Laure d’Estell (1864)/38

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 157-160).
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XXXVIII


Tu m’as prévenue, chère Juliette ; ta bienfaisante bonté t’a portée à t’informer de sa demeure, et M. Norval a permis que tu l’accompagnasses dans la visite qu’il a bien voulu lui faire. Combien je suis sensible à cette marque d’intérêt ! Lucie en est aussi pénétrée que moi, et me charge de vous en témoigner à tous deux sa reconnaissance. Quand tu l’as vu il n’avait point encore reçu ma lettre ; je n’ai pas osé te la montrer, je n’en suis pas contente ; il y règne une certaine contrainte qui tient de la froideur, cependant il ne paraît pas à sa réponse qu’il l’ait jugée telle. La voici :

« Vous êtes heureuse, Laure ! m’en faut-il davantage ? Cessez de craindre pour moi, j’aurai le courage de supporter mes souffrances, ou plutôt la peine d’être séparé de tout ce qui m’est cher. Je ferai ce qu’on m’ordonnera pour hâter ma guérison enfin j’aimerai la vie, puisque vous prenez à la mienne un si vif intérêt.

« M. et madame de Norval sont venus eux-mêmes s’informer de l’état de ma santé. Cette démarche, toute aimable qu’elle fût, ne m’a pas surpris ; je savais qu’ils étaient vos amis ; mais leur visite m’a fait un bien inexprimable. Nous avons beaucoup parlé de vous, de ma sœur qu’ils ont le désir de connaître, et de votre chère Emma. Ils m’ont appris vos inquiétudes sur mon compte, et ce moment m’a fait oublier que j’étais loin de vous. Chargez-vous, Laure, de m’acquitter envers eux de tout ce que je leur dois pour tant d’obligeance de leur part, et peignez leur ma reconnaissance aussi vivement que je voudrais vous exprimer le sentiment qui vous attache pour jamais,

« Votre respectueux et tendre ami,

« James Drymer. »

Tu le vois, ma Juliette, quel prix il met à ce que la pitié t’a fait faire pour lui. Il ne l’oubliera de sa vie, ni moi non plus et je sens qu’il m’est devenu plus cher, depuis que tu l’as vu. Je crains de répondre à l’éloge que tu m’en as tracé, non pas qu’il n’ait flatté mon cœur, car il en a éprouvé la sensation la plus douce ; mais il a embarrassé ma modestie plus qui ne l’eût fait mon propre éloge : c’est ainsi que j’ai placé dans lui tous mes sentiments, on ne peut plus m’offenser qu’en l’injuriant, ni me flatter qu’en le trouvant aimable.

Emma a repris sa gaieté, ses couleurs ; on ne se douterait jamais, en la voyant, qu’elle a été aussi dangereusement malade : je m’étais promis de renvoyer Lise, ne pouvant lui pardonner de m’avoir caché la chute de ma fille, mais l’enfant a imploré son pardon avec tant de grâce qu’il a fallu céder. Conçois-tu, mon amie, que des bonnes, dans la crainte d’affliger une mère ou d’en recevoir quelques réprimandes, aient la faiblesse de lui cacher le malheur arrivé à son enfant, et lui ôtent ainsi les moyens d’en prévenir les suites. Si le docteur n’avait dit à Lise qu’Emma avait sûrement reçu un violent coup, puisqu’il s’était formé un dépôt dans sa tête, jamais elle n’aurait avoué qu’en effet l’enfant était tombé en jouant dans le jardin, et que sa tête avait frappé contre une énorme pierre. Cette fatale discrétion a pensé me coûter la vie de ma fille. Quelle leçon pour toutes les mères !… Je n’ai pas besoin de l’engager à ne jamais gronder une bonne, lors même que sa maladresse serait cause du coup que recevrait ton enfant, le souvenir de ma douleur t’empêchera de tomber dans cette faute.

J’avais oublié de te dire que Frédéric était parti. Lorsque j’ai appris qu’il avait quitté Varannes, je n’étais pas en état de penser à lui. Ma belle-mère a été bien affligée de la maladie d’Emma ; elle est venue souvent me voir, ainsi que toute sa société. Le premier mot de madame de Gercourt, quand elle a vu mon désespoir, a été celui-ci :

— J’avais bien prévu qu’en élevant votre enfant à la Jean-Jacques, il lui arriverait quelque malheur.

Comment trouves-tu ce trait de sentiment ? Il vaut tous ceux qu’on cite dans ce genre.

Adieu, ma Juliette, je ne quitterai pas Savinie avant l’entier rétablissement d’Emma, (et tu vas sourire) avant le retour de James.