Lazare (Auguste Barbier)/Le Veau d’or

La bibliothèque libre.
Le Veau d’or
Le Pilote  ►
Le Veau d’or

LE VEAU D’OR.

Ô races de nos jours, ô peuples ahuris !
Désertez les lieux saints et les sentiers prescrits ;
Et vous, sombres moellons des vieilles cathédrales,
Roulez du haut des cieux sous la main des Vandales.
Partout il sort de terre un nouveau monument.
Un temple inébranlable, au solide ciment,
Que le souffle des vents, les flèches de la foudre,
Et le courroux de Dieu ne sauraient mettre en poudre,
Un temple dont le marbre éclatant reluira,
Tant que l’amour de l’or chez l’homme régnera !

Voyez ! comme le bras de la passion vile
Y pousse incessamment les enfans de la ville ?
Avec quels sourds fracas les piétons et les chars
Vers son portique saint courent de toutes parts ?
Quels flots d’adorateurs, la rougeur au visage,
L’haleine entrecoupée et les membres en nage,
Gravitent à l’entour. — Jamais les dieux païens,
Ni les tristes autels des vieux temples chrétiens,
Ne virent autour d’eux se courber tant d’échines,
Car celui qu’on adore en ces voûtes divines
Est le plus grand de tous. — Ici, comme à Paris,
Du moment où le pied a franchi le parvis,

La morale, de peur d’une atteinte mortelle,
Comme un cygne effrayé, jette au vent sa grande aile ;
L’homme met de côté, comme un pesant fardeau,
Tout ce qu’on voit au cœur s’épanouir de beau ;
Les sentimens divins de l’époux et du père
Ne sont plus que des mots, qu’une vaine chimère ;
L’ardente politique aux cris tumultueux,
La gloire qui régit les bataillons poudreux,
Les arts n’ont plus d’échos, et leur clameur splendide
S’éteint sous les calculs de la foule cupide.
Là, devant le veau d’or, ton nom, ô liberté,
Comme une marchandise est froidement coté ;
Là, d’une égale main, sans culte et sans patrie,
Comme d’ignobles chiens nés pour la boucherie,
On nourrit avec l’or deux sombres factions
Sur la poitrine en sang des pauvres nations.
Ce temple est le réduit de toutes les démences,
Le grand marché public aux trônes et croyances,
Et pour le monde jeune et pour le monde vieux,
L’antre d’où sont tirés et les rois et les dieux.

Ô profonde douleur ! ô terribles présages
Qui tourmentent sans fin les penseurs de nos âges !
Hélas ! hélas ! en vain, comme des chassieux,
Qui marchent dans la nuit en clignant les deux yeux,
Nous nous efforçons tous, pilotes sans boussole,
De lire dans les feux de la grande coupole
Vers quel noble avenir vogue le genre humain :
Tandis que nous cherchons à l’horizon lointain,
L’amour, l’amour de l’or envahit le rivage,
Et son flot chaque jour déborde davantage.
Le sol ne suffit plus à nos besoins pressans
Pour combler désormais tant d’appétits puissans ;
La terre ouvre trop peu son entraille divine,
Les hommes et le ciel deviennent une mine,
Et cette mine immense abonde en travailleurs,
Ardens à découvrir les filons les meilleurs.
Sous mille doigts fangeux, inépuisables veines,

S’entr’ouvrent aujourd’hui les passions humaines,
Les vices, les vertus, et le bien et le mal,
Et la vie et la mort engendrent le métal.
L’or ruissèle de tout et par tout sur la terre,
Et pour le déterrer, l’arracher et l’extraire,
Rien ne coûte à l’audace et rien n’est respecté ;
Et l’éternel du sein de sa divinité
Voit exploiter aux mains de notre tourbe immense
Jusqu’aux plus saints décrets de sa toute-puissance.