Laurier et son temps/Le talent de Laurier

La bibliothèque libre.
La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 129-133).


Le talent de Laurier.


J’ai introduit dans mon travail des extraits de quelques-uns des discours de M. Laurier, afin de donner une idée de son genre d’éloquence, mais il aurait fallu faire beaucoup d’autres citations pour lui rendre justice. Je n’ai pas parlé de ses fameux discours sur la question des biens des jésuites, sur Gladstone, sur la mort de la reine Victoria, sur l’envoi des volontaires canadiens au Transvaal, sur le tarif et sur des questions nationales, ni de ses brillantes improvisations dans les banquets publics qui lui ont été offerts partout, depuis Halifax jusqu’à Vancouver.

Comme on l’a vu, son éloquence est du meilleur aloi, de premier ordre, et peut être comparée à celle des grands orateurs du monde. Aussi, plusieurs de ses discours sont publiés dans les recueils ou répertoires qui contiennent les chefs-d’œuvre de l’éloquence. Les hommes les plus compétents, les plus importants, ont admis qu’il brillerait au premier rang dans le Congrès américain comme au Parlement anglais ou dans les Chambres françaises. Ses discours dénotent une haute culture intellectuelle, des connaissances variées, des études sérieuses, un jugement sain, un esprit lucide, droit, logique, une imagination brillante, une mémoire riche de souvenirs, un sentiment inné du beau, du vrai et du juste, une dignité, un tact, une délicatesse et une modération admirables. Le fonds en est solide, la forme brillante, la diction captivante, le style clair, limpide, élégant et gracieux. Il met des rayons de soleil dans les sujets les plus sombres, des fleurs dans les épines, des diamants dans les cailloux, des filets d’or dans l’argumentation la plus serrée. Son éloquence plane dans une atmosphère illuminée, sur les sommets du monde intellectuel, s’inspire aux sources les plus pures, les plus fécondes de la vérité et de la justice. Son esprit dénote une heureuse combinaison du sens artistique de sa mère avec le positivisme de ses ancêtres paternels. On a dû remarquer qu’il est surtout fort et déploie toutes les ressources de son éloquence, lorsqu’il se fait l’avocat du droit et de la justice ; ses succès dans les questions du Nord-Ouest, des jésuites et de la démission de Letellier, en font foi.

L’âge, au lieu d’amoindrir son éloquence, l’a développée, l’étude, la réflexion et l’expérience ont élargi ses horizons et fortifié son argumentation.

Toujours maître de sa pensée comme de ses sentiments, il ne dit que ce qu’il veut dire et sort sain et sauf de situations où un mot malheureux aurait pu tout perdre. Il n’est peut-être pas au monde un pays comme le nôtre, où il soit aussi difficile à un homme public de dire ce qu’il pense ou ressent, surtout s’il est Canadien-français, d’exprimer ses sentiments nationaux ou religieux. Il faut que jamais il n’oublie qu’il parle à des auditoires où toutes les races, toutes les religions sont représentées, à des assemblées plus ou moins prévenues contre lui.

Que de fois il est obligé de retenir le mot prêt à partir, de chasser une belle idée, de refouler un sentiment national ou religieux, de se torturer l’esprit pour voiler sa pensée, pour trouver l’expression inoffensive ! C’est une situation peu favorable aux mouvements oratoires, et dangereuse pour les caractères qui ne sont pas fortement trempés.

Ce besoin constant d’épier ses pensées, ses sentiments, de mettre de la diplomatie dans tous ses actes, dans toutes ces paroles, engendre naturellement la dissimulation, déforme les caractères chez les hommes faibles.

On se demande comment Laurier a pu, pendant si longtemps, jouer ce jeu dangereux, parler si souvent devant des assemblées si différentes, sur des questions si délicates, sans se compromettre et pourtant sans trahir ses convictions, sans violer la vérité.

Dans des circonstances critiques, il est allé à Toronto, la serre-chaude de tout ce qui est anglais et protestant, plaider la cause des jésuites et des Métis, et il a fièrement déployé le drapeau de ses croyances religieuses et nationales. C’était une entreprise hardie, téméraire même aux yeux d’un bon nombre de ses amis. Mais confiant dans ses forces et dans la justice de sa cause, il y est allé, il a parlé et il a vaincu.

Il eut d’abord à lutter plus d’une fois contre des interruptions tapageuses, mais ses appels émouvants au fair play britannique, ses explications lumineuses et ses réponses franches, courtoises et vigoureuses aux interrupteurs, triomphèrent de toutes les résistances et calmèrent les flots irrités.

Lorsque de sa voix la plus agréable, dans le langage entraînant d’un Chatham ou d’un Fox, il revendique devant un auditoire britannique, au nom des principes immortels de la constitution anglaise, le droit de parler et de plaider la cause de la justice et de la liberté, la cause de ses compatriotes, les têtes les plus orgueilleuses se penchent, les oreilles les plus rebelles écoutent.

J’ai trouvé dans un livre anglais, un portrait du célèbre Pitt qui ressemble singulièrement à Laurier. Que le lecteur en juge… le voici :

« À son entrée au parlement, il se montra supérieur à tous ses contemporains sous le rapport de l’éloquence. Il pouvait débiter une longue suite de périodes riches et sonores d’une voix, d’un ton argentin. Sa phrase était châtiée, élégante, harmonieuse… Personne ne savait mieux que lui être clair ou obscur. Lorsqu’il voulait être compris, il s’exprimait dans des termes qui ne prêtaient à aucune équivoque. Il pouvait, avec aise, présenter à son auditoire un exposé, non pas, peut-être, exact ou profond, mais lucide, populaire et plausible de la question la plus difficile et la plus compliquée… Par contre, lorsqu’il ne désirait pas être explicite — et l’homme d’État, qui est à la tête des affaires, ne désire pas toujours être explicite — il avait un merveilleux talent pour ne rien dire, dans un langage qui laissait à ses auditeurs l’impression qu’il avait dit beaucoup de choses.

« Personne ne pouvait entendre Pitt sans acquérir la conviction qu’il était un homme d’un esprit élevé, intrépide et imposant, conscient de sa rectitude et de sa supériorité intellectuelle, incapable des honteux vices de la crainte et de l’envie… L’irréprochabilité de sa vie privée allait de pair avec la dignité de sa vie publique. Comme fils, comme frère, comme oncle, comme maître, comme ami, sa conduite était exemplaire. Dans l’étroit cercle de ses intimes, il était aimable, affectueux, enjoué. On l’aimait sincèrement et on le regretta vivement. »

Personne ne niera que cette description de l’éloquence et du caractère de Pitt s’applique parfaitement à sir Wilfrid Laurier.

Il y a un autre point de ressemblance entre Pitt et Laurier. Pendant leur jeunesse, la faiblesse de leur santé inspira de vives inquiétudes à leurs amis, et leur fit craindre qu’elle ne fût un obstacle à leurs succès. Mais tous les deux, par des moyens différents, ont acquis la force nécessaire pour jouer un rôle brillant et justifier les espérances de leurs concitoyens.

Voyons maintenant ce que Lamartine dit des débuts de Cicéron.

« Les premiers plaidoyers de Cicéron pour ses clients étonnèrent les orateurs les plus consommés de Rome. Sa parole éclata comme un prodige de perfection inconnu jusqu’à ce jeune homme, dans la discussion des causes privées. Invention des arguments, enchaînement des faits, conclusion des témoignages, élévation des pensées, puissance des raisonnements, harmonie des paroles, nouveauté et splendeur des images, conviction de l’esprit, pathétique du cœur, grâce et insinuation des exordes, force et foudre des péroraisons, beauté de la diction, majesté de la personne, dignité du geste, tout porta, en peu d’années, le jeune orateur au sommet de l’art et de la renommée. »

Lamartine ajoute que l’orateur doit être poète.

« Cicéron, dit-il, le fut de bonne heure, longtemps et toujours. Il ne fut si souverain orateur que parce qu’il était poète. La poésie est l’arsenal de l’orateur. Ouvrez Démosthène, Cicéron, Chatham, Mirabeau, Vergniaud : partout où ces orateurs sont sublimes, ils sont poètes. Ce qu’on retient à jamais de leur éloquence, ce sont des images et des passions dignes d’être chantées et perpétuées par des vers. »

Ces dernières paroles de Lamartine s’appliquent à Laurier. Il n’a jamais écrit en vers, mais il est poète par l’imagination et la tournure artistique de son esprit, qui inspirent et décorent ses plus éloquentes philippiques et les embellissent de figures, d’images et de descriptions si attrayantes.

Laurier a eu pour contemporains, toute une pléiade d’hommes de talent, d’avocats habiles, d’écrivains et d’orateurs distingués. C’était une génération féconde, une constellation d’étoiles brillantes, où deux hommes surtout ont brillé dans le domaine de l’éloquence politique : Chapleau et Mercier.