Laurier et son temps/L’organisation des territoires du Nord-Ouest en deux provinces et la question des écoles

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La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 124-128).


L’organisation des territoires du
Nord-Ouest en deux provinces
et la question des écoles.


Laurier vient encore de remporter un grand triomphe oratoire en proposant la division des territoires du Nord-Ouest en deux provinces qui porteront les noms d’Alberta et de Saskatchewan. C’est sur la question des écoles surtout qu’il crut devoir faire un grand effort et déployer toutes sa force d’argumentation et de persuasion. Il avait résolu de prévenir les complications et les conflits que cette question pourrait soulever plus tard en la réglant pour toujours. Étant donné que les écoles séparées existaient dans les territoires du Nord-Ouest avant leur admission dans l’Union comme provinces, il s’appliqua à démontrer que d’après l’Acte fédéral de 1867 et l’Acte des territoires du Nord-Ouest de 1875, elles devaient y être maintenues.

Le sujet était plus ou moins aride et peu favorable, en apparence, aux grands mouvements oratoires, mais il en tira des considérations, des rapprochements historiques et des aperçus de haute portée.

La Chambre était au complet, tous les sièges étaient occupés, les galeries remplies. Le coup d’œil était superbe, le spectacle imposant. Laurier élégamment vêtu comme de coutume, grand, droit, la tête un peu rejetée en arrière, la figure animée, parlait avec une énergie et une chaleur peu ordinaires. Le silence était complet, tous les yeux étaient fixés sur lui, toutes les oreilles étaient tendues pour entendre chacune de ses paroles.

Lorsqu’il termina, au milieu des applaudissements chaleureux de ses amis, tous disaient que ses arguments étaient irréfutables.

Cependant, les applaudissements qui avaient salué ce grand succès oratoire avaient à peine cessé, qu’on entendait les cris du fanatisme religieux. Le bill présenté par Laurier avait un côté religieux, il contenait, par conséquent, les explosibles les plus dangereux. Les loges orangistes partirent en guerre, accusant Laurier de vouloir imposer des écoles séparées aux nouvelles provinces, des journaux libéraux même prirent feu et contribuèrent à augmenter l’excitation publique.

Au moment où j’écris ces lignes, M. Sifton, l’un des membres les plus intelligents du cabinet, vient de donner sa démission, et on prédit que d’autres imiteront son exemple.

Jusqu’aux représentants du Nord-Ouest qui regimbent après avoir acquiescé au projet de loi ; ils prétendent qu’on y a inséré des clauses qui violent les arrangements intervenus.

C’est 1896 qui recommence en sens inverse.

En 1896, c’étaient les catholiques qui arboraient l’étendard religieux contre Laurier, aujourd’hui, ce sont les protestants.

Comment finira cette crise ? Les feux de prairies se propagent rapidement, les orages du Nord-Ouest sont violents.

Laurier aime les situations corsées, les crises aiguës, qui le forcent de déployer toutes les ressources de sa diplomatie. Il doit être heureux.

Pourtant, non, cette fois, il a de la peine à s’expliquer cette explosion de fanatisme autour d’une législation si clairement basée sur la loi et la justice et qui ne faisait en réalité que consacrer l’ordre de choses existant.

Mais à côté des fanatiques qui voulaient profiter de l’occasion pour faire disparaître tout ce qui était de nature à empêcher le Nord-Ouest de devenir un pays essentiellement anglais et protestant, il y avait des libéraux anglais qui reprochaient au projet de loi d’aller au-delà de l’ordre de choses existant.

Ils disaient que d’après la section 93 de l’Acte Fédéral, les nouvelles provinces devaient entrer dans l’Union avec le système d’écoles séparées alors en vigueur. Or, ils affirmaient que les ordonnances adoptées par le gouvernement du Nord-Ouest, n’ayant été ni désavouées ni contestées devant les tribunaux, faisaient légalement partie du système des écoles et ne pouvaient être mises de côté sans porter atteinte au principe de l’autonomie provinciale.

Laurier admettait qu’il n’avait pas voulu aller au-delà de l’ordre de choses existant et que les seules clauses des ordonnances incompatibles avec les dispositions du bill, seraient affectées. Les adversaires du bill disaient que cette question de compatibilité serait un nid de procès, une source de friction et de complications.

Bref les deux groupes du parti libéral crurent que la différence entre eux n’était pas assez profonde pour qu’ils ne pussent s’entendre, et ils résolurent d’adopter un amendement qui assurerait pour toujours l’existence des écoles séparées dans le Nord-Ouest, conformément à la section 93 de l’Acte Fédéral et suivant les ordonnances 29 et 30 adoptées par le gouvernement du Nord-Ouest.

Laurier avait longtemps hésité, il était humilié, et il se demandait s’il ne devait pas profiter de l’occasion pour prendre sa retraite. Il avait même offert, dit-on, de démissionner en faveur de M. Fielding, si celui-ci voulait entreprendre de faire passer le bill tel qu’il était — M. Fielding aurait refusé en disant que personne ne pouvait, sans Laurier, entreprendre de gouverner le pays, que sa retraite, dans les circonstances, serait désastreuse pour la paix religieuse et nationale du Canada.

Laurier aurait refusé d’accepter toute modification qui aurait pu être considérée comme une reculade, comme un abandon du principe des écoles séparées. Mais il ne pouvait laisser le pays a la merci des éléments dangereux qu’il avait déchaînés, lorsque les libéraux anglais, un moment égarés, ne lui demandaient que de rendre plus claire la clause du bill qui consacrait le maintien des écoles telles qu’elles existaient.

Il ne pouvait exposer les catholiques du Nord-Ouest à perdre les avantages dont ils jouissent, sur une querelle de mots, sur une différence d’interprétation qui ne portait pas sur le fond de la question.

L’opposition acharnée que les loges orangistes et les torys d’Ontario continuent de faire à la loi amendée donne l’idée de ce qui arriverait si le sort des écoles séparées était entre leurs mains. Elle jette aussi un jour éclatant sur les motifs qui les engagèrent, en 1896, à accepter le bill remédiateur, sur la manière dont cette loi aurait été mise à exécution.

L’abrogation des ordonnances, seule, aurait rendu pleine et entière justice aux catholiques du Nord-Ouest, or, elle était impossible, elle aurait provoqué une guerre civile. En acceptant l’amendement, il mettait fin à une crise terrible et sauvait ce qui pouvait être sauvé.

Il l’accepta et il vient de le proposer à la Chambre, dans un discours plein de dignité et de fermeté. Mais la tempête de fanatisme continue, la presse jaune dénonce l’amendement comme un leurre destiné à tromper la Chambre et le pays.

M. Monk, chef de l’opposition dans la province de Québec, vient de porter un coup mortel à la croisade des fanatiques ; dans un discours superbe où il a dénoncé la campagne odieuse qui se fait en ce moment, et démontré, avec une impartialité admirable, que le seul effet de l’amendement, à son point de vue, était de mieux assurer les droits des catholiques du Nord-Ouest.

Ce discours va avoir pour effet de justifier la position prise par Laurier, de faire éclater une fois de plus sa clairvoyance et sa sagesse et de démontrer aux fanatiques que les Canadiens-Français ont des hommes assez courageux, assez indépendants pour s’élever au-dessus de l’esprit de parti et faire entendre le langage de la vérité.

Le discours de M. Monk est non seulement un beau morceau d’éloquence, mais c’est, de plus, un acte de courage et de patriotisme.

La cause est jugée, le projet de loi passera par une grande majorité malgré les clameurs et les cris de colère du fanatisme religieux et national.

Laurier aura, encore une fois, remporté une grande victoire qui sera une leçon pour les ennemis de la paix, de l’harmonie et de la justice.

Cette crise démontre bien toutefois que la Confédération est semée d’écueils, remplie d’éléments de conflits religieux et nationaux, et que l’œuvre de conciliation et de pacification entreprise par Laurier est construite sur un volcan.

Elle donne l’idée des difficultés que Cartier dut traverser et nous apprend à être plus justes pour lui, moins sévères pour quelques-uns de ses actes politiques.

Mais, aussi, à qui la faute, si nous sommes dans une situation si difficile ?

Qui a fait la Confédération ?