Laure d’Estell (1864)/13

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 52-54).
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XIII


Ce peu de mots me prouve qu’il est amoureux. Amoureux ! lui, sir James ! Ah ! ma Juliette, combien tes conjectures sont loin de la vérité ! Crois-tu possible de se livrer avec tant de facilité au même sentiment qui a causé des maux irréparables ? Cette seule raison suffirait pour en ôter l’idée ; ajoutes-y que sir James ne me connaît que par ce que sa sœur peut lui avoir dit de moi ; qu’il m’a toujours vue triste ou mélancolique, et qu’il a été seulement touché de la manière dont j’ai apprécié le service qu’il a rendu à Philippe. Il est de certaines âmes pour lesquelles une preuve de bienveillance est une espèce de baume jeté sur leurs blessures. Mon action était fort simple, mais un homme accoutumé à se voir trompé, ou méconnu, devait y être sensible ; il a d’abord exagéré la reconnaissance qu’il m’en devait ; ensuite, ému du souvenir de ses malheurs, il m’en a parlé avec plus de chaleur qu’il ne l’eût fait dans tout autre moment. Ce raisonnement est si juste, que depuis, toutes les fois que je l’ai vu, il m’a évitée avec soin, et sûrement dans la crainte que je ne me sois abusée, comme toi, sur le sens de ses paroles. Lucie m’a dit qu’il avait été entièrement guéri de son amour pour milady Léednam, dès l’instant où il s’était vu contraint de lui retirer son estime. Sa fierté ne put s’abaisser à un sentiment lâche ; juge d’après cela, ma Juliette, si l’homme qui est parvenu à dompter sa passion au moment où sa jalousie y donnait de nouvelles forces ; juge, dis-je, si cet homme aura jamais la faiblesse de s’y abandonner de nouveau ! À quoi servirait donc l’expérience, si elle ne nous garantissait des pièges où nous sommes déjà tombés ?

Tu prends quelque intérêt à ce cher Frédéric ! — Vraiment, madame, je le crois bien, et mon petit frère est assez aimable pour cela ; mais il sera toujours mon frère ; et malgré sa répugnance pour ce nom, il est destiné à le porter toute sa vie. — Je suis pourtant assez contente de lui, il ne m’a point reparlé de notre scène nocturne, et je présume qu’il a pris le parti de n’y plus penser. Sa gaîté est toujours la même, et si je ne m’étais pas expliquée très-clairement avec lui, je croirais à cette gaîté qu’il s’imagine être l’homme le plus heureux du monde. Il passe ses matinées à faire de la musique, il compose, et tout cela pour nos concerts. Cette occupation prouve assez qu’il n’est tourmenté d’aucune peine. Caroline est moins heureuse ; ce que je lui ai dit du père de sir James lui a ôté tout espoir, et la pauvre petite est vraiment à plaindre : le départ de sir James va la désespérer, mais je le regarde comme le seul remède à ses maux. L’absence opérera peut-être sa guérison ; si elle n’y réussit pas, je tâcherai de lui faire faire un voyage à Paris, et je te chargerai du soin de la distraire. Il est clair que sir James n’a qu’un très-léger penchant pour elle. Ce que je t’ai dit ne donne pas l’espoir de le voir se changer en amour, et de toute façon il est nécessaire de détruire dans le cœur de Caroline une illusion qui doit toujours s’évanouir.

Je dîne aujourd’hui chez Lucie, Emma me presse de partir ; elle ne veut pas perdre un des instants qu’elle doit passer avec Jenny, et je te quitte pour céder à son désir. Madame de Savinie est souffrante ; j’avais oublié de te dire qu’elle est enceinte, ce qui lui donne un air plus intéressant. On ne saurait trop désirer voir accroître sa famille ; ce sont des enfants qui naissent au bonheur ; que ne puis-je en dire autant de mon Emma ! Adieu.