Laurier et son temps/Chamberlain et Laurier

La bibliothèque libre.
La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 108-111).


Chamberlain et Laurier


Les commencements de l’année 1901 furent attristés par la mort de la Reine Victoria, après un règne glorieux de soixante-quatre ans. Au Canada comme dans toutes les parties du monde, la sagesse et toutes les vertus de la défunte furent chantées et célébrées par la poésie et l’éloquence. Laurier fit, à cette occasion, un discours digne de sa réputation et du sujet.

Le prince de Galles succédait naturellement à son illustre mère, et tous les grands personnages de l’empire britannique et du monde entier furent invités à se rendre à Londres, dans le mois de juillet 1902, afin de rehausser l’éclat du couronnement.

Mais lorsque fidèles au rendez-vous royal, tous les représentants de l’Empire et des grandes puissances du monde étaient réunis à Londres, le roi tomba malade, gravement malade. Un moment, on le crut perdu et la consternation fut générale, mais une opération délicate, dangereuse, réussit, et le 9 août, le roi, malade mais courageux, fut couronné au milieu d’un enthousiasme inouï.

Chamberlain avait voulu profiter de cette occasion solennelle et favorable pour pousser les projets d’impérialisme qu’il méditait depuis longtemps.

Tous les ministres et représentants des colonies anglaises avaient été invités à faire connaître leurs opinions dans des conférences destinées à devenir célèbres.

Chamberlain les somma respectueusement mais énergiquement de contribuer à l’œuvre de conservation et de défense de l’empire, leur offrant, comme compensation, la représentation des colonies dans les conseils de la nation. Il rencontra chez les représentants du Canada et de l’Australie, une résistance qui le déconcerta. La position sympathique que Laurier avait prise à l’égard de l’Angleterre sur la question du Transvaal et de l’envoi des contingents ainsi que sur le tarif de faveur, lui avaient donné des espérances. Mais fidèle au programme qu’il s’était tracé et aux déclarations qu’il avait faites devant le Parlement, Laurier refusa d’engager le Canada dans la voie de l’impérialisme. Il proclama hautement que le Canada voulait garder toutes ses ressources et ses forces pour le développement de sa prospérité, et ne pouvait se laisser entraîner dans le gouffre du militarisme, mais qu’il était prêt à faire tout ce qui était nécessaire pour sa propre défense. Quant aux relations commerciales de l’Empire avec la colonie, le gouvernement canadien avait déjà manifesté ses intentions d’une manière pratique, et il avait l’esprit ouvert à tout projet qui avait pour but et pour effet de resserrer ces relations.

Ces déclarations furent la base des résolutions adoptées par la Conférence impériale.

Chamberlain avait eu recours à toutes les ressources de son intelligence pour engager les représentants du Canada, Laurier spécialement, à modifier leur manière de voir, mais Laurier resta inaccessible à toutes les séductions. Il fut fortement secondé dans sa lutte contre le grand fauteur de l’impérialisme par ses dignes collègues, MM. Fielding, Mulock et Paterson. Ce fut une lutte énervante qui contribua sans doute à altérer sa santé, à le réduire à l’état déplorable où on le trouva à son retour. Mais la maladie dont il souffrait ne lui enleva pas la force morale dont il eut besoin pour résister à toutes les tentations, pour conserver son indépendance. Ses discours, en Angleterre comme en France, ne diminuèrent pas la réputation d’orateur qu’il s’était faite, lors de son premier voyage en Europe, mais les fauteurs de l’impérialisme ne purent cacher leur désappointement. L’idée de faire arborer le drapeau de l’impérialisme par un Canadien-français n’était pas, il faut l’avouer, vulgaire.

Un jour, Chamberlain l’avait pris à l’écart après un dîner où il l’avait mis en présence des premiers personnages de l’Angleterre, et lui avait fait part de son désappointement, de son chagrin de le voir si rebelle à des projets destinés à assurer l’avenir de l’empire britannique. Il lui représenta combien il serait honorable pour lui d’associer son nom à une si grande cause, il lui fit voir sous les couleurs les plus brillantes, le rôle qu’il voulait lui faire jouer. À toutes ses instances, Laurier répondit que l’intérêt de l’Angleterre comme celui du Canada lui faisaient un devoir de combattre des projets qui auraient pour effet d’affaiblir les liens existants entre la Métropole et ses colonies, au lieu de les resserrer.

Comme Chamberlain le pressait vivement, Laurier lui dit :

— Vous croyez, peut-être, que je vous parle ainsi parce que je suis Canadien-français, eh ! bien, consultez mes collègues, qui sont anglais, et vous verrez qu’ils partagent mon opinion.

— Vous me permettez de les voir, de chercher à les convaincre, dit Chamberlain, tout heureux.

— Oui, dit Laurier.

Chamberlain les vit et rapporta à Laurier qu’il les avait trouvés aussi inflexibles que lui-même.

Chamberlain pardonna difficilement à Laurier de briser l’échafaudage de sa politique impérialiste.

Laurier revint au Canada, malade, gravement malade en apparence, mais plus estimé que jamais à cause de la position courageuse qu’il avait prise et gardée dans les circonstances les plus difficiles. On comprit alors au Canada qu’il n’avait pas payé trop cher le droit de parler et d’agir si fièrement, et on se demande ce qui serait arrivé si Chamberlain avait eu affaire à un homme dominé par l’amour des hommages et des honneurs.