Laure d’Estell (1864)/62

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 249-272).


LETTRE DE JAMES À LAURE.


Laure, il fallait choisir entre l’horreur de tromper ton amour, et la douleur de te perdre ! J’ai dû préférer ton innocence à ma félicité. Hélas ! en aurais-je été digne, si je l’avais achetée aux prix d’une infâme perfidie ; tes regrets, mes remords, n’en seraient-ils pas venus empoisonner le charme ! Et, poursuivi par le souvenir de son crime, crois-tu que ton malheureux amant ait pu jouir avec douceur des droits que sans lui ton époux conserverait encore ? Non, le même sentiment qui t’a rendue l’arbitre de son sort, le préserve de succomber à l’attrait d’un bonheur qui souillerait ta vertu ; mais sais lui gré de ce cruel sacrifice ; pense qu’il t’adore, qu’il eût payé du reste de sa vie le délicieux plaisir de te serrer un instant dans ses bras, et que c’est au moment où il entend sortir de ta bouche divine, l’aveu qui comble ses désirs… que James renonce à ton cœur, au seul bien qu’il chérit sur la terre ! Ô Laure ! que tant d’amour obtienne son pardon ! Surtout, crains de m’accabler de ta juste colère ?… J’ai pu résister aux reproches déchirants d’une âme vouée au repentir ; j’ai bravé l’infortune, surmonté ma faiblesse ; je ne survivrais pas à ton indignation. — Je suis doublement coupable, il est vrai ; je devais m’éloigner de ces lieux, le jour où je te vis paraître ; je devais prévoir que tes vertus et tes charmes m’inspireraient bientôt une violente passion ; mais écoute ce qui peut en partie excuser mes fautes, et vois si la fatalité ne m’avait pas réservé tous ses coups.

« Né avec les emportements d’un violent caractère, l’éducation ne m’a appris que faiblement à les réprimer. Unique héritier d’une famille illustre par les services qu’elle a rendus à l’état, et par l’ancienneté de son nom, je fus élevé pour remplacer mon père dans les charges importantes qu’il occupe à la cour. On m’instruisit dans toutes les connaissances utiles à un homme destiné aux grands emplois. Ma mère aimait les arts, et me les fit cultiver ; mais on me laissa ignorer les moyens de vaincre mes passions ; quelques actions justes et bienfaisantes firent présumer que mon cœur était bon, et mon père poussa l’aveuglement jusqu’à donner les noms de bravoure et d’audace aux sentiments fougueux qui me rendaient souvent aussi ridicule qu’intraitable. C’est à cette faiblesse qu’il faut attribuer les chagrins que je lui ai causés, et le malheur de ma vie.

À l’âge de vingt-trois ans, je me liai intimement avec un de nos philosophes anglais, dont les jours étaient consacrés à l’étude ; mon père l’avait connu dans un de ses voyages ; il l’estimait, et voyait avec plaisir qu’il s’intéressait à moi ; il m’envoya passer un été avec lui ; et ce fut dans ce temps que je pris le goût de la solitude. Mon ami me l’inspira par son exemple ; sa fortune lui aurait permis de vivre dans le grand monde ; mais il préférait le repos à l’éclat, et les plaisirs d’une Vie douce aux tourments d’une perpétuelle agitation. Bientôt je partageai son mépris pour les grandeurs, sa philantropie, et je crus que le bonheur de vivre près de ceux qu’on chérissait, dont on était aimé, était le seul qui dût flatter l’ambition d’un homme sage.

« J’étais pénétré de ces sentiments, quand je revins chez mon père ; il s’aperçut du changement de mes idées, et prit mon air réfléchi pour un air mélancolique ; il s’imagina que j’avais besoin de distractions, rassembla chez lui tout ce qui pouvait m’en offrir, et fit revenir ma mère du château qu’elle habitait ; son hôtel de Londres devint le théâtre des plaisirs de la ville ; chaque jour amenait une fête, et toutes les femmes se disputaient l’honneur d’y être admises. C’est alors que je connus la veuve de lord Léednam. Vous avez entendu parler de sa beauté, du séduisant de son esprit, et vous concevrez sans peine comment, avec ma simplicité, je devins dupe de son artifice. Elle prit, pour me plaire, l’apparence de toutes les vertus que je préférais ; l’idée que la seule ambition de faire un grand mariage l’attachait à moi n’entra point dans mon esprit ; je me crus sincèrement aimé ; et quand mon père m’ordonna de rompre tout commerce avec elle, en m’assurant que sa coquetterie et sa cupidité la rendaient indigne de l’affection d’un honnête homme, je traitai ses propos de calomnies, je refusai de le satisfaire. Il employa vainement les menaces, dit qu’il me déshériterait, si je m’obstinais dans ma désobéissance ; son despotisme m’indigna ; je lui répondis que la fortune que j’avais héritée de mon oncle me suffirait, et que je ne voulais pas acheter la sienne au prix de mon indépendance. Ma réponse le transporta de colère ; il devint furieux, et c’est dans cette horrible scène qu’il me chassa de chez lui.

« Un homme de mon caractère ne devait point oublier une pareille humiliation. En sortant de la maison paternelle, je jurai de n’y rentrer jamais, et j’allai confier à milady ce qui venait de se passer entre milord Drymer et moi, et l’intention où j’étais de quitter l’Angleterre. Elle approuva mon dessein, voulut me suivre, me répéta souvent qu’elle serait heureuse de me consacrer sa vie ; et transporté de reconnaissance, je lui jurai que si au bout d’un an le ressentiment de mon père n’était point affaibli, je l’unirais éternellement à moi, et que le bonheur de vivre son époux me ferait oublier toutes les peines causées par ma famille. Elle joignit ses protestations aux miennes, et nous partîmes aussitôt pour Paris. Nous y passâmes six mois dans la solitude ; milady se lassa d’en jouir. Je trouvai naturel son goût pour la société, et je m’imposai seulement le devoir de ne point paraître en public avec elle, dans la crainte de la compromettre. Vous savez par quelle affreuse trahison elle récompensa ma délicatesse ; mais ce que vous ignorez, Laure, c’est que le meilleur ami de M. d’Estell fut la cause innocente de toutes nos infortunes.

« Le chevalier Delval fut l’amant qu’elle me préféra ; elle le rencontra chez la comtesse de L…, où j’avais toujours refusé de l’accompagner, étant brouillé avec la maîtresse de la maison, depuis mon premier voyage en France. Le chevalier en devint amoureux ; il est aimable, d’une charmante figure, et possède une grande fortune ; c’était plus qu’il n’en fallait à milady pour l’engager à répondre à son amour. Mon caractère sérieux lui parut insupportable, en comparaison de l’enjouement de Delval. D’ailleurs le courroux de mon père ne s’apaisait point ; elle me vit prêt à être dépouillé de mon héritage, et cette dernière considération la porta à me sacrifier. Elle cacha soigneusement nos liens au chevalier, et partit avec lui le jour où il reçut l’ordre de rejoindre son régiment. Peignez-vous ce que j’éprouvai lorsqu’on me remit le billet qui m’apprenait sa fuite. Je ne crus pas un mot de ce qu’il m’apprenait sur les motifs qu’elle disait l’avoir guidée. J’aurais dû mépriser cet indigne procédé ; mais la violence de mon caractère ne me le permit pas, et les transports de la jalousie, le désir de la vengeance s’emparèrent de mon âme. Après bien des recherches, j’appris qu’elle était partie avec un officier, et qu’ils devaient être déjà à Strasbourg. Je m’y rendis aussitôt ; je descendis à l’hôtel de l’Empereur. L’hôte me dit que le chevalier Delval avait amené la veille une jeune femme chez lui, qu’ils y logeaient tous deux ; je demandai à les voir ; on me répondit qu’ils étaient au spectacle ; je m’y traînai dans un état impossible à décrire, et la première personne que j’aperçus en entrant, fut milady, assise à côté d’un officier français. Je me fis ouvrir sa loge, j’y entrai brusquement ; j’accablai la perfide de reproches, d’injures ; j’insultai celui que je croyais mon rival, et je n’ose vous dire à quel excès la rage m’emporta. La scène devint si vive, que l’officier, traité par moi de lâche, sortit à l’instant pour se venger de son indigne agresseur. Nous nous rendîmes sur les remparts : c’est là, qu’à la suite d’un affreux combat, la fureur triompha du courage, et l’injustice du véritable honneur.

Ma rage s’éteignit bientôt en voyant tomber mon adversaire ; j’oubliai les torts que je lui supposais, et je me précipitais vers lui pour lui offrir des secours, quand milady et le chevalier arrivèrent ; celui-ci, frappé du spectacle sanglant qui s’offrait à sa vue, jeta un cri de désespoir. Un mot de milady m’instruisit de ma méprise ; je sus que Delval, ne pouvant l’accompagner au spectacle, avait chargé le marquis d’Estell de lui donner la main ; et convaincu d’avoir commis un crime exécrable, je voulus me frapper. Delval arrêta mon bras et le coup que je me portai me blessa légèrement. Pourquoi sa barbare pitié m’a-t-elle conservé la vie ?… Sans doute il prévoyait que mes remords vengeraient mieux le trépas de son ami.

« À la vue du meurtre dont elle était la cause, l’indigne milady s’enfuit, en emportant la haine et le mépris dûs à sa double perfidie.

« Cependant le malheureux Henri respirait encore ; après avoir arrêté le sang qui coulait de sa blessure, nous le transportâmes chez Delval. Les chirurgiens furent appelés, et prononcèrent l’arrêt fatal, en nous assurant que les remèdes qu’ils allaient employer ne prolongeraient que de quelques jours son existence. C’est alors que je m’abandonnai à l’excès de mon désespoir. Delval en fut touché. Mes larmes apprirent à Henri le sort qui l’attendait ; il me plaignit lui-même, et permit que je ne le quittasse point. Il voulut savoir ce qui m’avait porté à cette cruelle vengeance. Je lui racontait mon histoire.

« — Cessez de vous affliger, me dit-il après l’avoir écoutée ; un instant d’égarement a causé nos malheurs : ce n’est pas sur moi qu’il faut pleurer, bientôt je ne souffrirai plus… Mais ma Laure…, mon Emma, qu’allez-vous devenir ?… Mes amis, ajouta-t-il en prenant la main de Delval, jurez-moi de cacher à ma chère Laure que je reçus la mort en combattant pour une femme méprisable !… Elle pourrait me soupçonner d’infidélité, et je croirais mourir deux fois en perdant son estime. Dites-lui plutôt que j’ai péri dans la bataille livrée dernièrement aux Impériaux. Dites-lui surtout que je ne regrette au monde qu’elle et ma famille. Hélas ? sa tendresse faisait ma félicité, et l’idée des chagrins qui vont déchirer son cœur, est celle qui m’oppresse le plus.

« — Suis-je assez à plaindre !… interrompit Delval, et le sort croit-il m’avoir épargné, en te frappant pour moi ?… Ordonne, ô mon digne ami, et tes vœux seront satisfaits !

« Henri lui dicta toutes ses volontés, se tournant vers moi :

« — Vous avez connu mon jeune frère, reprit-il : il m’a souvent parlé de l’amitié qu’il vous inspira pendant l’année que vous passâtes ensemble ; rappelez-vous Frédéric de Varannes.

« — J’ai tué le frère de mon ami, laissez-moi le venger ?…

« En disant ces mots, je me frappais la poitrine ; j’étais dans les convulsions du remords. Henri, épuisant le reste de ses forces à calmer mes transports, employa le seul moyen capable de m’empêcher d’attenter à ma vie.

« — Tu ne peux rien me refuser, me dit-il d’un ton solennel ; écoute les dernières volontés d’un homme qui veut te confier ce qu’il a de plus cher au monde pour te prouver qu’il meurt ton ami. Le sort de ma famille dépend entièrement de la fortune de madame d’Estell. Je connais Laure, je sais tout ce que fera sa générosité ; mais un revers peut la priver du plaisir de la satisfaire. Promets-moi donc de la remplacer, de chérir mon frère, ma jeune sœur ; de veiller sur mon Emma, si le ciel lui enlevait aussi sa mère. Enfin, rends à la mienne un fils qui l’aimait tendrement ; sois le protecteur de ma famille, et conserve ta vie pour la consoler de ma perte.

« — Je jure de t’obéir, lui répondis-je, en me prosternant devant lui, reçois le serment que je te fais de ne vivre que pour réparer mon crime ; dès ce moment j’adopte ton enfant ; ma fortune, mon existence lui seront consacrés, et les soins que je donnerai à ceux qui t’intéressent, pourront seuls me distraire des remords que sans toi je ne souffrirais plus ; mais du moins que ton pardon soutienne mon courage ; pense à tous les tourments que je vais supporter pour tenir ma promesse, et que le souvenir de ta haine ne suive pas celui de mon malheur !

« En finissant ces mots je tombai sans connaissance aux pieds de son lit. Dans mon emportement, j’avais déchiré ma blessure, et depuis longtemps mon sang coulait s’en que je m’en aperçusse. Delval me secourut, il me fit transporter dans une autre chambre ; mais voyant que l’hémorragie augmentait de plus en plus, et que je pouvais succomber à ma faiblesse, il envoya chercher un chirurgien qui passa la nuit auprès de moi. Le bon Delval allait alternativement du lit de son ami au mien, j’étais hors d’état de remarquer ses soins ; je restai vingt-quatre heures dans le plus grand danger ; et quand mes yeux s’ouvrirent au sortir de ce long évanouissement, le premier objet qui les frappa, fut l’infortuné Delval, pâle, immobile, et comme annéanti sous le poids de la douleur. Je n’osai le questionner, j’étais trop sûr de sa réponse. Le nom de Henri s’échappa de ma bouche.

« — Henri !… répéta-t-il, en tournant ses regards vers le ciel…

« Voilà tout ce qui m’apprit sa mort. Je retombai, et je crus un instant que la bonté céleste, prenant pitié de mon sort, allait terminer mes souffrances.

« Je vous épargnerai les détails d’une maladie qui dura six semaines. Quand je fut rétabli, Delval m’instruisit de tout ce qu’il avait fait pour tromper votre douleur. Il me remit le billet que Henri m’avait écrit une heure avant sa mort ; je le posai sur mon cœur comme un baume adoucissant, et je mêlai des larmes de reconnaissance à celles d’un amer souvenir. Après avoir acheté le secret de tous ceux qui pouvaient nous trahir, nous nous arrachâmes de ces lieux de douleur ; nos adieux furent déchirants. Delval partit pour la Hollande, et moi je revins à Paris. En arrivant, je trouvai une lettre de ma sœur, qui, ayant appris l’infidélité de milady, m’engageait à venir oublier près d’elle mes chagrins. Je lui apportai moi-même ma réponse. Je comptais la quitter au bout d’un mois pour aller rejoindre Frédéric, que Delval m’avait dit être à L***, mais quand elle m’apprit que madame de Varannes était retirée dans un château voisin du sien ; qu’elle était liée avec elle ; et que j’aurais bientôt l’occasion de la voir, je formai le projet de me fixer à Savinie. Au bout de quelques jours, je fut présenté à votre belle-mère ; elle me reçut comme une amie de son fils, m’annonça sa prochaine arrivée, et Caroline se réjouit de la vôtre. Elles pleuraient encore toutes deux la mort de Henri ; ignorant l’impression que me faisaient éprouver leurs regrets, elle me surent gré d’y paraître sensible, et je partageai une partie de l’amitié qu’elles portaient à ma sœur.

« Cependant votre voyage se remettait de jour en jour et l’on commençait à perdre l’espoir devons voir, lorsque vous arrivâtes. Ah ! Laure ! quel jour mémorable pour nous !… Je désirais vous connaître, et pourtant je refusai d’accompagner ma sœur lorsqu’elle alla vous faire sa première visite ; je craignais de me trahir, en laissant apercevoir le trouble que me causerait votre vue. Hélas ! j’étais loin de prévoir tout ce qu’elle devait m’inspirer !… Rappelle-toi, Laure, le moment où je te vis pour la première fois ; celui où l’enfant de ma sœur effrayé de tes vêtements lugubres se précipita loin de toi. À ce mouvement je crus que la nature entière frémissait de mon crime ; et je m’enfuis l’âme saisie d’épouvante et d’horreur. Dès-lors, mon cœur se remplit de ton image. Je vis sans cesse devant moi, ces yeux éteints par la douleur, dont chaque regard languissant semblait m’accuser et se plaindre ; cette douce mélancolie qui, répandue sur ta personne, ajoutait encore un charme à tous les tiens ; enfin jusqu’au son de ta voix, tout vint accroître mes remords. Mes larmes coulèrent de nouveau ; je croyais pleurer sur le sort du malheureux que ma barbarie avait privé de tant de félicité, mais déjà je ne souffrais plus que du regret d’avoir détruit la tienne.

« Je fus longtemps la dupe de mon cœur, j’attribuai ce que je ressentai à ton approche, au souvenir que tu me rappelais, et je rendis grâce au ciel de m’avoir mis à portée de remplir aussi facilement les vœux de Henri. Le désir de te plaire me parut dicté par le sentiment le plus pur. Son amitié, me disai-je, me tiendra lieu du pardon qu’elle aurait peut-être accordé à mon repentir, s’il m’eût été permis de lui avouer ma faute ; et ce n’est qu’en méritant son estime et sa confiance, que je pourrai goûter un instant de tranquillité. Encouragé par cette idée, je mis tous mes soins à te paraître digne de quelque intérêt, et sans penser où m’entraînait une illusion divine, je m’y livrai aveuglément.

« Je n’imaginais point avoir fait la moindre impression sur ton cœur, quand je reçus le mot que tu m’adressas au retour de Philippe. Il me transporta de reconnaissance ; tu faisais des vœux pour mon bonheur, tu m’enivras d’une douce espérance, j’osai te parler du plaisir que m’avait causé ton billet. Le nom de milady vint retracer à mon imagination l’affreux tableau qu’un moment d’ivresse en avait effacé. Je tressaillis ; les caresses de ton enfant augmentèrent mon trouble, et je fus contraint de te quitter. C’est ainsi que je passai mes jours dans les remords et l’agitation ; quand l’affreuse jalousie vint m’éclairer enfin sur le sentiment qui remplissait mon âme. Frédéric me confia l’amour dont il brûlait pour toi. Inquiet de me voir l’écouter d’un air sombre, il me fit ton éloge pour m’engager à mieux approuver son choix. Il me vanta ton esprit, tes vertus, et ne se doutant pas de mon supplice, il me parla de son espoir.

« — Vous connaissiez son amour, me dit-il, l’aveu vous en avait faiblement irrité, et lorsqu’il se disposait à vous fuir, c’est vous qui l’aviez retenu.

« Il n’en fallut pas davantage pour me persuader qu’il était aimé. Je sentis s’affaiblir l’amitié que je lui portais, et j’osai vous trouver coupable de répondre à sa tendresse. La raison m’ordonnait de m’éloigner de vous. Je voulus retourner en Angleterre, vous arracher de ma pensée… C’est toi qui me retins dans ces lieux, c’est toi qui m’as forcé de t’adorer tous les jours davantage… Comment n’as-tu pas lu dans mes yeux le feu qui me dévorait ?… Comment n’as-tu pas prévu qu’en restant près de toi, il finirait par consumer ma vie ? Mais tu prenais mon accablement pour de l’indifférence ; et c’est en injuriant ton amant que tu l’as livré à tout l’excès d’une passion, qu’il n’est plus en son pouvoir de combattre.

« J’obéis à mon amour, en suivant ta volonté ; mais effrayé des progrès qu’il faisait dans mon cœur, et des obstacles qui s’y opposaient, je tentai un dernier effort sur moi-même, en élevant un monument à mon repentir, en y déposant ce qui devait attester mon crime, et m’ôter tout espoir de bonheur. C’est moi qui inspirai à Frédéric l’idée de joindre un témoignage de ses regrets au tombeau que tu venais d’élever à Henri. Je le priai de me charger de ce pénible soin. Après avoir fait construire une colonne en marbre noir, j’obtins d’un ouvrier qu’il en creuserait la base, la doublerait en fer, et l’arrangerait de façon à ce qu’on pût l’ouvrir. Quand tout fut exécuté selon mes désirs, Frédéric la fit poser dans l’île ; et la même nuit du jour où tu célébras par tes pleurs l’anniversaire de la mort de ton époux, j’escaladai les murs du parc, je traversai la petite rivière qui entoure l’île, tenant le billet de Henri et mon épée d’une main, tandis que je nageais de l’autre, et j’arrivai près du tombeau, l’âme remplie d’effroi. Je déposai en tremblant l’arme fatale et le billet. Puis levant les yeux au ciel, je fis le serment de ne point insulter l’ombre de ton époux par un amour coupable. « Ne crains pas, dis-je en m’adressant à elle, que je tente jamais d’affaiblir ton souvenir dans le cœur de Laure ! Si je pouvais un jour concevoir cette affreuse pensée, ce monument me rappellerait ta mort, mes serments et mon devoir. » Dans ce moment l’horloge sonna trois heures. C’était celle où ton époux rendit le dernier soupir… Je crus entendre sa voix… mon sang se glaça… et ce n’est que longtemps après que j’eus la force de revenir chez moi.

« Soulagé par la certitude d’avoir fait une promesse inviolable, et désirant plus que jamais d’éteindre ma passion, je formai le projet de servir celle de Frédéric, j’engageai Lucie à plaider aussi sa cause ; mais elle me dit que ce serait inutilement, je m’en félicitai en rougissant de ma faiblesse. Le même soir j’eus le courage de te parler de Frédéric, de son amour ; en m’écoutant tu paraissais émue, j’en pleurais de désespoir. Peu de temps après, ma sœur tomba malade ; l’intérêt que tu pris à elle, celui que tu me témoignas, allaient peut-être me faire oublier ma résolution, quand de nouvelles preuves de ton attachement pour Frédéric vinrent m’y ramener. Rappelle-toi chacune de mes actions depuis ce moment, et tu verras que toutes furent guidées par les remords ou la jalousie.

« Juges de ce que j’ai souffert le jour où tu donnas à mon neveu le nom de ton époux ! Celui où je crus te voir pleurer le départ de Frédéric ; enfin cet instant cruel où ta vie sembla s’exhaler avec celle de ton enfant. Ne crois pas que je sois assez ingrat pour oublier, ô ma Laure ! la félicité dont je jouis en apprenant que mon empressement avait arraché à la mort, ta fille, celle de Henri… Hélas ! ce sentiment est le seul dont rien ne soit venu troubler la pureté. Combien que j’étais heureux en pensant que j’allais revoir le sourire sur tes lèvres ! que j’entendrais sortir de ta bouche les douces expressions de l’amitié, de la reconnaissance ! Je contemplais le portrait de Lucie, le souvenir de ce que tu éprouvas, lorsque je voulus te remercier de cet aimable don, se retraçait à ma pensée. Parfois je me flattais que mon émotion t’ayant fait deviner mon amour, tu le voyais sans colère. Frédéric n’était plus avec toi. Tu pouvais ne l’aimer que faiblement, l’oublier… Ah ! que je payai cher ce rêve délicieux, quand il vint m’apprendre que sa mère avait promis de vous proposer sa main, que madame de Gercourt l’avait assurée que la seule bienséance vous empêchait de déclarer votre tendresse pour lui, mais que bientôt il en obtiendrait l’aveu… Cette nouvelle fut pour moi un coup de foudre. Je revins à Savinie, la rage dans le cœur, et quand mes yeux tombèrent sur le présent que je vous destinais, un mouvement involontaire me porta à le jeter loin de moi… Je vous accusai dans le fond de mon âme, comme si vous aviez offensé mon amour. Bientôt j’eus honte de mon injustice ; le hasard m’offrit l’occasion de la réparer ; je voulus me justifier, je vis tes larmes… Ma raison s’égara, et je t’aurais avoué mon amour… si je n’avais eu la force de m’arracher d’auprès de toi.

« Depuis ce jour, victime de ma passion, sûr de ne parvenir jamais à la vaincre, je m’y abandonnai ; je savourai le délicieux plaisir de te voir, de t’entendre ; et si j’eusse moins respecté ton repos, ta vertu, je t’aurais dis cent fois que je t’idolâtrais… que rien ne pouvait séparer mon amour de ma vie… et que si le ciel opposait à mes vœux, mes serments et mon crime, je consentais à supporter le poids de sa vengeance, pour lire un instant mon bonheur dans tes yeux… Enivré du charme de ces idées, j’arrive chez toi… Que vois-je ? Ah, ciel ! l’image de Henri !… Henri, le front couvert de la pâleur mortelle que je vis sur ses traits quand j’eus frappé son sein !… À peine suis-je revenu de cette effroyable impression, qu’on m’apprend le malheur de Frédéric ; je vole à son secours. Vous arrivez presque aussitôt auprès de lui, et c’est devant moi que vous écoutez les expressions de son amour, que vous semblez craindre de l’interrompre. J’en crois savoir assez, je veux vous fuir, mais puis-je te quitter sans aller pleurer dans ces mêmes lieux où je t’ai vue sensible à ma douleur ! Je m’échappe, bientôt j’entends le son de ta voix. Je m’arrête, et crains de me tromper. Tu m’appelles ingrat. Ce nom m’apprend mon injustice et mon bonheur. Ah ! Laure ! cesse de plaindre ton amant, cet instant acquitte le sort envers lui, tu l’aimes, il a senti ton cœur battre contre le sien : la raison, le devoir se réunissent pour l’arracher de tes bras… Toi seule te donnes à lui ; et s’il te perd, c’est pour t’aimer trop tendrement !… Oh ! moment d’ivresse et de douleur ! pourquoi n’ai-je pas succombé à tant de félicité ?… Tu ignorerais encore le fatal secret qui nous sépare ; et je serais descendu dans la tombe en emportant tes regrets et ton amour ! À présent, que vais-je devenir ? irai-je traîner loin de toi des jours de tristesse et de honte ? Me laisseras-tu fuir accablé de ta haine ?… Non, non, la pitié, peut-être encore l’amour, t’engageront à pardonner un malheureux coupable. Tu pleureras sur la fatalité qui le condamne à renoncer à toi… Il pourrait me tromper, diras-tu ; il pourrait être heureux et mourir, et je dois à sa vertu le repos de ma vie !… Ma Laure, laisse échapper ce pardon de ta bouche !… Permets que j’aille le recueillir à tes pieds !… que je les baigne encore de mes larmes, et que pour la dernière fois, je lise dans tes yeux, ma grâce et ta faiblesse !… Le jour paraît. Dans ce moment, tu reposes peut-être : ah ! puisse-tu recevoir cette lettre, avant de te convaincre par toi-même du meurtre de ton époux ! Puisse mon repentir fléchir ta colère, et t’inspirer une douce pitié… Ah ! Laure ! hésite avant de prononcer l’arrêt de ton amant. Un seul mot l’aidera à supporter son supplice, ou l’affranchira de ses serments. »

Laure avait paru lire cet écrit avec une effrayante tranquillité, sa respiration était devenue plus étouffée à mesure qu’elle approchait de la fin, et pas une larme ne mouillait sa paupière, quand elle laissa retomber la lettre : étrange effet de la douleur ! qui reportant vers notre âme toutes nos sensations, semble ne multiplier ses forces que pour les épuiser, et finir par la rendre insensible.

Juliette, cette tendre amie, aussitôt après avoir reçu la dernière lettre de Laure, avait obtenu de son mari la permission de partir sur-le-champ pour Varannes. Elle disposait tout pour hâter son voyage, quand elle reçut la visite du chevalier Delval, ancien ami de M. et madame d’Estell. S’étant informé du motif de son départ, elle lui apprit que l’épouse de Henri allait peut-être former de nouveaux liens, et lui parla de son amour pour Sir James Drymer. À ce nom, les yeux de Delval exprimèrent un sentiment d’horreur.

— Quoi ! s’écria-t-il, vous souffririez que Laure s’unît au meurtrier de son époux ? Ce misérable a-t-il donc oublié son crime ? Ah ! s’il est ainsi, je vais lui rappeler qu’il existe un témoin de cet affreux combat, je vais rompre des nœuds que le ciel ne peut voir sans colère ! En demandant le secret de ce malheur, ajouta-t-il, tu ne prévoyais pas, ô mon digne ami ! que la main qui te donna la mort, oserait s’unir à celle de ton épouse ! Mais il en est encore temps, allons dévoiler ce mystère, allons épargner à Laure des regrets éternels !

Deux jours après cette scène, Delval et Juliette arrivèrent au château ; mais quelle fut leur douleur en voyant la pâleur de la mort répandue sur les traits de leur amie ; ses yeux éteints, et surtout la morne insensibilité dont elle était frappée. Laure les reconnut, leur sourit et retomba bientôt dans l’accablement qui depuis quelque temps laissait douter de son existence. Juliette la serra dans ses bras, l’inonda de ses larmes. Laure répondit à ses caresses par un regard languissant. Madame de Varannes leur dit qu’elle refusait de se mettre au lit, mais qu’elle prenait avec complaisance tout ce qu’on lui donnait pour la soutenir.

— M. Bomard nous a conseillé, ajouta-t-elle, de céder à ses désirs, hélas ! elle n’en témoigne aucun, et nous bornons tous nos soins à retenir son enfant auprès d’elle,

Delval voulut parler à Frédéric, on lui dit qu’il était à Savinie ; il s’y fit conduire et rencontra sur la grande route la voiture de madame de Gercourt qui retournait à Paris. L’arrivée de madame de Norval lui avait donné beaucoup d’humeur, elle en était fort connue et encore plus du chevalier Delval qu’elle avait honoré autrefois d’une flatteuse préférence. Toutes ces raisons étaient plus que suffisantes pour l’engager à s’éloigner d’une habitation où régnait la douleur. Elle crut devoir profiter du trouble qui remplissait la maison pour la quitter sans bruit, et madame de Varannes n’aurait jamais entendu parler d’elle si la lecture de ses ouvrages et la nouvelle de son ingratitude envers un prince auquel elle devait tout, ne fût venu par la suite la rappeler à son souvenir.

Frédéric, après avoir goûté un moment de bonheur en embrassant son ami Delval, lui raconta tout ce qui s’était passé depuis son retour à Varannes, et l’état où se trouvait James. Delval en fut touché, et admira le sublime courage qui l’avait porté à découvrir lui-même un secret qui lui enlevait pour jamais le cœur de son amante. Il ne voulut pas le voir.

— Ma vue, disait-il, lui rappellerait son malheur plus vivement encore : retournez près de lui, Frédéric, consolez-le, hélas ! c’est ainsi que Henri le consolait !

— Il écrit, répondit Frédéric, sa sœur et madame Billing sont auprès de lui, et je puis rester une partie de la journée avec vous. J’ai besoin de voir Laure, je tremble pour elle et je n’ose vous dire jusqu’où va mon inquiétude.

Delval le devina, et sans le questionner, le ramena à Varannes. Quand Frédéric aperçut Laure, quand il vit la consternation sur tous les visages, il n’eut pas la force de cacher ce qu’il éprouvait. Ses gémissements, ses sanglots peignirent sa douleur. Hélas ! chacun pleurait, excepté Laure, dont le calme effrayant était toujours le même ; on allait, on revenait près d’elle, sans qu’elle détournât les yeux pour voir ce qui se passait.

Sur les cinq heures, on annonça M. Bomard ; il vint s’asseoir près de Laure. En le voyant, un soupir s’échappa de son sein.

— Laure ! lui dit-il, pauvre Laure !…

Et ses larmes lui coupèrent la parole ; elle sembla remarquer son émotion, et lui fit signe en montrant sa poitrine, que son étouffement l’empêchait de lui répondre : alors il lui présenta son enfant, essaya de ranimer sa sensibilité, en l’excitant par des paroles attendrissantes, mais elle l’écouta sans en paraître émue. Trois heures s’étaient écoulées dans cet état pénible ; madame de Varannes et Juliette, retirées dans un coin de l’appartement, n’osaient se communiquer leurs craintes ; Delval, Frédéric, et le respectable curé gardaient un morne silence. Emma, la chère Emma, jouait aux pieds de sa mère ; et, sans deviner la cause de ce calme profond, semblait craindre de le troubler. Quand tout à coup on entend le bruit d’un coup de pistolet… Aussitôt Laure jette un cri perçant, se lève avec fureur, renverse tout ce qui s’oppose à son passage, court, se précipite, et ne s’arrête qu’au tombeau de Henri… Frédéric arrive le premier, la voit étendue sur le corps de son amant, et déjà baignée du sang qui coule de sa blessure… Oh ! spectacle d’horreur !… oh ! trop funeste exemple !… qui pourrait exprimer ce que tu inspiras de terreur, de pitié, dans l’âme de ceux que ce tableau sanglant frappa de désespoir !

De telles peines se sentent et ne s’expriment point. Ceux dont les cœurs sensibles auront connu l’amour, donneront une larme au malheur de ces deux amans, et comprendront ce qu’éprouva Laure en lisant les mots que lui adressa James, au moment de sa mort.