Laure d’Estell (1864)/14

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 55-61).
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XIV


Ce que j’avais prévu est arrivé. Frédéric a pris l’émotion que j’ai éprouvée, en voyant couler les larmes de sa mère, pour la marque certaine du chagrin que me causait son départ. Il a vu dans ce que j’ai dit une invitation à rester, et il m’en a témoigné très-clairement toute sa reconnaissance. Tu sais que je devais dîner, il y a quelques jours, chez madame de Savinie, j’y fus avec ma fille, Caroline et Frédéric ; madame de Varannes était restée au château pour différentes affaires qui l’y retenaient ; et c’est pendant que nous étions en voiture que Frédéric me dit tout bas que j’avais décidé de son sort, et que, dût-il perdre son régiment, il ne le rejoindrait que par mon ordre ; il ajouta qu’il attendrait du temps et de sa persévérance, la récompense qu’il tâcherait de mériter par la conduite la plus soumise et la plus respectueuse. J’allais lui répondre lorsque Caroline l’interrompit pour lui demander si Henri avait connu sir James.

— Non, répondit-il, mon frère était en Suisse pendant l’année que je passai avec sir James, et lorsque je le revis l’été dernier à Paris, avec milady Léednam, Henri était déjà à Strasbourg.

— En effet, reprit Caroline, jamais sir James ne m’en a parlé.

Le souvenir de mon cher Henri me plongea dans une douce rêverie : je ne pensai plus à ce que m’avait dit Frédéric, et n’y répondis pas. Mon silence aurait duré longtemps si la voiture ne s’était pas arrêtée ; mais nous étions arrivés, et M. de Savinie se disposait à nous donner la main. Quand nous fûmes descendus, il me prit à part et me conduisit dans un des pavillons du jardin. Là, il me dit :

— J’ai désiré de vous un moment d’entretien particulier, madame, pour implorer les bontés que votre amitié pour Lucie me laisse espérer. Je suis au moment de lui causer un grand chagrin : il faut que je parte, et mon absence sera longue. J’ai reçu il y a huit jours des lettres de Saint-Domingue, qui m’apprennent la mort d’un oncle dont je suis unique héritier. Il est de la plus grande importance que j’aille mettre ordre aux affaires de cette succession, qui compose une forte partie de la fortune que je dois laisser à mes enfants. Je serais coupable d’en abandonner le soin à un étranger, qui serait bien sûrement la dupe de tous ceux intéressés à ne pas déclarer les propriétés sur lesquelles j’ai des droits, et vous voyez que je suis contraint de m’embarquer au plutôt, de laisser ma chère Lucie presque seule, et au moment de me donner un fils. Cette séparation sera cruelle, et je m’adresse à vous pour soutenir le courage dont ma Lucie aura besoin, et pour me sauver bien des inquiétudes, en vous engageant à lui donner vos soins dans l’instant où sa vie courra quelque danger.

Le son de sa voix attendrie, le ton suppliant qu’il mit dans cette prière, et plus encore l’inclination qui m’entraîne vers Lucie, m’engagèrent à lui répondre de manière à le tranquilliser sur tout ce qu’il pouvait craindre.

— Partez, lui dis-je, puisque tant de raisons vous y obligent ; je vous jure, par l’amitié que je porte à Lucie, à l’époux qui fait son bonheur, par mon enfant (et ce serment est sacré), de ne pas quitter cette amie tant que ma présence lui sera nécessaire. Je partagerai mes soins entre elle et ma famille ; et je viendrai m’établir près d’elle au moment où ses douleurs l’avertiront d’une félicité prochaine. C’est dans mes bras que sera déposé votre enfant ; c’est moi qui le porterai sur le sein de sa mère ; et c’est encore moi qui recueillerai toutes les expressions de son amour pour vous les répéter, et vous faire oublier par ce récit les tourments de cette absence.

— Oh ! femme divine, s’écria-t-il, vous me sauvez la vie, et je souffre de ne pouvoir vous exprimer les sentiments dont votre générosité remplit mon âme. Vous serez heureuse, Laure ; tant de vertus méritent une récompense ! J’ai acheté le bonheur dont je jouis par des années de souffrances ; et si une créature aussi ordinaire est parvenue à voir combler ses vœux, il faut croire que vous êtes réservée à la félicité suprême ; mais ce n’est pas tout, il faut que vous m’aidiez dans une entreprise dont l’exécution n’est pas facile. Sir James veut retourner en Angleterre ; son père le demande avec instance, et malgré toute la répugnance qu’il doit avoir pour aller s’exposer à de nouveaux reproches de sa part, il est décidé à partir. Il faut, dis-je, que vous vous joigniez à moi, pour le déterminer à prolonger son séjour à Savinie, jusqu’au moment où j’y reviendrai.

— Que pouvez-vous espérer de moi dans cette circonstance ? lui ai-je dit ; je connais trop peu sir James, pour avoir quelque ascendant sur son esprit, et vous devez, mieux que personne, obtenir tout ce qu’il doit accepter.

— Non, reprit-il, vous lui ferez mieux comprendre ce que sa sœur éprouverait de douleur, en se séparant en même temps de nous deux. La voix d’une femme est plus persuasive, et la vôtre est enchanteresse.

Il fallait bien céder à tant de galanteries, et j’ai promis tout ce qu’il désirait. Après cet entretien nous sommes entrés au salon, Lucie nous y attendait, sa figure était d’une sérénité parfaite, et je souffris, en pensant que des larmes allaient bientôt couvrir ce visage. Le dîner fut triste. M. de Savinie et moi étions encore pénétrés du sujet de l’entretien que nous venions d’avoir. Caroline ne pensait qu’au prochain départ de sir James, et Frédéric, placé un peu loin de moi, paraissait en avoir de l’humeur. Sir James était plus sombre qu’à l’ordinaire ; et sans M. Billing, la conversation aurait tari bien souvent. En sortant de table, j’ai dit à Caroline et à son frère, qu’ayant à parler avec M. de Savinie d’une affaire qu’il importait de cacher à Lucie, je les priais de l’emmener dans un endroit du jardin éloigné de celui où nous allions. Ils comprirent parfaitement l’intention, et s’acquittèrent de ce petit devoir avec intelligence ; mais Frédéric s’étant aperçu que M. de Savinie priait sir James de nous accompagner, prit un air très-maussade. Nous nous rendîmes tous trois dans une salle de verdure, où, après nous être assis, M. de Savinie commença par répéter mot à mot à sir James l’entretien que nous avions eu le matin. Celui-ci l’écouta attentivement, et me dit :

— Je ne m’étonne pas, madame, de tout ce que votre généreuse amitié vous inspire ; c’est ma sœur que vous obligez ; je voudrais qu’il me fût possible de vous prouver quel prix j’attache à un aussi grand service.

— Vous le pouvez, lui dis-je, un seul mot vous acquittera et c’est moi qui vous devrai de la reconnaissance.

— Parlez, madame, disposez de ma volonté, elle vous est soumise.

Alors M. de Savinie et moi employâmes toute notre éloquence pour l’engager à remettre son voyage. Nous parlions déjà depuis longtemps, sans qu’il pensât à nous répondre, quand, se levant tout à coup et s’approchant de moi, il me dit d’un ton solennel :

— Je vous l’ai promis, ma volonté vous cède ; mais rappelez-vous, madame, ce que vous exigez de moi.

— Ne craignez rien, reprit M. de Savinie, Lucie écrira à votre père, vous excusera près de lui, et parviendra même à lui faire approuver votre résolution.

Il ajouta beaucoup d’autres choses que je n’entendis point ; les paroles de sir James m’avaient anéantie, elles semblaient prédire un malheur dont je devais être cause, et j’en fus effrayée. Explique-moi, ma Juliette, comment il se peut que chaque mot prononcé par cet homme, vienne aussitôt retentir à mon cœur et le livrer à de sinistres idées. Serait-ce à tes soupçons que je devrais cette sensation pénible ? Ah ! non, je n’y crois pas, ils n’ont fait aucune impression sur moi : je rends justice à ses vertus, et je respecte le voile ténébreux qui dérobe ses secrets à ma vue.

Il nous restait à instruire Lucie du départ de son mari, et des consolations que nous venions lui offrir. Tu devines bien que cette scène fît répandre des larmes ; mais la bonne Lucie se résigna avec cette douceur mélancolique qui donne tant de charmes à une femme aimable. Nous nous séparâmes après avoir noué plus fortement les liens d’une amitié qui, j’espère, seront éternels, et je suis revenue chez moi, rendant grâce au ciel de ne m’avoir pas ôté, en détruisant mon bonheur, les moyens de contribuer à celui des êtres qui m’entourent.