Lamothe Le Vayer/T5/P1/De la vertu de payens/p2/Introduction

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Œuvres (1756)
Michel Groell (Tome 5, Partie 1p. 102-108).

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DE LA VERTU


DES


PAYENS.


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SECONDE PARTIE.


Sen. lib. 4. de benef. c. 26. & l. 5, 6, 15.
L a Morale des Stoïciens a été repriſe par tout le reſte des Philoſophes, d’avoir rendu les Vertus ſi inſéparables les unes des autres, qu’il étoit impoſſible à leur dire, d’en poſſeder une ſans les avoir toutes. Par le même raiſonement il ne ſe pouvoit faire qu’un homme vertueux eût le moindre vice, parce que celui qui ſe rendoit coupable d’un ſeul, le devenoit de toute sorte de crimes. Et lab. 4. comme Hérodote écrit qu’une petite fontaine de Scythie infecte de ſon amertume tout le fleuve Hypanis qu’il met entre es plus grands ; l’opinion de ceux de cette ſecte étoit, qu’un ſeul défaut dans les mœurs rendoit un homme tout à fait vicieux, nonobstant toutes les bonnes habitudes qu’il avoit acquiſes auparavant. A la vérité, ſi cette doctrine fût paſſée pour véritable, il n’y auroit pas lieu de mettre aujourd’hui en queſtion, ſi les Pa ïens dont nous voulons parler, méritent, que nous deferions quelque honneur à leur mémoire. Car outre que l’infidelité & l’idolâtrie peuvent être reprochées à pluſieurs, on ne ſauroit nier, que les plus accomplis d’entre eux n’aient eu beaucoup d’autres vices, qui ne nous permettroient pas de mettre en conſidération quelques qualités vertueuſes, puiſque le mal auroit néceſſairement anéanti le bien par les maximes d’une ſi étrange Philoſophie, de même qu’un peu de levain aigrit & corrompt toute la maſſe, qui le reçoit.

Mais il y a long tems que l’Ecole a condanné tous ces paradoxes, & que Saint Auguſtin a fait voir[1], qu’on ſe tromperoit dans l’Ethique, oû le bien & le mal ſont ſouvent mêlésº enſemble, ſi l’on y vouloit recevoir la regle — des Dialecticiens, qui porte, que deux contraires ne ſe peuvent jamais rencontrer en un même ſujet. En effet, le vice & la vertu ſe brouillent quelquefois de telle ſorte, qu’on voit des hommes fort vicieux faire de très bonnes actions ; & d’autres au contraire qui en commettent de très méchantes, bienqu’ils ſoient d’ailleurs dans l’exercice de beaucoup de vertus. Ainſi Théophraſte remarque, qu’avec des pierres fort noires on peut tirer des lignes blanches ; & Pline, que la couleur de l’argent ne l’empêche pas de faire des mars ques obſcures ſur le papier. C’eſt la même choſe de certaines perſonnes, dont les ope rations ſont ſi différentes de leur naturel, qu’il ſemble qu’elles démentent leur principe. Or ce qui eſt encore fort notable dans ce mêlan ge moral, c’eſt qu’on y obſerve l’union de deux contraires, ſans qu’il ſe forme un tem perament particulier des deux, comme il ark rive toûjours ailleurs. Un même homme ſera avare & prodigue, ſans jamais être libes ral ; temeraire & poltron, ſans pouvoir être vaillant. Cela montre bien que la ſcience des mœurs ne reçoit pas toutes les maximes des autres, & qu’elle a ſes regles différentes de celles de la Phyſique, auſſi bien que de la Logique. Tant y a qu’on ne ſauroit nier, que la vertu & le vice ne ſe rencontrent ſouvent en même lieu ; ni ſoutenir avec raiſon, que ces deux contraires ſoient abſolument incompatibles. Ils ne l’étoient pas en la perſonne du Roi Philippe de Macedoine, de qui l’on a dit[2], que jamais autre que lui n’avoit apporté à la Roiauté tant de vertus & tant de vices tout à la fois. Et Polybe le fait encore voir en parlant d’Aratus[3], qu’il aſſure avoix été hardi & timide tout enſemble. Il n’y avoit rien de plus vaillant que lui dans ſon païs, ni de plus craintif au dehors, & quand il ſe trouvoit ſur les terres des ennemis. Le même Hiſtorien obferve là deſſus comme grand Philoſophe qu'il étoit, qu'on voit aſſez d'eſprits de cette trempe ; & que tel eſt courageux dans les perils d'une chaſſe très dangereuſe, qui ne fait paroitre nulle valeur au métier de la guerre. Celui-là paſſera pour invincible dans les duels, qu'on prendra pour un poltron au milieu d'une bataille rangée. Ceux de Candie qui étoient les nompareils aux asſauts de nuit, & en toute ſorte d'exploits de ſurprise, ne valoient rien aux combats réglés, ni où il étoit queſtion d'executer par la force quelque grande entrepriſe à découvert ; tout au rebours des Macedoniens, & de ceux d'Achaïe, qui avoient les qualités diametralement oppoſées à celle-là. Enfin, c'eſt une choſe ſi conſtante & ſi ordinaire que cette varieté d'eſprits, & cette inconſtance de mœurs, dont un chacun de nous peut être bon témoin à ſoi-même, qu'à le bien prendre, la plus rafinée perfection a toujours quelque trait d'imperfection, comme il n'y a point de vin, qui n'ait ſa lie, & comme la plus belle grénade, ſelon le dire de Crates le Thebain, n'eſt jamais ſans le defaut de quelque grain pourri. Ainſi nous pouvons bien établir cette maxime, que les plus vertueux de ce monde ſont ſimplement ceux, qui ont le moins de vices ; & que quant à cette pureté exemte de tout mêlange, ne ſe trouvant pas ici bas, nous ne la devons chercher que dans le Ciel.

Il n’eſt pas raiſonnable néanmoins de con fondre cependant le vice avec la vertu ; pour être logés en même endroit, ils ne laiſſent pas d’être reconnoiſſables l’une d’avec l’autre ; & cela étant ainſi, nous ſommes obligés de diſtribuer à une même perſonne le blâme & la loüange, à proportion du bien & du mal qui ſe trouvent dans ſes actions. C’eſt ſuivant cette regle que je me ſuis propoſé d’examiner la vie de quelques Gentils des plus renommés de l’Antiquité à cauſe de leur mérite. Et parce qu’il n’y en a point qui le ſoient davantage, que ces grands Philofophes, dont le ſeul nom a ſouvent le pouvoir de nous inſpirer un ſecret amour de la Vertu, nous les choiſirons entre tous, comme les plus propres à nôtre deſſein. Il eſt vrai, que le nombre en étant fort étendu, je fais état de ne m’attacher guères qu’à ceux d’entre eux, qui ont été fondateurs de quelqu’une des ſectes de l’ancienne Philoſophie, parce que ce ſont ſans doute les plus conſidérables ; comme l’on peut dire dans le Chriſtianiſme, que les Chefs de ces illuſtres familles Réligieuſes ſont les premieres perſonnes de leur Ordre en pieté & en ſuffiſance, auſſi bien qu’en la ſuite du tems. Voions donc, ſi ces Sages du Paganiſme nous donneront plus de ſujet de les eſtimer, que de les blâmer ; & tâchons de reconnoitre s’il y en a eu quelques uns, qui aient poſſedé aſſez de lumiere naturelle, pour traverſer, moiennant la grace du Ciel, des ſiécles de ténebres & d’infidelité, comme ont été les leurs, ſans ſe perdre dans l’Idolâtrie, où ils étoient nourris. S’ils l’ont pû faire, le cours de leur vie n’eſt pas moins admirable que celui d’Alphée, ou de ces autres fleuves qui conſervent la douceur de leurs eaux parmi l’amertume de celles de la mer. Et nous les pouvons comparer encore à ces ſources d’eau pure & très bonne à boire, qui ſortent du milieu des collines de ſel, qu’Herodote dit[4], qui ſe trouvent dans les deſerts de Libye.

Il faut commencer cette recherche par le pere commun de tous les Philoſophes qui eſt Socrate ; Car puiſqu’il n’y en a preſque point eu, qui n’aient fait gloire de tirer leur ſavoir, & s’il faut ainſi dire, leur extraction ſpirituelle de ce grand homme, nous lui ferions tort, & à l’ordre que nous devons tenir, ſi nous ne lui donnions le premier lieu. Ce n’eſt pas que je ne ſache bien, qu’on en peut nommer ! beaucoup qui ont vécu avant lui. Thales, Bias, Solon, & le reſte des ſept Sages de Grece l’ont précedé. Anacharſis, Pherecydes, Pythagore, Anaximandre, Anaxagore, & quelques autres, avoient déja paru dans le monde quand il y eſt venu. Mais parce que nous ne les voulons pas tous conſidérer, & que ce n’eſt pas nôtre opinion qu’on doive donner ici la priorité du merite, ſelon celle du tems, comme parmi les Jurisconſultes ; nous attribuerons volontiers l’avantage du rang à celui, qu’on a dit avoir le premier. de tous fait deſcendre la Philoſophie du Ciel en terre.


  1. In Enchir.
  2. Excer. Conſt. ex Polyb.
  3. Lib. 4. hist.
  4. In Melpôm.