Laure d’Estell (1864)/28

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 125-134).
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XXVIII


Je l’accusais à tort… lui ! séduire l’innocence ! Ah ! comment ai-je pu concevoir cette idée ? Vois, mon amie, avec quelle facilité je suis tombée dans une faute que j’ai blâmée tant de fois, et si l’on doit réfléchir avant de ternir l’estime qu’on porte à la vertu, par des soupçons indignes d’elle.

M. Bomard est venu ce matin, dans le moment où Lucie me donnait une séance. Ne voulant pas le laisser attendre dans le salon, nous nous sommes décidées à le mettre dans notre secrète confidence en le recevant dans ma chambre : il est monté, a vu le portrait, l’a trouvé d’une ressemblance frappante, et m’a dit :

— Il n’appartient qu’à vous, aimable Laure, d’acquitter les heureux que sir James fait ; ils n’ont que leur reconnaissance à lui offrir, et vous, vous pouvez par vos talents et par votre amitié, lui donner des jouissances aussi douces que durables, et qui seront partagées par tous ceux qu’il intéresse.

Je ne saurais te peindre le bien que me firent ces paroles ; elles répandirent sur mon âme un baume bienfaisant. Je pensai qu’en effet c’était obliger tous les gens qui l’aiment, que de faire quelque chose pour lui. S’il ne m’en sait pas gré, dis-je, en moi-même, j’aurai toujours fait une bonne action, et le plaisir qu’elle causera à Lucie, au respectable curé, me dédommagera de son indifférence. Après la séance, nous descendîmes pour dîner ; sir James nous attendait dans le salon avec Emma et Jenny. La première vint à moi avec tout l’empressement de la joie, pour me montrer une corbeille remplie de joujoux que sir James avait été lui-même acheter le matin à D***. Je vis dans cette bonté de sa part, le désir de réparer son injustice, et j’oubliai tout ce qu’elle m’avait fait ressentir. Pour mon Emma, elle n’en gardait pas le moindre souvenir, et ne s’occupait qu’à m’apporter alternativement les poupées de Jenny et les siennes. J’avais déjà une vingtaine de joujoux sur mes genoux, quand elle y posa encore un énorme chariot, dont le timon vint me frapper le sein ; la douleur que j’en éprouvai me fit jeter un cri ; sir James en fut effrayé, le saisit et le lança avec violence à l’autre bout du salon. Emma, sans paraître s’apercevoir qu’il l’avait brisé, s’écria :

— Pauvre maman ?

Lui me demanda aussitôt si je n’étais pas blessée ?

— Non, lui répondis-je ; je ne souffre pas, à beaucoup près, autant qu’hier.

À ces mots, il s’empara de ma main, la serra et me regarda comme pour implorer son pardon. Alors Lucie qui n’avait point été témoin de cette petite scène, arriva, et nous nous mîmes à table. Au dessert, M. Bomard nous dit :

— Je suis chargé de vous présenter une requête ; il ne s’agit rien moins que de la signature d’un contrat de mariage, et j’espère que vous ne refuserez pas cette faveur à de jeunes époux unis par sir James.

— Est-il bien vrai, mon frère ? Quoi ! c’est vous qui faites des mariages, dit Lucie d’un air étonné ?

Sir James lui répondit par un sourire, et M. Bomard reprit :

— Oui, madame, c’est lui, et malgré tout ce que mon récit va faire souffrir à sa modestie, je veux le condamner à l’écouter pour le punir de sa discrétion envers moi. Vous connaissez la petite Jeannette (à ce nom je me rapprochai de lui pour ne pas perdre une de ses paroles), elle est gentille, bonne, continua-t-il ; mais un peu étourdie, ses parents l’ayant toujours laissée jouir d’une entière liberté ; sa volonté est souvent absolue, et quelquefois elle en fait un mauvais usage, comme vous allez en juger : le jour de la fête, on lui dit de cent manières qu’elle était jolie, qu’elle dansait à ravir, et qu’il était dommage que tant de charmes fussent enfouis dans un petit village, quand ils pourraient lui attirer l’admiration de toute une ville. Ces discours étaient plus que suffisants pour tourner la tête de notre étourdie ; aussi produisirent-ils tout l’effet qu’on en devait attendre. Elle se crut un moment dame ; en prit tous les airs, et traita avec mépris le pauvre Julien qui s’était permis de ne la pas quitter de la soirée pour lui parler plus souvent du bonheur dont ils allaient jouir après leur mariage, car ils étaient à la veille d’être fiancés. Le père de Jeannette aurait mieux aimé donner à sa fille un mari plus riche et particulièrement un fermier des environs, qui n’est pas jeune à la vérité, mais dont les possessions sont fort belles. Jeannette lui préféra Julien, et elle obtint de son père qu’il exaucerait les vœux de leur amour. Les choses en étaient là, quand Julien se vit quitté brusquement par elle, pour danser avec un élégant officier ; outré de cette injure, il se livra à son juste ressentiment, et dit qu’il serait bien fâché de lier son sort à celui d’une femme aussi coquette. Il ajouta à ce propos plusieurs choses piquantes, que d’obligeants amis allèrent tout de suite répéter à Jeannette. Celle-ci furieuse de se voir à son tour dédaignée, conçut le projet de se venger, et sans réfléchir que sa vengeance retomberait aussi sur elle, elle alla trouver son père, lui dit qu’elle cédait aux sages raisons qu’il lui avait données, pour l’engager à accepter la main du fermier et qu’elle avait résolu de rompre avec Julien, s’étant aperçue que son caractère la rendrait sûrement malheureuse. Le père, enchanté de ce changement, l’accablait de caresses et lui répondit qu’il se chargeait d’arranger l’affaire pour le mieux. Peignez-vous le désespoir du pauvre Julien quand il apprit cette nouvelle. Il accourut sur l’instant chez Jeannette, elle n’y était pas ; espérant la trouver dans le parc, il se mit à l’arpenter en courant à toutes jambes. Il était si préoccupé de son malheur, qu’en passant dans une allée il heurta sir James et faillit se jeter par terre. Sir James le soutint, et remarquant son air égaré lui demanda ce qu’il lui arrivait.

— Ah ! milord, dit ce bon garçon, je suis un homme perdu : Jeannette ne veut plus de moi ; elle veut en épouser un autre. S’il faut qu’elle le fasse, j’irai me noyer.

Je ne vous dirai pas avec quelle compatissante bonté sir James calma son désespoir ; il rencontrait un malheureux, et vous savez d’avance tout ce qu’il devait faire pour lui. Vous apprendrez seulement qu’il questionna Jeannette sur sa nouvelle résolution, et que s’étant convaincu que son amour pour Julien était plus vif que jamais, il a bientôt obtenu son pardon. Depuis hier les amants sont réunis, et je ne sais comment a fait sir James, mais le père n’a pas l’air de regretter l’alliance du fermier. Cette famille le bénit, et vous mettrez le comble au bonheur de ces époux, en signant le contrat qui doit les unir pour la vie.

M. Bomard se tut, et Lucie sonna pour donner l’ordre d’aller chez le concierge l’avertir que nous irions à six heures lui faire une visite. Elle parla longtemps à M. Bomard, sur tout ce qu’il venait de raconter. Je ne pus me mêler de leur conversation ; les yeux baissés, rougissant d’avoir si mal interprété une action vertueuse, d’avoir accusé l’être le plus parfait. Je m’accablais de tous les reproches qu’il était en droit de me faire, j’aurais voulu lui laisser lire dans mon âme, pour qu’il sût à quel point j’expiais ma faute par mon repentir. Oui, mon amie, c’est la dernière fois que je tomberai dans ce tort, dussé-je être souvent dupe des apparences de la vertu, je ne m’abaisserai plus à la soupçonner.

À six heures Lucie prit le bras de M. Bomard, sir James m’offrit le sien, et nous allâmes tous chez le père de Jeannette. On nous attendait, la famille était rangée autour de la chambre, une table était au milieu. Le notaire du village y posa des lumières, s’assit auprès et commença la lecture du contrat, en l’interrompant à chaque instant pour imposer silence aux enfants qu’on avait rassemblés dans un coin de la salle et qui ne cessaient de se disputer à qui aurait la place de devant pour mieux voir les dames du château. La lecture ne fut pas longue. Le père Simon, paré comme un jour de dimanche, vint présenter à Lucie la plume et l’engager à signer, il me fit après elle la même politesse, j’écrivis au bas du contrat : Madame d’Estell se charge du trousseau de Jeannette., » et lorsque je relus ce que j’avais écrit, je vis que Lucie venait de doter Jeannette. Le notaire empressé de faire connaître à Simon et à sa femme les cadeaux qu’on faisait à leur fille, leur fit lire nos signatures. Ces bonnes gens pleuraient de joie et de reconnaissance. Le père me dit :

— Vous ne savez pas tout, milord a défendu qu’on en parlât, mais il a donné à Julien une somme si considérable, qu’il va acheter avec la ferme du cousin George, qui vaut plus de douze mille francs.

Rien ne pouvait plus m’étonner de la part de sir James, et j’étais préparée à ce nouveau bienfait. Cependant je désirais lui parler pour lui demander si le tableau du bonheur de cette famille ne lui faisait pas oublier des moments de chagrins. Dans cette intention, je m’approchai de lui pour lui faire cette question.

— Qui sait, me répondit-il, si ce bonheur doit durer longtemps !

— Il faut espérer, lui dis-je ; Julien et Jeannette s’aiment tendrement ; vous venez d’assurer à jamais le repos de leur existence, et tout se réunit pour leur présager un avenir heureux.

— Un avenir heureux ! répéta-t-il : ah ! que cet espoir est trompeur !.… Je les plains bien s’ils peuvent s’y livrer !… Le sort leur fera payer cher une illusion si douce ! Qui vous dit que cette jeune fille, dont la fidélité semble avoir pour garants l’innocence et l’amour ; qui vous assure, ajouta-t-il, qu’elle reste toujours aussi pure ? Entourée d’exemples de vertu, elle les imite tout naturellement ; mais si le hasard lui fait rencontrer une de ces créatures intéressées à corrompre cette innocence pour excuser leurs vices en les rendant communs, qui peut répondre qu’elle résistera au charme employé pour la séduire ? Ah ! Laure, tant que les hommes seront méchants, et les femmes faibles, il n’y aura jamais de félicité durable dans le monde !…

Je voulus essayer de combattre cette opinion, mais ce fut en vain. Cet homme est bien malheureux, ma Juliette, puisqu’il ne compte même pas sur la durée du bien qu’il fait !

Emma et Jenny s’étaient mêlées avec les petits paysans, et lorsqu’on interrompit leurs jeux pour se retirer, les regrets furent si vifs qu’il fallut promettre de les réunir incessamment. Elles sont invitées à la noce qui se fera dans deux jours au château. Lise va demain à D*** pour les emplettes du trousseau.

Nous passâmes le reste de la soirée presque gaiement. Lucie avait reçu en rentrant une lettre de son mari qui lui apprenait de bonnes nouvelles. Le brave M. Bomard était tout réjoui du bonheur de la famille Simon, et j’éprouvais moins de malaise que le matin. Il fallait que mes yeux fussent plus animés qu’ils ne le sont habituellement, car sir James ne cessait de les regarder avec étonnement ; et Lucie, après les avoir observés, me dit :

— Savez-vous bien, ma chère Laure, que vous êtes beaucoup plus aimable aujourd’hui qu’hier.

— N’êtes-vous pas plus heureuse, lui répondis-je ? Hier j’avais mille raisons de m’affliger, aujourd’hui je les aurais encore que je les oublierais en voyant votre joie.

— Vous êtes une femme charmante, me dit M. Bomard, et sans mes soixante ans et ma cure, je serais fou de vous.

Cette plaisanterie fit sourire sir James qui me dit en sortant de table :

— Il est bien heureux d’avoir tant d’armes contre vous.

Adieu, chère Juliette, le plaisir de t’écrire m’a fait oublier l’heure, je sens que j’ai besoin de repos, cependant ne vas pas t’inquiéter, car je suis mieux portante que je ne l’ai été depuis bien longtemps.