit capable de ruïner des témoignages ſi exprès de ſa continençe, comme nous les avons dans l’Hiſtoire, nonobſtant qu’il ait été d’ailleurs ſi abandonné de Dieu, & ſi digne de nôtre abomination.

Je ne doute pas que ce ne ſoit cette abomination, qui empêche beaucoup de perſonnes de lui accorder encore aujourd’hui la moindre qualité loüable, comme ſi c’étoit une choſe du tout impoſſible, qu’un homme de ſi dannable mémoire eût eu l’uſage de quelque vertus, & comme s’il y avoit de l’impieté à ſoutenirs qu’un Apoſtat, tel que celui-ci, ait pû être un grand Capitaine, & un Prince très conſidérable en beaucoup de façons. Mais à le prendre de la ſorte il y iroit de la conſcience d’attribuer les mêmes titres à Céſar ou à Alexandre, puiſqu’ils étoient tous deux Idolâtres. Et il ne ſeroit pas permis non plus par la même raiſon de dire, que Ciceron & Demoſthene ont été de grands Orateurs, à cauſe de leur infidelité. Ce ſont des ſcrupules, que nous avons combattus dans toute la ſuite de ce Livre ; & je dis particulierement à l’égard de Iulien, que s’ils étoient confidérables, tous ceux qui ont travaillé à l’édition de ſes livres ſeroient repréhenſibles, puisqu’ils ont reconnu par là, qu’il pouvoit venir quelque choſe de bon d’un Rénegat. Le Réverend Pere Petu ſur tous, qui a le plus contribué à cela, & que je nomme volontiers, à cauſe de ſa grande doctrine, de ſon zèle pour la Réligion, & de ſa ſuffiſance, que tout le monde connoit, auroit ſans doute fait faute de nous recommander un ouvrage comme très utile, & même néceſſaire à l’intelligence de beaucoup de choſes, qu’il faloit plûtôt ſupprimer. Et quand il donne la qualité de docte & de diſert à un ſi méchant Empereur, il commettroit le même crime, qu’on veut imputer à ceux, qui lui attribuent la Prudence, la Force, & quelques autres vertus ſemblables. Car quelle apparence y a-t-il de lui accorder des vertus ou habitudes intellectuelles, telles, que ſont les ſciences, & de lui dénier abſolument les autres vertus morales, dont tous les hommes reçoivent en naiſſant quelques ſemences naturelles en eux-mêmes ? Si l’on veut dire, que c’eſt parcequ’on peut être ſavant & éloquent ſans être homme de bien, ce qui ne peut pas être préſuppoſé de celui qui poſſede les vertus Morales : Je reponds, qu’encore qu’il ſoit vrai, que les aiant toutes, on eſt néceſſairement très homme de bien ; il ſe peut faire pourtant, que quelqu’un en poſſedera une partie ſeulement, & ſera ſi diffamé d’ailleurs par le vice, qu’il ne pourra paſſer que pour un mechant. Il faut prendre garde auſſi, qu’en définiſſant l’Orateur[53], un homme de bien qui ſait l’art de s’expliquer en beaux termes, on a fait entrer la probité dans la definition de l’Eloquence. Et néanmoins ceux, qui ne peuvent ſouffrir, qu’on nomme Julien juſte, ni temperant, parce que ce ſont des attributs de prud’hommie ; permettent bien qu’on le qualifie diſert, & éloquent, ce qui ne peut être ſans elle à le prendre exactement. Mais ce n’eſt pas l’ordinaire de parler ſi préciſément des vertus, ſoit de l’entendement, ſoit de la volonté, ni de faire de la Morale une Mathématique. Et quoique l’Ecole nous enſeigne, que ces vertus ſe prêtent la main, les unes aux autres ; que quelques-unes comme la Juſtice & la Prudence, comprennent en certaine façon toutes les autres ; & qu’elles ſont en guerre perpetuelle contre les vices, qui leur ſont contraires : La même Ecole néanmoins nous apprend, que hors le degré héroique ou parfait, elles peuvent fort bien ſubſiſter les unes ſans les autres, que tel peut êtreloüé de Juſtice, & de Prudence, à qui la Force, ou la Temperance manqueront ; & qu’il ſe trouve des perſonnes, qu’on voit en même tems vertueuſes en un ſujet, & vicieuſes en un autre. Cela étant, quel inconvenient y a-t-il à recevoir l’Hiſtoire de Julien toute entiere, & à laiſſer à cet Empereur les qualités loüables qu’elle lui donne, puiſque cela n’empêche pas, que nous ne condannions ſes crimes, & que nous ne deteſtions ſon Apoſtafie ?

Or, outre l’obligation que j’avois en traitant mon ſujet, de faire voir parl’exemple d’une perſonne ſi odieuſe, que la Vertu des Païens doit être reconnué en ceux mêmes, dont nous tenons le ſalut pour deſeſperé ; j’ai été bien aiſe de prendre cette occaſion d’expliquer ce que j’écrivis de Julien dans un autre livre que celui ci, parce que je me ſuis apperçu que mes paroles ont été mal interprétées. Il m’arriva en parlant de la valeur des grands Capitaines[54], de mettre Julien au nombre de ceux qui ſe ſont le plus librement expoſés aux perils de la guerre ; de rapporter ſa mort, & ſes principales actions militaires, ſelon qu’Ammien Marcellin les repréſente ; & de dire même qu’à mon avis, ſa ſeule Apoſtaſie l’empêchoit d’être le premier des Céſars. C’eſt ce qui a été pris en trop mauvaiſe part, & avec beaucoup plus de vehemence que je ne l’euſſe attendu. J’ai ſait voir, pourquoi je préferois le témoignage oculaire d’Ammien & de ſes ſemblables à ce qui a été dit au contraire ſur ce ſujet. J’ai loüé le zèle des Peres, à diffamer ce perſecuteur des Fideles, dans un tems, qui le requeroit. Et j’ai montré par pluſieurs bons Auteurs & très Chrétiens, que nous pouvions aujourd’hui parler autrement de lui, que n’ont fait ces Peres, puiſque l’Idolâtrie ne ſauroit plus s’en prévaloir, & que la pieté n’y étoit plus intereſſée. Si l’on trouve, que je lui ai voulu donner un rang trop avantageux parmi les Empereurs, il faut, que je me faſſe entendre tant à l’égard des Paiens comme lui, que de ceux d’entre eux, qui ont reçû les lumières de la Foi. Pource qui touche les premiers, j’avouë, que la vaillance de Iules Céſar, & la Philoſophie de Marc Antonin, leur ont acquis un merveilleux avantage, quoique les vices de l’un, & la peſanteur de l’autre, y puiſſent donner du contre-poids. Mais ſi les proüeſſes de celui-là l’emportent par le grand nombre & la quantité, dans une vie beaucoup plus longue ; la mort de Julien témoigne, que les ſiennes n’ont rien d’inferieur en la qualité. Quant au Génie philoſophique d’Antonin, que les douze livres de ſa vie, écrits par lui-même, nous font voir ſi clairement : Le lieu où Julien le met dans ſes Céſars, le préſerant à tous ſes prédeceſſeurs ; ce qu’il écrit à Thémiſtius des actions de Socrate, dont il fait bien plus de cas, que de celles d’Alexandre ; ſon Antiochide, & le reſte de ſes compoſitions, montrent aſſez, que jamais perſonne de ſa condition n’eût plus d’inclination que lui à la Philoſophie des Gentils. Confidérons maintenant l’interêt des Empereurs Chrétiens, afin que je me dédiſe, s’il m’eſt arrivé de me tromper au jugement que je me ſuis hazardé de donner. Certes, je le ſerois avec beaucoup de repentance, ſi j’avois été ſi téméraire, que de leur comparer un Rénegat, à plus forte raiſon de le mettre au-deſſus d’eux. Mais comme je n’en eus jamais la moindre penſée, auſſi crois-je l’avoir ſi bien diſtingué d’eux en remarquant, que ſon Apoſtaſie ſeule lui faiſoit perdre le rang qu’il eût pû prétendre, qu’on a eu tort, ce me ſemble, de me rien imputer là-deſſus. N’eſt ce pas une choſe fort évidente, que ſi Ju lien fut demeuré dans la créance, oû il avoitété élevé, toutes ces rares qualités, qu’il poſſedoit & dont il s’eſt ſi miſerablement ſervi, euſſent pû produire des merveilles en faveur de l’Egliſes ; Ne peut-on pas dire qu’au contraire les crimes, qui le noirciſſent, ſes impietés, & tant de ſortes de perfecutions, exercées contre les Eideles, n’eûſſent jamais été ? Et cela préſuppoſé de la façon, qui ne voit avec quel applaudiſſement il eût été ſans doute proclamé le premier de tous les Céſars ? Conſtantin a été un très grand Monarque, & le ſeul des Chrétiens qui eût pû s’y oppoſer. Son mérite d’avoir montré le chemin à tous les Empereurs, qui ont entré depuis lui dans le vaiſſeau de St. Pierre, eſt ſi grand, qu’il ne ſe peut exprimer. Et nous croions, que tous ſes defauts ont été lavés par les eaux du Batême qu’il reçût fort peu de tems avant ſa mort. Mais comme j’ai blâmé tantôt Leunclavius, de lui avoir préferé un Apoſtat, je ne ſaurois auſſi m’imaginer que perſonne fit difficulté de placer Julien avant lui, déchargeant celui-là d’Apoſtaſie, & lui donnant par conſequent avec ce qu’il avoit de naturel & d’acquis, les graces du Ciel, qui vraiſemblablement l’euſſent accompagné ſans ſon infidelité. Nous n’avions donc pas écrit ſans ſujet ſur le propos des grands Princes, que le ſeul re proche de cette Apoſtaſie mettoit Julien après ceux, qu’il eût précedés ſans elle. Et il me ſemble, qu’on ne peut pas dire là-deſſus, que nous aions ramaſſé ſes cendres pour les conſacrer, ni que nous lui avons élevé des autels, ſi l’on ne donne à nos paroles des interprétations du tout contraire à ce qui eſt de nôtre intention.

Pour le ſurplus je perſiſte en mon opinion, que comme on ne ſauroit trop déteſter les crimes de Julien, & ſur tout ſa deſertion lorſqu’il a manqué de foi à ſon Créateur ; rien n’empêche auſſi, que nous ne reconnoiſſions franchement les vertus qui lui ſont attribuées, quoiqu’inférieures de beaucoup à la malice. La doctrine des mœurs souffre, qu’on conſidére le bien & le mal dans un même ſujet. Et ſi une pierre précieuſe ne perd rien de ſon prix, pour être tombée entre les mains d’un Voleur ; la vertu a ce privilège, de ſe faire admirer en quelque lieu qu’elle ſoit, & d’être vertu, même encore quelle n’y reluiſe que pour éclairer ſa condamnation. Il n’eſt pas d’ailleurs inutile de faire voir par ſon exemple aux autres Potentats de la terre, que quelques dons de Nature que Dieu leur accorde) & quelques vertus qu’ils puiſſent acquérir pendant leur vie ; s’ils quittent ſes Autels, & s’ils ne le ſervent avec une véritable piété, leur mémoire ne laiſſera pas d’être abominable à perpétuité.

  1. Soz. l. 5. c. 4. & 5.
  2. Optatus.
  3. Greg. Nanz. invect. 1. contra Iul. Chryſ. contra Gent. Iul. in Ep. & Amm. Marc. l. 23.
  4. Socrat. l. 3. Hiſt. c. 11.
  5. Theodoretus l. 3. c. 7.
    Ruſinus l. 1. c. 32.
  6. Ep. 45.
    Ep. 42.
  7. L. 3. c. 10.
  8. L. 3. c. 7.
  9. L. 5. c. 17.
  10. L. 10. c. 32.
  11. L. 10. c. 25. & 26.
  12. D. Hier. ad Magnum or. Rom. l. 3. c. 14.
  13. Niceph. l. 10. c. 11. & Metaph. die 17. Junii.
  14. Orat. 2. In
  15. Jul. adv. Gentes.
  16. Ep. 84. ad Magnum.
  17. L. 3 ; c. 19.
  18. Invect. 1.
  19. Cyrill. præf. Greg. Nanz. c. 1. Sozom. l. 5. cap. 2. Socrat. l. 3. cap. 1. & alii.
  20. Orat. adv. Gentes.
  21. Lib. 3. cap. 18. Orat. 1. de Imag. lib. 10. cap. 35 Lib. 6. cap. 2. Lib. 3.
  22. cap. 20. Invect. 2.
  23. Niceph.
  24. h. 10. c. 34.
  25. Lib. 25.
  26. Tab. 10.
  27. Lib. 3. hiſt.
  28. Lentioris vel levioris imagini
  29. Lib. 3. cap. 10.
  30. Lib. 5. cap. 1. Lib. 9. cap. ult.
  31. Lib. 1. de Regn. & temp. ſuc.
  32. Tom. 3.
  33. Lib. 7.
  34. L. 1. Rom. Princ.
  35. Præf. ad Jul. opera.
  36. L. 4. C. de maleſ.
  37. Contra Julian.
  38. Ep. 50. ad Bonifac.
  39. Lib. 7. de Civ. Dei cap. 21.
  40. Lib. 22.
  41. Ep. 22.
  42. Lib. 3.
  43. Lib. 21.
  44. Suidas in voce Jovianus.
  45. Ruf l. 2.
  46. Amm. Marc. l. 23. Peri lat. & alii.
  47. Zoſimus lib. 3.
  48. Lib. 25.
  49. Lib. 24.
  50. Lib. 10. cap. 33. lib. 3.
  51. Orat. adv Gentes.
  52. Lib. 5. de Civ. Dei.
  53. Orator vir bonus, dicendi peritus.
  54. Livr. de l’inſtruct. de Monſeigneur le Dauphin.