Laure d’Estell (1864)/37

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 153-156).
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XXXVII


Elle est sauvée… et je respire à peine. J’allais me livrer à tout l’excès de mon ravissement quand une affreuse nouvelle est venue empoisonner mon bonheur.

Je crois t’avoir dit que James, désespéré de voir mon enfant menacé de la mort, et ne comptant pas sur l’habileté des médecins qui l’entouraient, était parti sans rien dire à personne, et s’était fait conduire à Paris pour conjurer le docteur Nélis, dont il m’avait souvent entendue parler, de tout quitter pour venir à mon secours. Entièrement occupée du danger où se trouvait ma fille, je n’ai pas demandé au docteur pourquoi il revenait seul ; mais ce matin voyant que Lucie ne partageait que faiblement ma joie, j’ai dit, avec frayeur :

— Serait-il arrivé quelque chose à sir James ?

— Quoi ! vous ne saviez pas, répondit le docteur, qu’il a versé en route et s’est cassé le bras ; il devait s’attendre à ce malheur, faire courir des chevaux ventre à terre, en pleine nuit et par la gelée qu’il fait !

La foudre ne m’aurait pas frappée plus mortellement que ces mots ; ils ont glacé mon sang dans mes veines, et je suis restée deux heures sans souffrir. Revenue à moi, j’ai fait asseoir le docteur près de mon lit, je l’ai prié de me raconter avec détail tout ce qu’il savait de l’état de James.

— Je ne veux pas vous en parler, me dit-il, puisque la seule nouvelle de son accident a pensé vous coûter la vie.

— N’importe, lui ai-je répondu, ne me cachez rien ; dites-moi s’il est hors de danger.

— Ma foi, a-t-il repris, j’ai eu bien de la peine à obtenir de lui que j’écrivisse à un chirurgien de mes amis, pour venir lui remettre le bras ; il ne voulait pas m’en donner le temps.

— Partez, me disait-il, ma voiture vous attend ; ne vous inquiétez pas de moi. Si vous arrivez trop tard, l’enfant et la mère n’existeront plus ; mais si vous les sauvez toutes deux, ma fortune et ma vie sont à votre disposition.

Juliette, crois tu que ce soit là de l’amour ? je crains de me tromper.

— Ne pouvant rien gagner sur sa résolution, continua le docteur, je suis parti, après l’avoir laissé entre les mains d’un habile homme qui le tirera bientôt d’affaire.

— Mais a-t-on reçu de ses nouvelles depuis votre départ ?

— Oui, m’a-t-il répondu, son valet de chambre a écrit à madame de Savinie, qu’il avait beaucoup souffert, mais que son bras était parfaitement remis. Vous le verrez peut-être trop tôt, ajouta-t-il, car il brûle autant de revenir, que vous de le revoir.

Ces dernières paroles me rendirent bien confuses ; mais le plaisir qu’elles me causèrent surpassa de beaucoup l’embarras que j’éprouvai, en pensant que le docteur avait lu dans mon âme. Suis-je donc si coupable, me suis-je dit, d’adorer celui qui vient de courir un aussi grand danger pour sauver la vie de mon enfant ? La reconnaissance m’ordonne de l’aimer, tous les sentiments s’unissent pour augmenter mon amour. J’ai demandé s’il ne serait pas imprudent à lui de se remettre en route avant d’être entièrement rétabli.

— Vraiment, a dit le docteur, il risquera beaucoup, mais qui saura le retenir ? S’il a mis dans sa tête de revenir, je défie le monde entier de l’en empêcher.

Je vais lui écrire, ma Juliette, je vais le supplier au nom de sa sœur, au nom de celle qu’il vient d’arracher à la mort, de prendre soin de lui, et de ne fixer son retour qu’au moment où ses forces lui permettront de supporter les fatigues du voyage. Pour toi, mon amie, écoute aussi la prière que j’ai à te faire. Promets-moi d’envoyer exactement chercher de ses nouvelles, et de m’instruire des moindres détails de sa maladie ; je ne croirai que ce que tu m’en diras. Je le connais assez pour être sûre qu’il cacherait à sa sœur tout ce qui pourrait l’inquiéter, et j’ai besoin des assurances que tu me donneras pour ne pas me livrer à tous les tourments de l’inquiétude. J’attends ce service de ton amitié, il sera pour moi ce qu’est une douce lueur dans le cachot d’un malheureux prisonnier.

Tu trouveras ci-joint l’adresse de James.

Adieu.