Laure d’Estell (1864)/63

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 273-276).


DERNIÈRE LETTRE DE JAMES À LAURE.


« Tu as juré de me haïr, Laure ! tu devais ce serment aux mânes de ton époux, à ton enfant… et ce n’est point pour te le reprocher que ton amant vient te parler encore !… dans peu il ne restera plus de lui que le souvenir de son crime, et que celui de l’ardent amour dont il brûla pour toi… l’un est lié à l’autre, ô ma Laure ! ne les sépare jamais. Le sentiment qui mêle un charme douloureux à l’horreur de te quitter, est trop pur pour ne pas mériter l’indulgence… Rappelle-toi qu’un instant tu crus James digne de ta tendresse, et qu’il ne meurt que pour l’avoir perdue… Je te l’avoue, mon adorable amie, si ta passion eût égalé la mienne, si par faiblesse ou par pitié tu m’avais conservé ton amour, il eût été pour moi l’air qui soutient la vie. J’aurais frémi de le profaner par de coupables désirs. Mais mon cœur s’en serait enivré ; chacune de ses pensées l’aurait porté vers toi ; tes peines, tes plaisirs eussent formé mon existence… heureux de vivre pour t’aimer, mes yeux n’auraient contemplé tes charmes qu’avec le respect dû à la divinité ; et le sacrifice de mon bonheur eût été payé par un seul de tes regards !… Mais… non… je t’abuse… on combat un sentiment docile, l’amour que j’ai pour toi, n’obéit qu’à lui seul… il est indestructible ; il ne connaît ni devoir, ni vertu, et si, dans ce moment, il pouvait flétrir ta colère, s’il te ramenait près de moi, je sens que nulle puissance ne m’arracherait de tes bras. Je couvrirais de mes baisers ce sein que j’idolâtre ; le feu qui me dévore passerait dans tes sens… et je n’invoquerais la mort qu’après avoir goûté la félicité suprême ?… Pardonne, je m’égare ; j’oublie que mes vœux, mes transports, doivent offenser Laure !… et qu’au moment où ses yeux se fixeront sur cet écrit les miens déjà fermés ne la reverront plus. — Grand Dieu ! si ta justice veut me récompenser de tant de maux !… fais que Laure soit heureuse ! je ne demande pour moi qu’un regret de sa part, et si mon âme est immortelle, permets qu’elle veille encore sur cet amante adorée, que du haut des cieux mon amour la protége, et qu’il soit aussi violent le jour où tu voudras nous réunir…

« Adieu, Laure… Adieu. Comprends-tu bien l’étendue de ce mot ? sais-tu pour combien de temps il nous sépare ?… hélas !… peut-être… le soleil brûle et ne s’éteint jamais… mon cœur brûle aussi… j’ignore tout le reste…

« Ma sœur vient de me quitter. Elle retourne près de ses enfants ; puissent leurs caresses la consoler de la perte d’un frère qui l’aimait tendrement… Billing est sorti pour aller te voir… et moi aussi je veux me raprocher de toi… la nuit semble venir m’inviter au repos éternel… Laure, j’embrasse ton enfant ; dis-lui que j’ai vengé son père ; parle-lui plus souvent de mes remords que de mon crime, et quand son jeune cœur sentira les premières atteintes de l’amour, apprends-lui que ce terrible sentiment fut la cause de tous mes malheurs, et que ne pouvant le vaincre… je meurs en t’adorant… Adieu… ma Laure… Adieu…


Quelques jours après cet affreux événement, Juliette et M. Bomard arrachèrent leur amie de ce séjour de douleur, et la transportèrent presque inanimée au château d’Estell, tandis que Frédéric et Delval remplirent les dernières volontés de James, en faisant déposer son corps dans un tombeau élevé près de celui de Henri. On avait trouvé sur lui un testament par lequel il faisait Emma d’Estell son unique héritière, après avoir fait à sa sœur et à chacun de ses amis un don considérable. Il n’avait point oublié Caroline : cette infortunée ayant appris la cause du départ précipité de sa famille, s’était décidée à tout braver pour aller s’informer du sort de son amie. Elle arriva à Estell peu de temps après Laure ; la fatigue, les chagrins lui causèrent une maladie, dont le résultat fut la mort de son enfant. Sa sœur ne voulut pas qu’elle s’éloignât d’elle, et quand au bout de trois ans, Laure succomba à sa douleur, c’est dans les bras de Caroline et de Juliette qu’elle exhala son dernier soupir.

La pauvre petite Emma fut confiée par sa mère aux soins de madame de Norval, qui devint une seconde Laure pour la famille de madame de Varannes. M. Billing conduisit Lucie en Angleterre, où le retour de son mari, et la douceur de consoler son père de la mort de James, affaiblirent peu à peu sa tristesse. Frédéric fut par la suite l’heureux époux d’une femme aimable ; et le respectable M. Bomard, fidèle aux principes de sa morale, offrit encore longtemps l’exemple de la piété unie à la philosophie, et prouva toute sa vie que la tolérance est à la religion, ce que la douceur est à la vertu.


FIN.