Leçons de gymnastique utilitaire/Chapitre V

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Librairie Payot & Cie (p. 13-14).
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PORTER

Parmi les exercices qui peuvent être utilisés en matière de sauvetage, il est bien évident que celui-là tient un rang éminent. Mais il n’est pas « classé », de sorte qu’on n’en a ait l’objet d’aucun enseignement. Le préjugé s’est établi que lorsqu’on est fort, on sait soulever, et que le poids auquel on s’attaque doit être en rapport direct avec la force générale dont on dispose.

Ceci est tout à fait faux. Sans doute, un être faible se trouvera désarmé en face d’un fardeau trop pesant. Mais un être moyennement fort décuplera son pouvoir à cet égard s’il sait bien se placer et conduire son effort — s’il emploie, en un mot, les trucs appropriés. Et l’ignorance de ces mêmes trucs handicapera, par contre, de la façon la plus fâcheuse, l’individu dont la vigueur naturelle ou même acquise n’aura pas été exercée à y faire appel en cas de besoin. Parmi les pompiers et les sauveteurs de profession, tout le monde sait cela.

Ces attitudes, cette disposition ingénieuse de la mécanique corporelle, peut-on, doit-on les enseigner aux adolescents ? Sans aucun doute. Mais cela ne s’est point fait jusqu’ici à cause d’un sport mal famé dont la réputation, d’ailleurs imméritée, est venue s’interposer. Le « travail des poids » est l’apanage des « hercules de foire ». Étonnant prestige des formules ! Que vient faire ici la foire ? Premièrement, il y a des hercules autre part qu’à la foire et, secondement, il n’est pas nécessaire d’être un hercule pour bien « travailler les poids ». Dans tous les gymnases, il y a des élèves robustes qui arrivent, aux haltères, de très jolis résultats sans se déformer ni devenir obèses ; vraiment il serait temps d’en finir avec ce cliché qui a tant servi aux inventeurs de méthodes « harmonieuses », la naïveté et l’ignorance du public aidant.

Mais le travail des poids est un sport artificiel comme le trapèze ou les anneaux. On peut même discuter jusqu’à quel degré il sert de préambule à l’art de soulever. L’arraché, le développé ou le jeté sont des façons diverses, curieuses et athlétiques d’atteindre un objectif qui est, en somme, toujours le même : élever un poids à bout de bras au-dessus de la tête. Et les applications en sont rares et quasi-négligeables. À deux mains, c’est la barre à sphères ou la « gueuse » que l’on manie ; la première partie du geste se rapproche déjà plus de la réalité : c’est le geste par lequel on enlève de terre un fardeau à porter dans les bras. Car l’homme porte le fardeau de trois façons : dans les bras, sur l’épaule, sur le dos. Il doit les soulever, les charger et se mettre en mouvement. Telles sont les modalités et les phases du « porter ».

L’inconvénient de la gueuse et de la barre, c’est que, si elles sont lourdes, elles ne sont pas volumineuses. Or, la question du volume est ici fort importante, car le volume gêne le novice plus que le poids. Que donnerons-nous donc à l’élève pour qu’en le maniant il s’exerce à porter ?… Les deux objets les plus recommandables sont l’échelle et le sac bourré d’une matière quelconque. Une échelle semble vraiment faite pour l’apprentissage du porteur : encombrante, susceptible de s’équilibrer à merveille sur l’épaule et de se déséquilibrer facilement, elle rend adroit sans blesser et son poids, ainsi que sa longueur, peuvent varier grandement. Quant au sac de grosse toile, son contenu pouvant aller des copeaux légers au sable, sa forme pouvant se modifier de façon très fantaisiste, il constitue dans les bras, sur l’épaule, sur le dos, le simulacre éducatif du fardeau véritable.

Tout ceci est bon, utile, nécessaire même. Craintivement, en écrivant naguère le manuel de la Gymnastique utilitaire, je l’avais écarté du programme. J’ai eu tort. J’ai reconnu depuis que mes hésitations avaient été causées par la notion d’un péril chimérique. Les exercices de porter ne sont pas pour les enfants frêles, d’accord, mais ils sont pour les adolescents normaux, à condition seulement d’avoir un maître compétent pour les régler et les surveiller ; faute de quoi les élèves, par gloriole, risqueraient de passer fâcheusement la limite de leurs forces. On ne répare point plus tard la négligence commise en écartant ces exercices. C’est incroyable à quel point la plupart des hommes sont des porteurs maladroits ; bien peu coulent leur vie sans avoir eu l’occasion d’éprouver leur maladresse. Il faut si peu pour la neutraliser, cette maladresse, quand on s’y prend en temps voulu !

Sport ?… Non. Les exercices de porter ne sont pas sportifs au vrai sens du mot, mais ils sont loin d’être ennuyeux… Essayez.