Aller au contenu

Laure d’Estell (1864)/12

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 48-52).
◄  XI
XIII  ►


XII


Serait-il possible, ma Juliette ! Sir James aurait un crime à se reprocher ! Il serait coupable avec une âme aussi belle ! Et ce que j’avais pris pour l’effet d’une douleur inconsolable, ne serait que celui du remords ! Non, tu ne concevrais pas cette idée plus que moi, si tu le connaissais, si tu l’avais seulement entrevu. Sa figure, l’expression répandue sur toute sa personne, la fierté qui le caractérise, t’auraient donné de lui une toute autre opinion. Sa tristesse paraît, dis-tu, celle d’une conscience troublée ; mais tu fondes ces soupçons sur ce que je t’en ai dit ; je me suis sûrement mal expliquée, et tu auras trop pris à la lettre le portrait que je t’en fis lors de mon arrivée à Varannes. On m’avait prévenue contre lui ; il était, disait-on, inabordable ; il avait l’air fâché de tout. Ces propos avaient été répétés à ma belle-mère par des gens fort obscurs, et Frédéric en détruisit bientôt l’effet, en faisant de son ami un éloge mérité. Sir James n’est pas, proprement dit, un homme généralement aimé ; il communique trop peu avec le monde et n’a pas l’air de l’estimer assez, pour s’attirer sa bienveillance ; mais il le force à lui rendre justice, par une conduite pleine d’équité et par les principes d’une vertu qui semble être le premier mobile de toutes ses actions. Ce n’est point, il est vrai, un de ces agréables, toujours empressés de plaire et ne s’occupant que des moyens d’y réussir ; c’est un homme blessé par la perfidie, tourmenté d’un souvenir affreux, observateur des vices et des maux de l’humanité, et, par cela même, en proie à la tristesse ; tous ses désirs tendent à soulager les malheureux, il y emploie sa fortune, sa vie, que peut-on lui demander de plus ? Et n’est-il pas au-dessus de tous ceux qui l’accusent ?

Tu en parles avec bien de l’assurance, me répondras-tu ; crois-tu l’avoir bien jugé ? Oui, et je suis appuyée dans mon jugement par tout ce que m’en a dit sa sœur. Tu sais que je désirais savoir d’elle plusieurs détails intéressants pour Caroline ; l’occasion s’en est présentée tout naturellement. J’étais seule avec Lucie et les enfants, quand elle me parla du chagrin qu’elle allait bientôt éprouver en se séparant de son frère.

— C’est déjà trop, ajouta-t-elle, de perdre la société d’un ami tel que lui ; mais le voir partir malheureux, et retourner dans les lieux témoins du bonheur qu’il a perdu, c’est plus que mon courage n’en peut supporter. Pauvre James !

— À ces mots je vis couler ses larmes, elle devina que je partageais sa peine, et me récompensa de cette preuve d’amitié par une entière confiance. J’appris d’elle que sir James avait aimé cette milady Léednam, si coquette et si belle ; que lord Drymer s’opposant formellement à cet amour, il s’était décidé à abandonner sa famille pour la suivre en France ; qu’il avait passé six mois avec elle, dans la retraite quoiqu’au milieu de Paris. Mais milady ayant désiré vivement de voir le grand monde, il avait cédé à cette fantaisie, et s’était engagé à se montrer le moins possible avec elle pour ne pas la compromettre. Un soin aussi délicat aurait suffi pour la retenir, si elle eût conservé quelque sentiment de pudeur ; mais sa perfidie n’attendait que le moment d’éclater. Un soir que sir James revenait du spectacle, on lui remit un billet de milady, contenant tout ce qui pouvait donner une apparence de raison à son infâme conduite : elle lui disait que son père ayant mis à leur union un obstacle invincible, elle croyait se sacrifier pour son bonheur en lui donnant l’exemple d’une rupture nécessaire. Il ne fut pas dupe de ce beau prétexte, et se transporta sur-le-champ à l’hôtel de milady, où il apprit qu’elle était partie le soir même avec un officier français. Figure-toi, ma chère Juliette, ce qu’un homme aussi passionné que sir James dut éprouver à cette affreuse nouvelle. Il se livra à tous les transports d’une jalousie effrénée ; les suites en furent terribles, et l’on ne sait pas jusqu’où se serait portée sa vengeance, s’il eût trouvé à l’assouvir. Lucie, dans cet endroit de son récit, a paru me cacher quelque chose ; peut-être cet infortuné n’a-t-il pas résisté au désir de punir l’indigne objet de son amour : peut-être lui a-t-il fermé pour jamais l’entrée de sa patrie, en y faisant connaître son déshonneur ! C’est à présumer, puisqu’elle s’est vue contrainte de se retirer dans un couvent au fond de l’Allemagne ; cependant ceci n’est qu’une supposition de ma part, et cette action, toute motivée qu’elle soit, me paraît indigne de la noblesse de son caractère.

Après un si funeste événement, retourner dans sa patrie, eût été un nouveau supplice pour sir James ; il ne vit plus dans le monde qu’un asile pour lui, et le trouva près de sa sœur. C’est dans son sein qu’il déposa ses peines ; la tendre amitié en adoucit l’amertume, et le spectacle du bonheur de Lucie calma l’horreur de sa situation. Ah ! ma Juliette, combien son malheur m’intéresse ! Il est encore plus à plaindre que moi. Je pleure ce que j’aimais, et lui celle qui ne l’aimait plus ; nous sommes tous deux sans espoir ; mais il n’a que des regrets, et j’ai des souvenirs.

Adieu, chère Juliette, j’étais trop occupée du sujet de cette lettre pour te parler d’autre chose. Je t’embrasse et mon Emma te caresse.