Laure d’Estell (1864)/27

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 120-125).
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XXVII


Tes lettres sont bien courtes, ma Juliette ; tu ne me parles plus avec cette franchise et cette gaieté qui ajoutaient tant de charmes à ceux de ton style, me cacherais-tu quelques peines ? Ah ! je ne te pardonnerais point de m’ôter le plaisir douloureux de les partager ; moi qui n’ai pas un seul secret pour toi, n’oserais-tu me reprocher quelques torts ? Non, tu sais comment j’ai toujours accueilli tes conseils ; mais, par grâce, ne me laisse pas plus longtemps dans cette cruelle incertitude, ou je croirais que ton amitié pour Laure se refroidit ; et l’idée de ce malheur surpassera tout ce que tu pourrais m’apprendre de fâcheux.

Depuis près de huit jours nous n’avions pas passé trois heures avec sir James, quand il vint hier soir nous proposer d’entendre la lecture d’un livre intéressant qu’il venait de recevoir de Londres. Lucie lui répondit d’un ton piqué :

— Nous vous remercions de cet acte de complaisance, mon frère, il vous dérangerait sûrement des occupations qui vous retiennent loin de nous depuis si longtemps, et nous sommes trop intéressées à les voir finir pour vouloir vous en distraire.

Il ne parut pas étonné de ce reproche, et sans s’excuser il fut s’asseoir près de la cheminée, et se mit à rêver. Emma, qui n’aime point les gens sérieux, fît signe à Jenny de monter sur les genoux de son oncle pour le faire rire, et de son côté employa toutes ses petites grâces pour l’engager à jouer avec elles. Impatientée de ne recevoir de lui que des caresses, au lieu de le voir se prêter à toutes leurs folies, elle lui dit :

— Va, tu n’es pas si aimable que mon oncle Frédéric !

Dans ce moment Frédéric entra.

— Vous arrivez à propos, lui dit sir James, votre nièce et ces dames vous désiraient vivement.

Je trouvai quelque malignité à nous faire partager ainsi le désir d’Emma sans que nous l’eussions manifesté, et je ne pus m’empêcher de regarder sir James d’un air fort mécontent, qui ne lui échappa point. Frédéric venait de la part de sa mère pour me remettre une lettre de M. R…, propriétaire du château d’Estell : en tirant cette lettre de sa poche, il laissa tomber un billet auquel je ne pris pas garde dans l’instant ; mais ayant entendu sir James lui dire de le ramasser, je fixai les yeux dessus, et reconnus mon écriture, avant qu’il se soit précipité pour le prendre. Imagine toi l’impatience que j’éprouvais, en lui voyant serrer ce billet dans son sein avec tant d’empressement et d’un air si ému, qu’on devait croire que c’était une lettre amoureuse ! Ce mouvement fut remarqué de Lucie, de son frère ; il l’eût été de cent personnes tant il était ridicule. Tu devines dans quel embarras il me jeta, je demandai la permission de lire la lettre qu’il m’avait remise, je la décachetai, mais j’essayai en vain de la déchiffrer ; ma vue était troublée, et je souffrais trop de mon dépit, pour être en état de suivre deux idées. Je voulus dire quelques mots, faire une réponse à ma belle-mère, je m’embrouillai dans mon discours, au point de le rendre inintelligible. Frédéric paraissait jouir de cet embarras, et sir James me contemplait d’un air qui semblait dire : « Je me doutais de leur correspondance ». Lucie fut la seule qui ne chercha pas à augmenter mon tourment. Ah ! combien je lui suis reconnaissante de cette délicatesse, c’est ainsi que tu aurais fait ; mais conçois-tu cette fatuité de la part de Frédéric ? Car il n’est pas sincère dans son indiscrétion, le billet qu’il a de moi détruirait tous les soupçons qu’il veut faire naître, si on venait à le lire, et il est impossible qu’il y attache aucun prix, puisqu’il renferme ce qui doit le moins flatter son amour. Ce trait me donne une bien mauvaise opinion de lui, et je ne crois pas le lui pardonner de ma vie.

D’après cette scène j’étais disposée à me faire des chagrins de tout. Emma se trouva près de moi, je lui reprochai d’avoir dit à son ami une chose désagréable, elle s’en repentit et fut pour l’embrasser ; mais sir James la repoussa, sortit brusquement de la chambre, et la pauvre enfant désolée d’un accueil aussi extraordinaire, vint se jeter en pleurant dans mes bras. Ses larmes firent couler les miennes ; je sentis combien l’action de sir James devait l’affliger : c’est la première fois, me disais-je, que ses caresses sont repoussées ! Et il faut plus que de l’insensibilité pour traiter aussi durement cette bonne petite. S’il croyait nécessaire de la punir de l’espèce d’injure qu’elle lui avait dite, au moins aurait-il dû m’épargner ! Il n’ignore pas la peine que ressent une mère du moindre chagrin qu’on fait à son enfant, et je suis certaine qu’il a voulu m’outrager.

Oppressée par cette cruelle idée, j’ai pris Emma pour la mener coucher, profitant de cette occasion pour rentrer dans mon appartement et m’y livrer aux tristes pensées qui remplissaient mon cœur. Je repassai tout ce qui m’était arrivé dans la journée, et je trouvai qu’excepté de Lucie j’avais éprouvé de tout le monde une chose désagréable ; ma fille elle-même m’avait affligée par son mot à sir James, je n’étais pas contente de moi, je ne l’étais de personne. J’ai fait dire à Lucie que je ne descendrais pas souper, et j’ai passé une partie de la nuit à lire, ou pour mieux dire, à feuilleter un livre, car je ne me rappelle pas un mot de ce qu’il contenait. Je ne me reconnais plus, Juliette. Tout m’ennuie ou m’afflige, les arts que je cultivais avec tant de plaisir n’ont plus aucun charme pour moi ; sans le portrait de Lucie j’aurais déjà abandonné la peinture, la musique m’émeut au point de n’en pouvoir faire un quart d’heure sans pleurer, je change vingt fois de livre dans une matinée ; ces poëtes italiens dont l’imagination brillante me transportait en idée dans ces palais enchantés, que la magie élève au héros et à la beauté qu’il adore, ne me paraissent plus qu’emphatiques ; nos romans me semblent insipides, et nos auteurs sérieux, je ne les comprends plus ; il faut, pour les entendre, les suivre attentivement dans leur marche méthodique, les commenter souvent et ne pas perdre une seule de leurs comparaisons. Ce travail m’est devenu impossible, et je n’ai guère d’application que pour traduire quelques ouvrages anglais dont la mélancolie s’accorde avec la mienne ; jamais je ne me suis vue dans cet état de langueur, dans ce vague où nagent mes pensées, sans oser se fixer sur aucun objet. Dans le temps où le plus grand malheur me livra au désespoir, tu le sais, ma Juliette, je souffrais horriblement, mais la violence de mes douleurs semblaient accroître les forces de mon âme. Aujourd’hui je ne ressens que faiblement mes peines, et je n’en désire ni la fin ni le soulagement. Je croirais que ma vie s’éteint, si la présence de ma fille, si l’arrivée de tes lettres ne faisaient battre mon cœur encore bien vivement ; mais tout ce qui appartient à ces deux sentiments me rend ma sensibilité, et cela doit te prouver qu’ils sont liés l’un à l’autre, pour durer autant que mon existence.