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Laurier et son temps/Wilfrid Laurier

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La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 15-24).

Wilfrid Laurier



À DIX lieues de Montréal, au nord du Saint-Laurent, dans une humble et modeste maison du village de Saint-Lin, naissait, le 20 novembre 1841, un enfant appelé à de hautes destinées.

Il fut baptisé sous le nom de Wilfrid Laurier. Son père, Carolus Laurier, était arpenteur ; il vivait gaiement, avait beaucoup d’amis et pratiquait peu l’économie ; c’était un homme intelligent, de belle taille, à l’air énergique.

Le grand-père avait un talent inné pour les mathématiques, la géométrie, pour toutes les sciences exactes.

La famille était originaire de l’Angevinais, aujourd’hui département de la Charente. Elle vint au Canada vers l’an 1660 et s’établit à l’Île Jésus, d’où elle se rendit à Lachenaie et de là à Saint-Lin.

La mère, Marcelle Martineau, était une femme à l’esprit délicat et artistique, qui prenait plaisir à faire des dessins et des ouvrages de fantaisie, que les voisins admiraient. Elle était parente de la mère de notre poète national M. Fréchette, laquelle était aussi une demoiselle Martineau.

Laurier et Fréchette appartiennent donc par le côté maternel à la même famille. Ce n’est pas étonnant : l’éloquence et la poésie sont proches parentes.

Laurier eut le malheur de perdre sa mère lorsqu’il n’avait que quatre ans, mais son père se remaria et lui donna une belle-mère, qui fut pour lui une excellente, une vraie mère.

Son enfance n’offre rien de particulier, si ce n’est qu’on le remarquait pour sa bonne tenue, ses jolies manières et l’aménité de son caractère. Lorsque les bonnes femmes du village le voyaient passer, elles disaient : « Tiens, voici le petit monsieur qui passe. » Elle ne se doutaient pas que ce petit monsieur illustrerait non seulement le lieu de sa naissance, mais le pays tout entier.

À l’école et au collège de l’Assomption, où il fit ses études, il se distingua par la facilité avec laquelle il apprenait tout, par un esprit vif, brillant, réfléchi et curieux, enclin à n’accepter que ce qu’il comprenait, par un talent de parole remarquable et par un caractère où la douceur n’excluait pas l’énergie ni un certain sentiment d’indépendance et de fierté de bon aloi.

Il était soumis et studieux, religieux même, mais sans enthousiasme, d’une manière modérée, sans entraînement. On pouvait prévoir dès lors que la modération, la réserve, la réflexion et le tact seraient quelques-unes des qualités principales de son caractère et de son esprit.

Mais deux choses avaient le pouvoir de le stimuler, de le faire sortir de sa réserve : la politique et la justice, les luttes du forum et du palais. Il viola plus d’une fois le règlement pour aller entendre les orateurs et les avocats célèbres de cette époque, lorsque par hasard ils allaient plaider ou pérorer dans le village de l’Assomption. Cet amour du discours et de la plaidoirie dessinait assez visiblement sa vocation, et ses préférences pour les orateurs libéraux indiquaient de quel côté il tendrait ses voiles.

Dans les dernières années de son cours classique, il se fit remarquer par des compositions et des discours qui déjà portaient la marque de son esprit délié, délicat, artistique et pondéré.

C’était l’orateur en vogue du collège.

Il n’eut pas besoin, comme tant d’autres, de se torturer l’esprit et la conscience pour connaître sa vocation. La nature de son esprit et de ses aspirations le portait naturellement vers le barreau.

Aussi, ses études classiques finies, il entra dans l’étude des MM. Laflamme, l’un des meilleurs bureaux d’avocats de l’époque, et suivit les cours de droit du collège McGill.

Il ne pouvait faire un meilleur choix.

Comme il ne pouvait plus compter sur l’assistance pécuniaire de son père, il se fit payer un salaire par ses patrons pour faire l’ouvrage de routine de leur bureau, et leur donna pleine et entière satisfaction. Ils n’avaient jamais eu de clerc plus assidu, plus intelligent, plus laborieux. Sa vie d’étudiant fut sage, modeste, studieuse et sobre. Il employait les loisirs que lui laissaient le bureau et l’université à lire, à étudier les lettres et l’éloquence. Dans les clubs politiques ou littéraires, comme au McGill, il brillait au premier rang et faisait admirer les premières lueurs d’une éloquence destinée à jeter plus tard tant d’éclat.


Le Père de Laurier

Sa bonne conduite, sa sobriété, sa modestie, son amour du travail et du devoir illustrèrent sa cléricature et fécondèrent les premières années de sa carrière. C’est une leçon et un exemple pour la jeunesse qui trop souvent, hélas ! compromet son avenir et gaspille dans des plaisirs énervants des forces précieuses, des talents pleins de promesses. Un trop grand nombre oublient que le succès et le bonheur futurs sont le résultat du travail patient et de la sagesse des premières années.

Combien de talents perdus, de carrières brisées par les habitudes d’intempérance et de paresse contractées au commencement de la vie !

Que d’épaves et de ruines lamentables on voit tous les jours ! Que d’étoiles se sont allumées au firmament de la patrie pour s’éteindre presque aussitôt !

Que sont-ils devenus tous ces hommes forts comme des chênes dont la tête dominait leur génération ? Ils sont tombés, ils sont presque tous disparus, quinze, vingt-cinq, trente ans trop tôt, par leur faute. Ce sont les faibles comme Laurier, faibles physiquement, mais forts moralement, qui ont survécu, parce qu’ils ont su se conserver. Ils assument une grande responsabilité ceux qui abrègent leur vie et meurent avant d’avoir donné à leurs familles, à la société tout ce qu’elles avaient le droit d’attendre de leur intelligence, de leurs talents.

Mais honneur à celui qui, ayant une santé faible, a le courage et l’énergie d’éviter tout ce qui peut l’amoindrir, de faire ce qui est nécessaire pour la conserver, la fortifier, et qui réussit à prolonger une existence précieuse pour les siens, pour la société !

En 1864, Wilfrid Laurier était admis au barreau après avoir obtenu le diplôme de docteur en droit, à l’université McGill.

Il y avait, à cette époque, à Montréal, un homme qui faisait beaucoup de bruit. Il était avocat, journaliste, bon écrivain, excellent orateur, actif, remuant, d’une énergie indomptable, mais d’une ambition démesurée qui finit par le perdre. C’était Médéric Lanctôt. Il venait de fonder, avec le concours d’un comité composé de jeunes conservateurs et libéraux, un journal populaire appelé L’Union Nationale, afin de combattre le projet de confédération qui venait d’éclore. Lanctôt ne pouvant suffire à tout, avait besoin de quelqu’un pour prendre charge de son étude d’avocat, d’un jeune homme de talent.

Laurier, à qui il s’adressa, accepta cette charge.

C’est alors que je connus et que j’appris à apprécier son intelligence et son caractère. Son bureau était voisin de celui où nous écrivions nos articles enflammés contre la Confédération ; nous le voyions tous les jours ; il passait et repassait au milieu de nous, calme, grave même, l’air mélancolique et maladif, mais toujours poli, affable, bienveillant. Nous avions pour lui un sentiment d’amitié mêlé de respect et de sympathie, car il nous semblait voir sur sa figure pâle et triste les ombres de la mort.

Il y a quarante ans qu’il dément les prévisions et les pronostics sur la durée de sa vie, et il ne paraît pas avoir fini. Mais aussi il y a quarante ans qu’il prend sagement les moyens de vivre longuement.

Il souffrait déjà de cette maladie de poumons qui faillit plus d’une fois l’enlever à l’amitié de ses amis et aux espérances du pays.

C’est en grande partie dans l’intérêt de sa santé qu’il se décida, en 1866, à quitter la ville pour aller s’établir à Arthabaska et remplacer un homme dont le nom et les œuvres faisaient l’admiration du pays. Cet homme, c’était Éric Dorion, surnomme l’« Enfant Terrible », le plus actif, le plus enthousiaste des membres de la grande famille qui a donné au pays l’ancien juge en chef Dorion et son frère Wilfrid.

Éric Dorion, après s’être fait remarquer dans le journalisme libéral, par des écrits d’une grande énergie en faveur de la colonisation, avait résolu, un jour, de mettre en pratique ses théories, de donner un bon exemple à ses compatriotes, en se faisant colon, défricheur. Il s’était dirigé vers ces fameux townships de l’Est, qui semblaient fermés aux Canadiens-Français ; il s’était enfoncé dans les forêts où prospèrent maintenant des paroisses et des villages nombreux et avait jeté les fondements du village de l’Avenir. Non content de parler, il voulut écrire, et fonda Le Défricheur, dont il avait fait un journal libéral, mais avant tout dévoué aux intérêts de la colonisation. Ses discours, ses écrits et ses exemples l’avaient rendu l’homme le plus populaire de cette région.

Lorsqu’il mourut, ce fut un deuil général ; les colons, les cultivateurs disaient qu’ils avaient perdu leur meilleur ami.

Il était difficile de remplacer un pareil homme. Laurier l’entreprit pourtant ; sa modestie ne l’empêchait pas de percevoir ce qu’il était capable de faire. Il se rendit à Arthabaska, ouvrit un bureau d’avocat et prit la direction du Défricheur. C’était le temps où la lutte entre le clergé et le parti libéral sévissait dans toute sa rigueur. Laurier entra dans la fournaise ardente de la polémique, et exprima, avec une franchise dangereuse, des opinions qui attirèrent sur son journal l’hostilité de l’évêque du diocèse, Mgr Laflèche, et du clergé en général.

Mgr Laflèche était un redoutable adversaire pour le parti libéral, qui portait depuis longtemps la responsabilité des écarts de plume et de langue des libéraux de 1848 et 1854.

Le Défricheur, condamné, perdit ses abonnés, et Laurier fut obligé d’en discontinuer la publication. Il garda longtemps un souvenir amer des rigueurs de Mgr Laflèche. Ce fut la période la plus sombre de sa vie, car dans le moment où il avait tant besoin de santé pour se faire une clientèle, il tomba malade. Il connut alors les inquiétudes, les angoisses de l’homme de cœur qui manque d’argent pour les choses les plus nécessaires.

Pendant plusieurs semaines, ses amis craignirent de le perdre ; mais il finit par recouvrer la santé, et alla s’établir à Arthabaskaville.

Pendant sa cléricature à Montréal, il avait fait la connaissance d’une belle et bonne jeune fille, qui, pour l’attendre, avait refusé un mariage avantageux. Ayant appris, un jour, combien elle lui était restée fidèle et dévouée, il se rendit à Montréal, l’épousa le lendemain, repartit immédiatement après pour Arthabaska, et vint quelques semaines après chercher son épouse. Les circonstances donnèrent à ce mariage une couleur romanesque qui ne manqua pas d’intérêt.

L’expérience démontrait que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, son flair l’avait bien servi, qu’il avait choisi pour être la compagne de sa vie une femme digne de lui, qui ne serait déplacée nulle part, lui ferait honneur dans toutes les positions, lui serait absolument dévouée, et serait capable de tout faire pour la santé, le bonheur et le succès de son mari.

Il eut aussi le bonheur d’avoir pour associé, à Arthabaska, un avocat laborieux, au jugement sain, à l’esprit pratique, qui est aujourd’hui le juge Lavergne.

Ils se firent en peu de temps une belle clientèle, qui permit à Wilfrid Laurier de jouir de la vie, au milieu d’une nature grandiose, de la société la plus aimable, la plus intelligente. C’est là, à Arthabaska, qu’il a passé la plus grande et la meilleure partie de sa vie ; c’est là, dans le calme et la sérénité, qu’il a formé et embelli son esprit, par les lectures les plus variées, par les études les plus fortifiantes. C’est là qu’il a emmagasiné dans son cerveau tant de connaissances, qu’il s’est préparé lentement mais sûrement à jouer un si grand rôle.

Il aimait Arthabaska parce qu’il aime la nature, les fleurs, les arbres et les douces jouissances de la vie simple et frugale de la campagne, et parce qu’il y trouvait un groupe intéressant d’hommes instruits et de femmes spirituelles, dont l’esprit charmait ses loisirs. Où trouver ailleurs la verve étincelante et la conversation inépuisable des Pacaud et des Plamondon ? Arthabaska avait aussi ses poètes, ses artistes ; il ne lui manquait rien pour être un centre intellectuel de premier ordre.

Laurier aime à parler d’Arthabaska, des années de bonheur qu’il y a passées en si bonne compagnie ; il dit comme il se sentait heureux, lorsque, jeune avocat, il allait plaider dans les Cours de circuit des villages environnants. Il a un souvenir ému des impressions qu’il éprouvait, lorsque, par un beau jour de printemps ou d’été, il cheminait sur les penchants pittoresques des montagnes et des collines ou sur les bords verdoyants des rivières, au milieu de tous les charmes d’une campagne ensoleillée. Ce qu’il y a chez lui du poète et de l’artiste se réveille à ce souvenir et se révèle par des pensées, des réflexions brillantes. Songeait-il alors, dans ces rêveries séduisantes, au grand rôle qu’il jouerait ? Avait-il l’idée ou l’ambition de devenir le premier homme de son pays ?

— Non, dit-il, en réponse à cette question, car j’étais heureux, et le plaisir que je goûtais dans la lecture et l’étude me suffisait, mais je voulais en même temps me rendre capable de faire mon devoir dans toutes les positions où je pourrais me trouver.

C’est vrai, l’ambition, comme plusieurs de ses sentiments, est passive ; elle a moins contribué que le sentiment du devoir et les circonstances à ses succès éclatants.


St-Lin, rue principale, l’endroit où était autrefois la maison
où est né Wilfrid Laurier