Laurier et son temps/Laurier nommé chef du parti libéral

La bibliothèque libre.
La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 78-80).


Laurier nommé chef du parti libéral


En 1887, pendant la session qui suivit les élections générales, M. Blake donna sa démission comme chef du parti libéral. Il était démoralisé par le résultat des élections ; la citadelle ministérielle avait résisté à ses assauts formidables. Vainement il avait consenti à modifier ses opinions sur la protection afin de rassurer les manufacturiers, en vain il avait dénoncé les abus du pouvoir et fait appel aux sentiments les plus élevés. Il avait soulevé la colère des loges orangistes en s’opposant à leur reconnaissance légale par l’État et en condamnant l’exécution de Riel, et la province de Québec ne lui avait pas donné l’appui qu’il avait le droit d’espérer.

Il faut dire que la politique des libéraux sur la question du tarif a été pendant vingt-cinq ans leur pierre d’achoppement. Au lieu de faire comme les conservateurs, de donner aux manufacturiers, aux ouvriers, aux électeurs en général, la protection réclamée à grands cris, ils entreprirent de lutter contre le sentiment public.

À tout événement, Blake crut qu’il ne devait plus continuer une lutte ingrate pour lui et pour son parti, et que son devoir était de confier le commandement des forces libérales à un chef plus heureux. Les libéraux étaient nerveux, inquiets, ils ne savaient comment remplacer un homme dont le talent et le caractère étaient si admirés et respectés. M. Blake les tira d’embarras en désignant lui-même son successeur, en leur suggérant de confier le drapeau libéral à Wilfrid Laurier.

Il semblait audacieux, dangereux même de mettre à la tête d’un parti, dans un parlement composé en si grande majorité de députés anglais et protestants, un Canadien-français catholique. Laurier fut le premier à signaler le danger, mais le sort en était jeté, il fallait que sa destinée s’accomplit. La Providence lui avait mis au front l’étoile du commandement. Vingt années d’étude, de réflexion, de bonne conduite et d’expérience l’avaient rendu capable de jouer le rôle brillant que ses concitoyens voulaient lui confier. Il était proclamé par une majorité anglaise et protestante, le plus digne d’être le chef d’un grand parti, et par conséquent de devenir, par le triomphe de ce parti, le premier ministre de son pays.

Le procédé généreux des libéraux anglais contribua considérablement à adoucir l’amertume des luttes religieuses et nationales qui sévissaient depuis quelques années, à calmer l’antagonisme national.

Ils n’eurent pas lieu de regretter leur générosité, car la province de Québec appréciant l’honneur qu’on lui faisait, se fit un devoir de se rallier autour de Laurier et de le porter au pouvoir.

La lutte fut longue, sir John n’était pas facile à déloger ; jamais premier ministre ne fut plus insinuant, plus sympathique, plus habile, plus roué, disons le mot.

Il réussit encore une fois à gagner les élections de 1891, en faisant appel à la loyauté des électeurs anglais, en cherchant à les convaincre que les projets de réciprocité, d’union douanière ou de zollverein, préconisés par une fraction du parti libéral, n’étaient que des projets déguisés d’annexion du pays aux États-Unis.

Dans un manifeste célèbre, le vieux malin protestait contre toute tentative de briser ou d’affaiblir les liens qui attachaient le Canada à l’Angleterre, et terminait en disant, avec une émotion feinte, que pour lui il voulait mourir dans les plis du drapeau anglais.

On aurait dit le vieux soldat de Crémazie qui meurt en chantant :


Pour mon drapeau je viens ici mourir.


Il emporta les élections, mais avec une majorité diminuée.

Ce fut son dernier triomphe, il mourait peu de temps après au milieu des regrets les plus profonds de la Chambre et du pays. Sa mort ébranla les colonnes du temple conservateur. Il laissait plusieurs lieutenants distingués, mais pas un général capable de faire face aux éléments délétères qui démolissaient le parti conservateur, de repousser les flots envahissants du libéralisme. Lui-même, le grand chef, n’aurait pu lutter longtemps contre la popularité grandissante de Laurier.

Le parti conservateur était sur la pente de la décadence.