Leçons sur la philosophie chimique/1

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Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 1-53).

LEÇONS
DE
PHILOSOPHIE CHIMIQUE.

PREMIÈRE LEÇON.

(16 avril 1836.)
Définition de la Philosophie chimique. — Origines de la Chimie. — Chimie des Égyptiens. — Chimie des Hébreux, des Grecs. — Chimie des Arabes. Geber. — Roger Bacon. — Albert le Grand. — Arnauld de Villeneuve. — Raymond Lulle. — École de Raymond Lulle. — Paracelse. — Agricola. — Bernard Palissy. — Conclusion.

Messieurs,

En commençant ces leçons sur la Philosophie chimique, dont je n’accepte qu’à regret le fardeau redoutable, j’ai besoin de réclamer l’appui de toute votre bienveillance. Pour aborder avec quelque confiance un pareil sujet, il eût fallu s’y préparer de longue date, consacrer quelques années aux nombreuses recherches qu’il nécessite, et approfondir, dans le calme et la retraite, les difficultés si variées dont il est hérissé. Obligé de me présenter devant vous comme à l’improviste, je serais sans excuse si, en acceptant une semblable mission, je n’avais mesuré sa haute utilité avant de consulter mes forces, et si je n’avais rien tenté pour qu’elle demeurât placée en des mains plus dignes que les miennes de l’accomplir.

La Philosophie chimique (à peine si j’ose la définir) a pour objet de remonter aux principes généraux de la science, de montrer non-seulement en quoi ils consistent aujourd’hui, mais encore quelles sont les diverses phases par lesquelles ils ont passé, de donner l’explication la plus générale des phénomènes chimiques, d’établir la liaison qui existe entre les faits observés et la cause même de ces faits.

La Philosophie chimique fait abstraction des propriétés spéciales des corps ; elle met de côté les particularités qu’ils peuvent présenter, et n’examine que l’essence des diverses réactions. Prise au point de vue de la Chimie actuelle, elle se compose de l’étude générale des particules matérielles que les chimistes, appellent atomes, et de celle des forces auxquelles sont soumises ces particules. Ainsi, elle comprend la recherche de toutes les propriétés des atomes, l’examen de l’action chimique, de ses effets, de sa cause et de ses diverses modifications ; elle cherche à démêler les rapports de ressemblance et de dissemblance que présentent les corps de la nature, et elle essaye d’en découvrir les causes secrètes.

Je pourrais donc, bornant là son rôle, vous dire comment la science peut envisager en partant des principes admis aujourd’hui ; mais vous trouverez plus utile d’examiner comment elle s’est donné ces mêmes principes, comment s’est formée sa manière d’expérimenter, comment s’est fixée la marche de sa logique. Vous aimerez à suivre ses progrès depuis son origine jusqu’à ce jour, et même à prévoir, autant qu’il est permis de le faire, les découvertes prochaines qu’elle nous promet.

Les vues générales de la Chimie ne peuvent guère s’isoler maintenant ; elles sont subordonnées à l’état de la Physique et des Mathématiques. À leur tour, ces vues réagissent sur la première de ces sciences. Un jour, sans doute, elles réagiront aussi sur les sciences de calcul, en forçant les géomètres, qui ne reculeront pas devant les difficultés du sujet, à créer de nouvelles méthodes.

Cependant, n’allez pas croire que la Mécanique et la Physique nous aient toujours été fort utiles. La Chimie avait peu à gagner et beaucoup à perdre dans le concours des physiciens, à l’époque où ceux-ci n’avaient à lui offrir autre chose que leurs systèmes de Mécanique moléculaire, basés sur l’existence d’atomes crochus ou d’atomes en spirale, conceptions stériles qui ne pouvaient servir qu’à jeter dans l’étude des phénomènes chimiques une déplorable confusion. Eh bien ! étudiez les chimistes du temps où ces idées florissaient, où elles dominaient les écoles, et vous verrez qu’ils s’en laissent difficilement imprégner ; vous verrez que leur bon sens saisit admirablement le vague de ces théories et leur peu de portée ; vous verrez qu’ils en repoussent l’application, tout comme nous repoussons aujourd’hui du domaine de la science toute spéculation trop éloignée des faits observables. C’est qu’il existe entre les chimistes actuels et les anciens chimistes quelque chose de commun : c’est la méthode. Et quelle est cette méthode, vieille comme notre science elle-même, et qui se caractérise dès son berceau ? C’est la foi la plus complète dans le témoignage des sens ; c’est une confiance sans bornes accordée à l’expérience ; c’est une aveugle soumission à la puissance des faits. Anciens ou modernes, les chimistes veulent voir avec les yeux du corps avant d’employer ceux de l’esprit ; ils veulent faire des théories pour les faits, et non chercher des faits pour les théories préconçues.

C’est sous le point de vue de la méthode qu’il faut examiner les ouvrages des anciens, pour comprendre ce qu’ils ont de philosophique ; et, prise à ce point de vue, cette étude n’est pas sans intérêt, comme il me sera facile de vous le prouver en jetant un coup d’œil sur les travaux des anciens chimistes, de ceux même qui ont précédé l’établissement des académies, c’est-à-dire de ceux qui ont écrit avant 1650 ou à peu près.

Comparés aux physiciens, aux mécaniciens et aux géomètres, les chimistes nous paraissent les véritables inventeurs de l’art d’expérimenter. S’ils ont été les derniers à se faire des théories, c’est que leur tâche était bien plus difficile. Ce n’est que d’hier, sans doute, qu’on peut dater nos premiers essais de théories justes, et pourtant l’observation des phénomènes chimiques, l’art de les coordonner dans un certain but et de les reproduire à volonté datent des premiers âges du monde. De là même, ces difficultés sur l’époque précise à laquelle il faut placer la naissance de la Chimie.

De là aussi, ce singulier contraste qu’on remarque chez les anciens peuples entre l’état florissant de la Chimie industrielle et l’absence complète de toute Chimie théorique, contraste qui mérite bien quelque détail, et qui jette d’ailleurs une si vive lumière sur la création de la méthode des chimistes.

Nous n’en sommes plus à l’époque où, jaloux peut-être de dissimuler leur véritable origine, Borrichius et ses émules allaient chercher les lettres de noblesse de leur science aux temps les plus reculés du monde, et ne reconnaissaient pour ancêtres que des demi-dieux ou des rois. Nous ne pouvons même plus placer exclusivement le berceau de la Chimie dans l’officine des anciens pharmacopoles à qui l’on attribuerait volontiers sa découverte. Les services que nous avons rendus nous placent assez haut pour que nous puissions rappeler, sans embarras, notre obscure parenté. Avouons donc, sans détour, que la Chimie pratique a pris naissance dans les ateliers du forgeron, du potier ou du verrier, et dans la boutique du parfumeur, et convenons nettement que les premiers éléments de la Chimie scientifique ne datent que d’hier.

Les Phéniciens, les Égyptiens étaient, il est vrai, très-avancés dans les arts dépendant de la Chimie. On observe chez eux une industrie très-perfectionnée, dans laquelle une foule d’observations ont été mises à profit et ont donné naissance à des arts très-compliqués. Ainsi, les Égyptiens avaient poussé fort loin l’art de la verrerie, ils connaissaient non-seulement les verres blancs, mais encore les émaux, les verres colorés ; et, quand on examine les produits sortis de leurs mains, on est saisi d’étonnement et d’admiration, en y reconnaissant des preuves incontestables d’une industrie presque aussi avancée que celle que nous possédons aujourd’hui. Non-seulement ils savaient recueillir le natron, que la nature leur donnait tout formé, mais ils le purifiaient ; mais ils connaissaient la potasse, et savaient que cet alcali peut être retiré des cendres ; ils fabriquaient des savons, ils n’ignoraient pas que la chaux peut se préparer par la calcination des pierres calcaires, et ils avaient une connaissance détaillée des usages auxquels elle se prête ; ils avaient même découvert qu’elle rend caustique le carbonate de soude. Déjà, qui plus est, chose bien singulière ! le génie de la fraude avait su mettre à profit cette propriété, pour donner à la soude une causticité capable de faire illusion sur sa valeur vénale, comme on le fait de nos jours ; et tout naturellement on avait cherché et découvert les moyens propres à déceler cette sophistication.

Leurs connaissances en Métallurgie ne sont pas moins remarquables. On les voit faire usage du cuivre, de l’or, de l’argent, du plomb, de l’étain, du fer. Ils ont donc des procédés d’extraction pour ces différents métaux, et ceux que nous connaissons comme ayant été pratiqués par eux diffèrent souvent bien peu des nôtres. Ils savent combiner ces métaux, et produire un certain nombre d’alliages, ainsi que d’autres préparations métalliques. La litharge, les vitriols et plusieurs autres sels leur sont parfaitement connus.

C’est avec un succès pareil que nous les voyons pratiquer les arts qui dépendent de la Chimie organique. Leurs procédés de teinture sont déjà très-avancés. Ils connaissent l’art de faire le vin et le vinaigre, et même, ce qui semble plus compliqué, ils possèdent la fabrication de la bière. Ils savent tirer parti des produits de la distillation des bois résineux en diverses circonstances, et très-probablement en particulier pour la préparation de ces momies, que nous trouvons encore intactes après tant de siècles écoulés.

Conclurez-vous de tous ces faits que les Égyptiens étaient de savants chimistes, qu’ils possédaient des théories chimiques, coordonnées et approfondies ? Eh ! non, du tout. Les Égyptiens n’avaient pas besoin de théories chimiques pour en arriver là ; ils n’en avaient pas plus besoin que les Chinois, chez lesquels certains arts sont arrivés à un degré de perfection qui fait notre désespoir, bien que l’on ne trouve parmi eux aucune de ces notions scientifiques qui accompagnent l’industrie des Européens et des autres peuples arrivés au même état de civilisation ; ils n’en avaient pas plus besoin que les Indiens, à qui l’on doit tant de procédés industriels, qui ont, par exemple, fait preuve d’une si grande habileté dans l’application des matières tinctoriales, et qui, en Europe, n’ont pas toujours été égales sous ce rapport.

Cela doit-il nous surprendre ? Non, sans doute. Pour s’en rendre compte, ne suffit-il pas, sans aller plus loin, de jeter les yeux sur ce qui se passe autour de nous ? Dans notre propre industrie, ou du moins dans celle de notre époque, nous trouverions une foule d’exemples propres à mettre en évidence tout ce que peut une pratique longue et assidue. Oui, aujourd’hui même, quand la science fait tant d’efforts, et des efforts si glorieux pour éclairer et diriger les arts, nous ne manquerions pas de ces exemples fameux, qui nous font voir comment il est possible que la pratique seule, suivie avec constance par un esprit judicieux, comment il est possible même que le simple hasard conduise à des méthodes industrielles parfaites, que la théorie n’aurait jamais pu imaginer.

Rappelons seulement ce qui s’est passé au Mexique, relativement à l’exploitation des mines d’argent. Depuis 1561, ces mines sont exploitées par un procédé qui réalise toutes les conditions désirables. Il est dû à un homme presque inconnu d’ailleurs, Hernando Velasquez, qui n’avait aucune des connaissances de Chimie théorique nécessaires pour imaginer son procédé. En effet, celui-ci est extrêmement compliqué, et n’a été compris ni de son auteur, ni de ceux qui sont venus après lui. Ce n’est que depuis quelques années que les efforts réunis de MM. Sonneschmidt, Humboldt, Karsten et Boussingault nous ont permis d’en concevoir la théorie. Velasquez y avait été conduit par la pratique seule, en passant d’une expérience à une autre, sans s’en rendre compte, sans qu’il lui fût même possible de s’en rendre compte.

Et, pour citer un exemple plus récent encore, le procédé de l’emploi de l’air chaud dans les hauts fourneaux, qui vient d’être si heureusement imaginé, et qui est adopté dans les usines avec tant d’empressement et de succès, est-il le résultat des méditations de la théorie ? Le comprenons-nous seulement ? Non, ce procédé est l’enfant du hasard, et parmi les explications que l’on s’efforce de nous en donner, il n’en est peut-être aucune qui soit entièrement digne d’obtenir de nos esprits une adhésion complète. Eh bien ! faute de théorie, se propage-t-il moins vite ? Pas du tout.

Ainsi, dans les arts, on peut faire des découvertes d’une haute portée, sans être guidé par aucune lumière scientifique. L’état florissant de l’industrie des Égyptiens ne prouve donc nullement qu’ils aient possédé la théorie des arts dans lesquels ils excellaient ; et, quoi qu’en aient dit les auteurs qui veulent nous faire aussi vieux que le monde, il est difficile d’admettre que les Égyptiens aient été chimistes dans le sens exact et actuel du mot.

Ce que les Égyptiens ont connu, sans aucun doute, c’est l’art de lier entre elles des observations fortuites, celui de les coordonner, de passer de l’une à l’autre, et d’en tirer parti pour fonder ou perfectionner leurs industries. S’ils n’ont pas été chimistes, ils ont en quelque chose de la méthode des chimistes, l’art d’observer. Ne soyons donc pas trop surpris si, aussitôt qu’on a commencé à écrire sur l’histoire de la Chimie, on a regardé les Égyptiens comme des chimistes très-avancés ; si l’on a pensé que leurs hiéroglyphes cachaient des détails scientifiques sur les opérations de la Chimie ; et si enfin dans le mot même de Chimie, dont l’étymologie fort obscure ne peut rien nous apprendre de positif à cet égard, on a voulu voir l’ancien nom de l’Égypte.

On pourra peut-être savoir à quoi s’en tenir par la suite sur notre origine égyptienne, maintenant que les découvertes de Champollion permettent de déchiffrer les caractères hiéroglyphiques. Jusqu’ici, dans ce qu’on a écrit en faveur de cette opinion, s’il n’y a rien qui paraisse improbable, il n’y a rien non plus dans le détail des faits qui mérite une attention sérieuse. Que pourrions-nous dire, en effet, des prétendus ouvrages d’Hermès Trismégiste, ce roi d’Égypte trois fois grand, auquel on accorde tant de connaissances en Chimie, sinon que ce sont de pures inventions des alchimistes modernes ?

Il est assez facile de comprendre comment on a conclu les connaissances chimiques des Égyptiens de la perfection des produits de leur industrie. Mais avec notre Chimie si savante, et pourtant si populaire et si simple, nous ne comprenons plus cette haute idée que quelques Pères de l’Église professaient pour la Chimie de leur temps qui nous semble si pauvre. Ils ne consentaient pas à y voir une invention humaine ; ils en cherchaient l’origine dans les amours des Égrégores, et en particulier dans celles de leur dixième roi, Hexael, avec les filles des hommes qui auraient appris cette science par les indiscrétions de ces anges ou de ces démons. Borrichius, il est vrai, malgré son zèle pour la Chimie antédiluvienne, renonce à peu près à cette origine quasi divine ; mais confondant toujours la Chimie et les arts, il ne fait aucun doute que vous regarderez avec lui Tubalcaïn, le huitième homme après Adam, le fondeur et le forgeron de l’Écriture, malleator et faber in cuncta genera æris et ferri, comme le premier chimiste, et comme un grand chimiste.

Si les connaissances théoriques des Égyptiens nous paraissent fort équivoques, nous pouvons en dire autant de celles des Hébreux. Pour prouver que les Hébreux étaient avancés dans l’étude de la Chimie, on a prétendu qu’ils en avaient emprunté les principes aux Égyptiens pendant leur séjour parmi eux ; mais, d’après ce que nous venons de voir, on sent qu’un tel motif ne peut être d’un grand poids. On a voulu faire de Moïse un grand chimiste, et l’on a cité en preuve la dissolution du veau d’or, que l’on a cherché à expliquer par la théorie des sulfo-sels ; mais il est évident que rien ne prouve que Moise ait su la Chimie, quoiqu’on puisse lui accorder la connaissance de certains procédés. On a cité également d’autres personnages qui se seraient mêlés aussi de Chimie et même d’Alchimie, à en croire d’anciens ouvrages ; mais les passages qui les concernent sont manifestement apocryphes : tels sont les écrits attribués à une certaine Marie la Juive, telle est la prose qui prête la connaissance de la pierre philosophale à saint Jean l’Évangéliste.

La connaissance des différents arts chimiques cultivés par les Égyptiens s’était aussi répandue chez les Grecs ; mais, en apprenant leurs procédés, ils avaient hérité en même temps de leur ignorance sur la cause des effets qu’ils savaient produire. Leurs philosophes les plus célèbres, ces hommes qui ont tant réfléchi sur les phénomènes de la nature, se taisent en effet sur tous ces points. Nous ne trouvons dans leurs ouvrages aucune tentative pour arriver à la connaissance des phénomènes de la Chimie. Ils ont eu cependant sur la nature des idées fort remarquables : telles sont celles de Démocrite touchant l’existence des atomes ; elles reposent sur des vues qui sont encore celles des physiciens et des chimistes d’aujourd’hui ; mais elles sont prises en dehors de la Chimie proprement dite.

Enfin, il suffit de lire Pline pour acquérir la conviction que les Romains n’ont pas été plus avancés que les Grecs sur ces matières.

Nous pouvons donc le dire avec confiance, la méthode des chimistes, l’art d’interroger la nature par des épreuves, a sans doute été connu des Égyptiens ; mais, dans les temps reculés dont nous venons de parcourir la succession, la Chimie n’existait pas comme science.

Si nous voulons sortir du champ des conjectures, il faut descendre jusqu’au huitième siècle pour trouver des notions exactes sur l’état des connaissances chimiques, quoiqu’on puisse assurer que celles-ci datent de plus haut. En effet, c’est vers ce temps que vécut Geber, fondateur de l’école des chimistes arabes, qui s’est acquis tant de célébrité parmi les écrivains du moyen âge, l’auteur du Summa perfectionis, le plus ancien ouvrage de Chimie qui nous soit parvenu. Geber rassemble toutes les connaissances chimiques des mahométans ; et, quoiqu’il n’ait point la prétention de se donner comme inventeur des notions réunies dans son ouvrage, il est difficile de voir en lui un simple compilateur. Quoi qu’il en soit, nous lui devons du moins la possibilité de nous faire une idée juste de l’état de la science à cette époque. Son ouvrage, écrit tout entier dans une vue alchimique, nous montre que déjà l’on croyait dès longtemps à la transmutation des métaux, et l’on sait que cette erreur, dont on ne connaît point la source, s’est prolongée pendant un grand nombre de siècles. On y trouve aussi l’indication de la médecine universelle. Geber donne, en effet, son Élixir rouge, qui n’est qu’une dissolution d’or, comme un remède à tous les maux, comme un moyen de prolonger la vie indéfiniment et de rajeunir la vieillesse.

Au surplus, c’est bien avant Geber que se montre pour la première fois le mot d’Alchimie. Dès le quatrième siècle, on voit la Chimie désignée sous ce nom, dans lequel la particule al exprime une perfection, comme s’il eût existé des chimistes purement routiniers, et que des chimistes plus lettrés eussent voulu se distinguer d’eux.

Quelques phrases tirées du traité le plus pratique de Geber, celui qui est intitulé : De investigatione magisterii, vont vous initier à la Chimie de cette époque : « Prétendre à extraire un corps de celui qui ne le contient pas, c’est folie ; mais, comme tous les métaux sont formés de mercure et de soufre plus ou moins purs, on peut ajouter à ceux-ci ce qui est en défaut ou leur ôter ce qui est en excès. Pour y parvenir, l’art emploie des moyens appropriés aux divers corps. Voici ceux que l’expérience nous a fait connaître : la calcination, la sublimation, la décantation, la solution, la distillation, la coagulation, la fixation et la procréation. Quant aux agents, ce sont les sels, les aluns, les vitriols, le verre, le borax, le vinaigre le plus fort et le feu. » On sent, à la fermeté du style de Geber et à la netteté de ses expressions, qu’il résume des idées bien arrêtées et qui probablement lui viennent de loin. Outre le mercure et le soufre, Geber reconnaît un troisième principe : c’est l’arsenic.

Écrivant en arabe, Geber a dû initier les Arabes, plus que toute autre nation, aux pratiques de son art. Aussi, est-ce chez ce peuple surtout que se trouve cultivée l’Alchimie après Geber ; et bientôt nous voyons paraître, dans cette contrée, des auteurs bien connus dans l’histoire de la Médecine et de la Pharmacologie. Ce sont Rhazès, Avicenne, Mesué, Averroës, qui laissèrent des noms célèbres, soit pour avoir décrit quelques préparations nouvelles, soit pour avoir cherché à donner à la Médecine un mouvement nouveau.

Les connaissances chimiques dont les Arabes étaient en possession depuis longtemps ne pénétrèrent en Europe que vers le treizième siècle. Elles y vinrent à la suite du mouvement produit par les croisades, et c’est là un des nombreux services qu’elles ont rendus a la civilisation. On l’a déjà remarqué, d’ailleurs, tous ces grands mouvements de guerre, mêlant des peuples qui s’ignoraient, et les obligeant à une étreinte passagère, mais étroite, ont toujours été l’un des moyens les plus efficaces pour la transmission et la diffusion des lumières propres à chacun d’eux. C’est ainsi que la conquête de la Hollande pendant notre révolution nous a dotés des arts chimiques dont cette contrée se réservait le monopole. La Chimie nous est donc arrivée par le moyen des Croisés, et sous sa forme alchimique, telle que les Arabes la leur avaient apprise, telle que l’avait perfectionnée l’esprit ardent de ces peuples, qui avaient vu dans les préparations de la Chimie une source féconde d’utiles médicaments dont l’efficacité était inconnue à Geber. Un certain vernis de magie, qui doit être attribué sans doute à l’origine orientale de la Chimie parmi nous, semble inséparable du souvenir de nos premiers chimistes. Il s’est tellement associé à leur renommée et à leur mémoire, qu’il suffit de citer leurs noms pour en rappeler l’idée.

À leur tête se place le magicien des auteurs dramatiques, Roger Bacon, cordelier anglais, le premier écrivain chimiste que nous ayons eu en Europe. La lecture des ouvrages qu’il nous a laissés, et qu’il écrivit vers l’an 1230, porte à l’envisager comme un esprit très-remarquable. On est frappé à la fois de la netteté de ses connaissances et de leur universalité ; mais on regrette que sa crédulité lui fasse adopter de confiance des faits controuvés. Il possède les connaissances dont se composait la Mécanique d’alors ; il a sur la Physique des notions claires ; enfin si, quand il aborde les questions de Chimie, il n’était préoccupé de ses idées alchimiques, on serait étonné de la précision de quelques-unes de ses vues.

Il a composé un ouvrage d’un bon style, intitulé : Opus majus, dans lequel se fait remarquer surtout un chapitre sur l’art d’expérimenter. Il place l’expérience au plus haut degré possible dans l’échelle des connaissances humaines. C’est au moyen de cet art d’expérimenter, dit-il en terminant son Opus majus, que certains chimistes sont parvenus aux plus brillantes découvertes, et qu’il leur a été permis, par exemple, d’opérer la multiplication des métaux précieux et de découvrir le moyen de prolonger leur vie pendant plusieurs siècles. Mettez de côté cette idée chimérique, qu’il faut comprendre comme elle est émise : car Roger Bacon ne dit pas qu’il ait fait de l’or ou qu’il ait obtenu la panacée ; mais, victime de sa crédulité, il paraît convaincu, d’après les merveilles que la Chimie lui a offertes, que d’autres ont pu atteindre cette haute perfection ; mettez de côté cette idée, et vous sentirez que, s’il n’avait vraiment travaillé la Chimie de son temps, il n’eut pas insisté à son sujet sur la nécessité de l’expérimentation, comme il le fait dans son ouvrage. N’est-il pas curieux, d’ailleurs, que dans un homme si disposé accueillir les faits à la légère, on trouve cependant déjà ce qui, dans tous les temps, a caractérisé la marche véritable de la Chimie, cette foi complète dans l’expérience, qui, depuis Roger Bacon jusqu’à nos jours, n’a jamais abandonné les vrais chimistes ?

Que Roger Bacon, avec les connaissances de Physique, de Mécanique, d’Histoire naturelle et de Chimie, qu’il possédait et dont il s’exagérait tant le pouvoir, ait laissé la réputation dont il jouit aujourd’hui : cela ne doit pas nous étonner. Comment voulez-vous qu’un homme qui, le premier, a donné la préparation de la poudre à canon, ou qui, le premier, du moins, a fait connaître sa terrible puissance, comment voulez-vous que cet homme n’ait pas été un magicien ? Toutefois, si vous consultez ses ouvrages, vous n’y trouverez aucune de ces histoires merveilleuses dont on s’est plu à le faire le héros ; vous n’y apprendrez rien au sujet de la tête d’airain parlante, qu’il aurait fabriquée, et qu’il consultait, dit-on, à l’occasion.

Mais il ne vous sera pas difficile de comprendre pourquoi Roger Bacon a passé pour sorcier, si vous lisez son traité De mirabili potestate artis et naturæ. Il exagère tant cette puissance de l’art et de la nature, que vous pouvez vous figurer, avec un peu de bonne volonté, qu’il a connu l’art de s’élever et de se diriger dans les airs, aussi bien que la cloche du plongeur, les ponts suspendus, le microscope, le télescope, et les voitures ou bateaux à vapeur ; car c’est tout au plus si ces merveilles de notre âge réalisent tous les effets qu’il dit pouvoir être obtenus de son temps.

Ces assertions d’un esprit exagéré et crédule laissent beaucoup de doute sur les connaissances que Roger Bacon a pu avoir en ce qui concerne la poudre à canon. Voici sa recette : Sed tamen salis petræ Luru vopo vir can utriet sulphuris, et sic facies tonitrum et corruscationem, si scias artificium. Comme on voit, le charbon et les doses y seraient désignés d’une manière énigmatique ; et, quand il ajoute qu’avec une portion de ce mélange de la grosseur du pouce on peut détruire une armée et bouleverser une ville, on serait tenté de croire qu’il n’avait jamais manié de poudre, si l’on ne savait quelles exagérations a toujours fait naître la découverte des substances explosives ou vénéneuses.

À peu près à la même époque, on voit apparaître un autre personnage, rival du précédent par sa science variée et profonde, et qui a laissé comme lui une réputation universelle de magicien. C’est Albert de Bollstadt, dont la célébrité s’est résumée dans le nom d’Albert le Grand, qui a certainement beaucoup contribué à établir et à populariser cette renommée de sorcellerie qu’on lui a faite, et qui s’est transmise jusqu’à nos jours.

Albert le Grand était encore un moine ; c’était un dominicain, qui a même occupé l’épiscopat de Cologne. Il naquit en Souabe, en 1205. Comme beaucoup de savants de ces temps éloignés, c’était un homme universel, dont les études avaient embrassé toutes les sciences, et il avait à la fois des connaissances très-étendues et très-approfondies ; ce qui faisait dire de lui qu’il était : Magnus in magiâ, major in philosophiâ, maximus in theologiâ. En effet, les ouvrages qu’il a écrits sur ces matières, et qui d’ailleurs sont fort nombreux, montrent qu’il possédait des connaissances précises de diverse nature, et en particulier sur les propriétés chimiques des pierres, des métaux et des sels, pour nous borner à ce qui nous concerne, connaissances qu’on trouverait fort difficilement chez d’autres savants de cette époque.

On ne doit pas, d’ailleurs, pour s’en faire une juste idée, se figurer qu’Albert le Grand soit auteur de tous les ouvrages qu’on lui attribue. Il ne faut pas compter, parmi ses œuvres, les Secrets du Petit Albert, ouvrage dont la composition est si peu en rapport avec la nature des devoirs d’un évêque, et dans lequel personne ne pourrait sérieusement reconnaître le style d’Albert, du maître de saint Thomas d’Aquin, son disciple favori. Il faut même en écarter un certain Traité d’Alchimie, le Traité des secrets du Grand Albert, auquel on a fait porter son nom, et qui est postérieur à son époque. Quand on a étudié ses écrits véritables et qu’on jette les yeux sur ce traité, on aperçoit bien vite la fraude, tant ces livres, forgés par les alchimistes, sont tracés d’une main lourde et maladroite. Enfin, il faut surtout mettre de côté sa réputation de magicien, et oublier les merveilles qu’on en raconte, quoiqu’elles soient dignes de figurer parmi les curieuses histoires d’enchantements qui ont amusé notre enfance.

Ainsi, ce n’est plus une tête d’airain qu’Albert le Grand avait fabriquée : c’était un homme tout entier, ce qu’on appelle l’Androïde d’Albert, personnage qui résolvait ses principales difficultés, et dont on serait tenté de croire que c’est tout simplement quelque machine à calculer, personnifiée par l’exagération populaire.

Bien mieux, Albert le Grand avait invité à dîner un certain comte de Hollande. Pour recevoir dignement ce haut personnage, il fait dresser la table au milieu du jardin, ce qui, naturellement, étonne beaucoup le comte et les seigneurs qui l’accompagnaient : car on était en plein hiver, et plusieurs pieds de neige couvraient le sol du jardin. Mais, au moment de se mettre à table, la neige disparaît, une douce chaleur succède aux rigueurs de la froidure, les arbres se parent de leur feuillage et de leurs fleurs, et les oiseaux joyeux font entendre à l’envi leurs chants du printemps. Cette scène se continue aussi longtemps que dure le repas ; mais, à l’instant où le dîner se termine, tout l’enchantement s’évanouit, et l’hiver reparaît avec ses glaces et son aridité.

Vous voyez quelle idée on se formait alors des hommes qui se livraient à l’étude de la Chimie. Eux-mêmes ne contribuaient pas peu à l’entretenir : ils aimaient, en général, à se donner comme disposant d’une puissance bien supérieure à leurs forces. C’est ainsi qu’on les voit souvent se vanter de savoir faire de l’or, et d’en faire en telle quantité qu’ils veulent, ou du moins de connaître des gens qui en font ; de sorte que l’opinion qu’ils laissent établir sur leur compte va bientôt grossissant, et leur fait attribuer des connaissances qu’ils n’ont jamais possédées, et une puissance imaginaire.

Ceci, du reste, ne s’applique en rien à Albert le Grand, dont le traité de Mineralibus et Rebus metalicis offre tout au contraire plus de réserve et de sagesse qu’on n’en devrait attendre de l’époque. L’auteur y expose et y discute les opinions de Geber et des chimistes de l’école arabe ; il admet leur façon de voir sur la nature des métaux ; il partage leurs idées sur la génération de ces corps ; mais il y ajoute des observations qui lui sont propres, et surtout de celles que l’habitude de voir des mines et des exploitations métallurgiques lui a permis de faire.

On ne pourrait donc extraire de cet ouvrage que des faits de détail, si l’on voulait citer quelque chose qui appartînt à son auteur ; mais on donnerait par ce procédé une mauvaise appréciation de son mérite. Ce qui caractérise le traité de Rebus metallicis que j’ai étudié davantage, c’est l’exposition savante, précise et souvent élégante des opinions des anciens ou de celles des Arabes ; c’est leur discussion raisonnée, où se décèle l’écrivain exercé en même temps que l’observateur attentif.

À l’époque où florissaient Roger Bacon et Albert le Grand, la France ne possédait aucun savant de quelque renom qui fût versé dans les études chimiques ; mais elle ne resta pas longtemps en arrière. Un homme dont la renommée égala celle des chimistes que nous venons de citer, Arnauld de Villeneuve, ne tarda pas à se montrer dans le midi de la France, et fit faire à la Chimie des progrès plus grands qu’Albert le Grand et comparables à ceux qu’on attribue à Roger Bacon.

S’il n’est point l’inventeur de l’art de distiller, art beaucoup plus ancien, puisque Dioscoride a donné une description de l’alambic qu’il nomme ambica, la particule al ayant été ajoutée plus tard, du moins est-il certain qu’on lui doit d’avoir insisté sur l’utilité de la distillation, et d’avoir répandu la connaissance de quelques-uns des produits les plus importants que l’on extrait par ce moyen. Si ce n’est pas lui qui a découvert l’esprit-de-vin, il est toujours constant que c’est lui qui en a fait connaître les principales propriétés.

Vous serez curieux de connaître comment il s’exprime à ce sujet. Dans l’Antidotarium, vous trouverez quatre lignes sur la distillation des médicaments, où il dit que la distillation du vieux vin rouge donne une eau ardente d’un excellent usage contre la paralysie, etc. Et ailleurs, dans son traité De conservandâ juventute, vous lirez : « Discours sur l’eau de vin, que quelques-uns appellent eau-de-vie, etc. » Ces façons de s’exprimer supposent que cette liqueur aurait été généralement connue, et laissent le droit de penser qu’Arnauld joue ici le rôle d’historien plutôt que celui d’inventeur.

On le donne aussi comme ayant découvert l’essence de térébenthine ; cela est possible, et il la désigne sous le nom d’oleum mirabile ; mais il faudrait ajouter qu’il rapporte à un autre que lui l’honneur de la découverte de l’essence de romarin. En effet, contre sa coutume, il raconte en détail comment Azanarès, se trouvant à Babylone, apprit d’un vieux médecin sarrasin, à force de soins et d’instances, le procédé qui permet d’obtenir cette essence par la distillation.

Après avoir fait ses études, de Médecine à Paris, il professa cette science à Montpellier d’une manière très-distinguée. Les ouvrages fort nombreux qu’il a laissés indiquent des notions saines de Médecine, une pharmacologie aussi avancée qu’on peut l’attendre de cette époque, et des connaissances de Chimie qui ne sont point sans intérêt, dont quelques-unes même en ont beaucoup. D’ailleurs, Arnauld de Villeneuve possède, comme les autres, la pierre philosophale, et donne la recette pour faire de l’or, mais en termes inintelligibles et dans lesquels il est impossible de comprendre absolument rien, à moins d’être initié au langage sous lequel les chimistes se plaisaient a cacher leurs moyens de procéder et leurs découvertes réelles ou fictives en ce genre.

Les ouvrages d’Arnauld de Villeneuve sont remplis de faits et de détails instructifs ; mais la forme n’en est pas exempte d’une pédanterie rigide qui les rend difficiles à lire. Ils sont composés d’une multitude de traités divisés uniformément en sections et en articles, écrits d’un style aride et pauvre, qui ferait supposer que ce sont des résumés de ses leçons faits par lui ou plutôt par ses élèves.

Rien n’y rappelle l’esprit vif ou élevé que ses découvertes et ses succès près des grands permettent de lui attribuer, ni le scepticisme qu’on lui a prêté et qui s’accorde bien avec les diverses circonstances de sa vie. En effet, on sait qu’il encourut la censure ecclésiastique, pour avoir déclaré les œuvres de charité et de médecine plus agréables à Dieu que le sacrifice de la messe. Son caractère a paru même digne de figurer dans un roman ; aussi un romancier s’en est-il emparé, et l’a-t-il assez bien mis en scène.

Mais voulez-vous un tableau brillant et parfait, qui vous présente en un seul homme les traits les plus curieux de l’histoire des chimistes de cette époque ? Prenez comme type éminemment accompli Raymond Lulle, l’inventeur de l’Athanor et de la médecine universelle, le Docteur illuminé, élève d’Arnauld de Villeneuve, né vers la même année que lui, mais qui, ayant étudié plus tard, lui succède dans les fastes de l’Alchimie.

Il serait bien difficile et bien long de donner une idée exacte de l’existence aventureuse de ce personnage. Il faudrait pour cela dérouler sa vie tout entière, qui n’a pas duré moins de quatre-vingts ans, et qui fut toujours active jusqu’au dernier moment. Il faudrait vous le montrer voyageant de tous les côtés, ne passant jamais une année dans le même lieu, se mettant en communication avec tous les savants, discutant, ergotant sur tous les sujets, et en même temps laissant des écrits dont le nombre surpasse l’imagination, dans lesquels il se fait remarquer par la multitude et l’étendue de ses connaissances ; et où l’on trouve un mélange bizarre de Théologie, de Chimie, de Physique et de Médecine : de Théologie, parce qu’il était moine ; de Physique et de Chimie, parce que ces deux sciences n’étaient point séparées, et qu’il avait un goût passionné pour les études chimiques ; de Médecine, enfin, à cause de ses rapports avec Arnauld de Villeneuve, qui cultivait cette science avec beaucoup d’ardeur.

Raymond Lulle était espagnol : il naquit à Majorque, et appartenait à une famille noble et riche. Comme les autres seigneurs de son temps, il passa les années de sa jeunesse dans les fêtes et les plaisirs. Le hasard le fit amoureux d’une dame, et amoureux passionné. Il n’est point de folie que cette passion ne lui ait inspirée. On le vit même, songez au temps et au pays, on le vit même pénétrer dans l’église à cheval, pour s’y faire remarquer de la dame de ses pensées.

Fatiguée de ses assiduités turbulentes, la signora Ambrosia de Castello lui écrivit une lettre qui nous est restée, où elle cherche à calmer cet amour dont elle se sent indigne, où elle rappelle à lui-même un esprit fait pour s’appliquer à des choses plus sérieuses. Raymond Lulle n’en continua pas moins ses poursuites ; il fit des vers en son honneur : elle occupait toutes ses pensées, et le délire de son amour ne s’apaisait nullement. Enfin, inspirée par la Providence, à ce que disent d’anciens auteurs, et voulant mettre un terme à ses importunités, elle lui donne un rendez-vous chez elle ; et là, après avoir répété ses conseils, sans rien gagner sur son esprit, elle ajoute : « Eh bien ! Raymond, vous m’aimez, et savez-vous ce que vous aimez ? Vous avez chanté mes louanges dans vos vers ; vous avez célébré ma beauté, vous avez loué surtout celle de mon sein. Eh bien ! voyez s’il mérite vos éloges, voyez si je suis digne de votre amour. » Et en même temps, elle lui découvrit ce sein, que rongeait un cancer affreux.

Raymond Lulle, frappé d’horreur, court s’enfermer chez lui. Jésus-Christ lui apparaît, et, renonçant au monde, il distribue ses biens aux pauvres pour entrer dans un cloître à l’âge de trente ans. Il s’y livre à l’étude de la Théologie, à celle des langues et à celle des sciences physiques, avec la passion qu’il mettait naguère dans ses folies de jeune homme.

Bientôt après, il conçoit l’idée d’une croisade, et porte dans ce projet toute l’exaltation de son esprit ardent. Pour cette entreprise, on le voit parcourir tous les pays de l’Europe, se mettre en rapport avec les princes et les grands de presque toutes les nations, visiter tous les hommes célèbres du temps, et, malgré son peu de succès, ne pas négliger la moindre chance pour l’organisation de sa croisade, dont le but, chose singulière, était la conversion des peuples de l’Algérie, et la destruction de l’esclavage. Comme il avait besoin de parler aisément la langue du pays, il prend auprès de lui un esclave mahométan ; mais celui-ci, ayant pénétré les intentions de son maître, le frappe d’un coup de poignard dans la poitrine.

Raymond Lulle eut le bonheur de ne pas succomber, et son zèle apostolique n’en fut pas refroidi. Il parcourut de nouveau une partie de l’Europe sans succès, et se décida à partir seul pour Tunis, où il établit des conférences publiques sur la religion. Il fut bientôt arrêté, mis en prison, puis embarqué de force et renvoyé en Italie, où il recommença sa carrière aventureuse et agitée, sans cesser de produire quelques-uns des ouvrages si nombreux dont il est l’auteur. Enfin, il se décida à retourner en Afrique, recommença ses prédications dans une ville dernièrement illustrée par le succès de nos armes, à Bougie, où la populace, ameutée contre lui, le poursuivit à coups de pierre, et le laissa mort sur le rivage. Quelques marins rapportèrent son corps dans sa patrie, où Raymond fut honoré comme un saint ; et de fait, si l’on en croit la légende, son corps abandonné sur la grève attira l’attention des matelots à cause de la lueur qu’il répandait au loin.

Telle fut la fin de cet homme extraordinaire, qui se fût acquis un rang éminent dans l’histoire de la civilisation, si les circonstances n’eussent fait échouer sans cesse les projets qu’enfantait son génie, pour soumettre l’Afrique à l’Europe.

D’après cet exposé des aventures de Raymond Lulle, on croirait impossible qu’il ait pu laisser, sur la Chimie surtout, des ouvrages dignes de quelque attention. Comment s’imaginer, en effet, qu’une vie si agitée lui ait permis de méditer des idées profondes, de se livrer à des travaux importants ? Et bien, tout en voyageant sans cesse, il trouvait le moyen d’écrire dans presque tous les pays, et souvent simultanément sur la Chimie, la Physique, la Médecine et la Théologie. Dégagez de ses ouvrages l’élément alchimique, et vous serez surpris d’y observer une méthode et des détails qui maintenant même nous étonnent. Parmi les alchimistes, Raymond Lulle a fait école, et l’on peut dire qu’il a donné une direction utile. En effet, c’est lui qui, cherchant la pierre philosophale par la voie humide, et qui, employant la distillation comme moyen, a fixé leur attention sur les produits volatils de la décomposition des corps.

L’authenticité des écrits de Raymond Lulle ayant été souvent contestée, et non sans motif, pour certains d’entre eux, nous éviterons toute difficulté, et nous vous donnerons cependant une idée juste de sa manière et de celle des chimistes de son école, en puisant dans les écrits de Riplée, qui vivait environ un siècle après lui. Il suffit de citer comme exemple la recette pour obtenir la pierre philosophale, souvent reproduite par les alchimistes, qui en attribuent l’invention à Raymond Lulle. En prenant la description de Riplée à la lettre, elle est tout à fait inintelligible ; mais, une fois que l’on a le mot de l’énigme, on est frappé de la netteté de l’exposition des phénomènes qu’il avait en vue.

Pour faire, dit-il, l’élixir des sages, la pierre philosophale (et, par ce mot pierre, les alchimistes n’entendaient pas toujours désigner littéralement une pierre, mais un composé quelconque ayant la propriété de multiplier l’or, et auquel ils attribuaient presque toujours une couleur rouge), pour faire l’élixir des sages, il faut prendre, mon fils, le mercure des philosophes, et le calciner jusqu’à ce qu’il soit transformé en lion vert ; et après qu’il aura subi cette transformation, tu le calcineras davantage, et il se changera en lion rouge. Fais digérer au bain de sable ce lion rouge avec l’esprit aigre des raisins, évapore ce produit, et le mercure se prendra en une espèce de gomme qui se coupe au couteau ; mets cette matière gommeuse dans une cucurbite lutée et dirige sa distillation avec lenteur. Récolte séparément les liqueurs qui te paraîtront de diverse nature. Tu obtiendras un flegme insipide, puis de l’esprit et des gouttes rouges. Les ombres cymmériennes couvriront la cucurbite de leur voile sombre, et tu trouveras dans son intérieur un véritable dragon, car il mange sa queue. Prends ce dragon noir, broie-le sur une pierre, et touche-le avec un charbon rouge : il s’enflammera et, prenant bientôt une couleur citrine glorieuse, il reproduira le lion vert. Fais qu’il avale sa queue, et distille de nouveau le produit. Enfin, mon fils, rectifie soigneusement, et tu verras paraître l’eau ardente et le sang humain. »

C’est surtout le sang humain qui a fixé son attention, et c’est à cette matière qu’il assigne les propriétés de l’élixir.

Je suis bien surpris si, parmi les chimistes qui me font l’honneur de m’écouter, il en est qui n’aient pas pénétré le mystère de la description que je viens d’exposer, en l’abrégeant beaucoup. Appelez plomb ce que Riplée nomme azoque ou mercure des philosophes, et toute l’énigme se découvre. Il prend du plomb et le calcine, le métal s’oxyde et passe à l’état de massicot : voilà le lion vert. Il continue encore la calcination, le massicot se suroxyde et se change en minium : c’est le lion rouge. Il met ce minium en contact avec l’esprit acide des raisins, c’est-à-dire avec le vinaigre : l’acide acétique dissout l’oxyde de plomb. La liqueur évaporée ressemble à de la gomme : ce n’est autre chose que de l’acétate de plomb. La distillation de cet acétate donne lieu à divers produits, et particulièrement à de l’eau chargée d’acide acétique et d’esprit pyroacétique, que dans ces derniers temps on a nommé acétone, accompagné d’un peu d’une huile brune ou rouge.

Il reste dans la cornue du plomb très-divisé et par conséquent d’un gris sombre, couleur que rappellent les ombres cymmériennes.

Ce résidu jouit de la propriété de prendre feu par l’approche d’un charbon allumé, et repasse à l’état de massicot, dont une portion mêlée avec la liqueur du récipient se combine peu à peu avec l’acide que celle-ci renferme et ne tarde pas à s’y dissoudre. C’est là le dragon noir qui mord et qui avale sa queue. Distillez de nouveau, puis rectifiez, et vous aurez en définitive de l’esprit pyroacétique qui est l’eau ardente, et une huile rouge brun, bien connue des personnes qui ont eu l’occasion de s’occuper de ces sortes de distillations, et dont elles ont dû voir leur esprit pyroacétique brut constamment souillé. C’est cette huile qui forme le sang humain, et qui a excité principalement l’attention des alchimistes. C’est qu’en effet elle est rouge, et j’ai déjà signalé l’importance que les alchimistes attribuaient à cette couleur. De plus, elle possède la propriété de réduire l’or de ses dissolutions et de le précipiter à l’état métallique, comme bien d’autres huiles du reste.

Riplée avait d’ailleurs purifié l’esprit pyroacétique, et il a dû l’obtenir presque exempt d’eau ; aussi connaît-il bien ses propriétés.

Après tous ces détails, on ne peut s’empêcher d’être frappé de l’attention scrupuleuse qu’il a fallu porter dans l’examen des divers phénomènes qui accompagnent la distillation de l’acétate de plomb, pour les observer avec tant de précision. N’est-il pas bien remarquable que l’esprit pyroacétique, dont on a coutume de faire remonter la découverte à une époque très-peu reculée, et dont l’étude vient d’être reprise dans ces derniers temps, ait été si bien connu des alchimistes ?

Et certes, en voyant que le vinaigre se change en une liqueur volatile et inflammable avec tant de facilité, par la seule action du feu, on comprend comment, pour ces imaginations exaltées, la puissance du feu devait paraître inépuisable et sans bornes ; on comprend que cette recette ait occupé successivement les plus célèbres d’entre les alchimistes, qui, tour à tour, l’ont alambiquée ou simplifiée selon la tournure de leur esprit.

Maintenant faut-il admettre avec Riplée et ses imitateurs que la distillation de l’acétate de plomb recèle vraiment le secret des opérations décrites par Raymond Lulle ? Cela peut sembler douteux ; car si les termes se ressemblent, si quelques-uns des phénomènes se ressemblent aussi, d’autres circonstances feraient croire que Raymond Lulle avait porté son attention sur des recherches beaucoup plus compliquées.

Tout porte à croire même que, dans sa théorie et sa pratique, les choses y sont plus souvent désignées par leur nom qu’on ne l’a pensé. Ainsi, quand il commence la description de son procédé, il prescrit de distiller le vitriol azoqué et le salpêtre ensemble, et il en retire une liqueur rouge qui a besoin d’être enfermée en des flacons bouchés avec de la cire. Ailleurs, il nous apprend que le mercure, exposé aux vapeurs vitriolique, est attaqué et converti en un vitriol blanc ou jaunâtre. Il est clair qu’il a connu le sulfate de mercure et qu’il a réellement distillé ce corps avec du nitre, ce qui lui a fourni un acide nitrique impur.

Cet acide nitrique lui sert à dissoudre de l’argent et du mercure. Il l’emploie aussi pour dissoudre l’or, mais il fait intervenir, en ce cas, un mercure végétal, dont la nature demeure ignorée. Les uns veulent y voir de l’esprit-de-vin rectifié ; d’autres l’esprit pyroacétique pur. Voilà comment la recette de Raymond Lulle et celle de Riplée se lient et s’expliquent mutuellement.

Du reste, ce serait perdre notre temps que de suivre plus loin l’exposition de procédés dont l’interprétation laisse toujours quelque doute, quand on veut la pousser jusqu’au bout de l’œuvre ; car, à la simplicité et à la clarté des premières opérations, succède toujours une obscurité affectée et mystérieuse.

Nous ne quitterons pas Raymond Lulle sans rappeler que le nombre et la variété de ses ouvrages ont fait croire à quelques personnes qu’il avait existé deux hommes de ce nom : le théologien, le martyr, l’homme éminemment dramatique dont j’ai raconté la vie, et le chimiste, dont l’existence plus humble eût passé inaperçue, et qui n’aurait marqué que par ses travaux.

Je ne puis partager leur opinion. De nos jours, Priestley a possédé des connaissances aussi variées, a écrit avec autant de fécondité sur des sujets religieux ou scolastiques, et sa vie, comme chimiste, s’est renfermée aussi en un petit nombre d’années qui ont commencé vers l’âge où se termine la carrière intellectuelle du commun des hommes. Ainsi, de ce que Raymond Lulle se serait fait chimiste à un âge avancé, de ce qu’il aurait travaillé la Chimie pendant peu d’années, de ce qu’il aurait beaucoup produit en Chimie et encore plus en Théologie ou en Philosophie, on n’en peut rien conclure.

À quoi il faut ajouter que, parmi les ouvrages qu’on lui attribue, il en est beaucoup, en Chimie au moins, qui sont manifestement fabriqués après coup.

Qu’il ait existé un chimiste espagnol du nom de Raymond Lulle et son contemporain, cela paraît peu contestable, si l’on fait attention à la direction particulière imprimée par ses écrits, dont le caractère original ne saurait être méconnu, et qui se manifeste déjà dans le cours du siècle qui a suivi la mort du martyr.

Que le chimiste et le théologien soient un seul et même personnage, c’est ce qui paraît bien probable, quand on compare l’Ars magna, traité de Philosophie qui serait du martyr, et le Testamentum, qui appartiendrait au chimiste. On y trouve le même style et le même emploi des figures symboliques, qu’on n’aperçoit plus dans le Novum Testamentum, ni dans les ouvrages analogues, de fabrication moderne et faussement attribués à Raymond Lulle.

Après lui, l’histoire de la Chimie nous offre une assez longue lacune. On ne rencontre plus de chimistes proprement dits, mais seulement des alchimistes de mauvaise nature, dont les écrits sont tout à fait inintelligibles. Parmi les chercheurs de pierre qui se montrent alors, apparaît au premier rang, au moins pour la date, car c’est presque un contemporain de Lulle, l’auteur du Roman de la Rose, roman qui renferme lui-même un chapitre destiné a la description du grand œuvre. Après avoir terminé le Roman de la Rose, Jean de Meun a composé encore plusieurs poëmes, ayant pour objet l’exposition des procédés convenables la formation de la pierre philosophale.

On trouve ensuite Nicolas Flamel, qui s’est acquis une certaine célébrité. On prétend qu’il trouva la pierre philosophale, en s’aidant des recherches d’un juif dont il aurait eu le bonheur de rencontrer les manuscrits. Plusieurs fois, il aurait mis en pratique ses procédés alchimiques ; il aurait acquis ainsi une fortune colossale qu’il aurait employée à bâtir une grande quantité de maisons et même des églises. Enfin, on ne sait trop pourquoi il aurait fait semblant de mourir, ainsi que sa femme, et ils se seraient réfugiés en pays lointains, devenus immortels et possesseurs d’inépuisables trésors.

Un livre ex professo a été consacré à l’examen de ces faits, et l’on y voit que Nicolas Flamel est mort dans un état de fortune très-médiocre, sans avoir jamais joui de l’éclat qui lui a été attribué. C’était simplement un écrivain public assez vaniteux, qui prêtait à la petite semaine, de manière que dans son quartier il avait des intérêts sur un nombre infini de petites maisons ; et, d’après l’histoire de sa vie, on voit qu’il n’a jamais été chimiste.

Un peu plus tard apparaît Basile Valentin, auteur du Currus triumphalis antimonii, qui parut en 1414, et dans lequel il fit connaître la manière d’obtenir l’antimoine, l’un des corps sur lesquels les alchimistes ont le plus exercé leur infatigable patience. De cette époque date l’introduction faite par la Chimie des préparations de ce métal en Médecine, où il a joué un rôle fort important.

L’application de la Chimie à la Médecine reçut surtout un grand accroissement vers le commencement du siècle suivant par les soins de Paracelse, dont il est nécessaire que nous caractérisions l’influence.

Paracelse, qui naquit aux environs de Zurich, était, si l’on s’en rapporte à l’histoire, un homme rempli de vices, débauché, ivrogne, crapuleux, ne hantant que les cabarets et les mauvais lieux. On ne conçoit pas comment, avec de telles habitudes, il a pu acquérir la haute réputation dont il a joui. « Mais il est constant par la tradition, nous dit un de ses apologistes, que Paracelse, quoique un peu ami du vin, comme étant Suisse de nation, a été un médecin merveilleux, et qu’il guérissait facilement les maladies réputées incurables. »

Appelé par la ville de Bâle pour occuper la première chaire de Chimie qui ait été fondée dans le monde, car, c’est à Bâle qu’elle fut établie, en 1527, il remplit quelque temps cette charge, et en sortit à la suite d’un démêlé d’une nature assez singulière.

Tout en professant la Chimie, Paracelse exerçait la médecine. Mandé pour soigner un chanoine gravement malade, avant de commencer la cure, il eut soin de faire son marché, et le patient promit une récompense magnifique pour prix de sa guérison. Les conditions fixées, Paracelse lui administra deux pilules d’opium, au moyen desquelles celui-ci se rétablit en quelques jours. Guéri si rapidement, le chanoine trouva que le salaire promis était exorbitant, et refusa de le payer. De là procès, recours à l’arbitrage des médecins, qui sont d’avis que Paracelse a guéri si vite son malade, qu’une légère rétribution doit lui suffire. En conséquence, il perd sa cause, et la fureur qu’il en éprouve le met en hostilité avec les magistrats, ce qui l’oblige à s’exiler du pays.

Privé de toutes ressources, il erra pendant quelque temps, et finit par mourir à Salzbourg, dans un cabaret, à l’âge de quarante-huit ans. Dénouement triste et naturel d’une vie crapuleuse, qui vint donner un éclatant démenti aux promesses téméraires dont il berçait ses disciples. Ceux-ci ne demeurèrent pourtant pas muets en face d’un événement si positif, et pour en atténuer les fâcheuses conséquences, qui rejaillissaient sur leur propre considération, ils ne manquèrent pas de dire que les ennemis de sa doctrine l’avaient empoisonné « en une débauche de vin, à quoi il n’était que trop facile de le porter ».

Paracelse, abandonnant la route des alchimistes ses prédécesseurs, s’occupa bien moins de la pierre philosophale que de la panacée universelle, c’est-à-dire, d’un moyen propre à prolonger indéfiniment la vie. Pour cela, il avait des essences et des quintessences, des arcanes, des spécifiques et des élixirs, parmi lesquels l’élixir des quintessences se fait remarquer par son nom ambitieux. De tout cela, il nous reste l’élixir de propriété de Paracelse, préparation peu usitée aujourd’hui, mais conservée néanmoins dans nos pharmacopées.

Après ce coup d’œil sur la vie de Paracelse, examinons en quoi consistent ses opinions en Chimie. Il admettait, outre les quatre éléments d’Aristote, une cinquième sorte de matière, résultant de la réunion de quatre autres sous leur forme la plus parfaite ; car après lui, par exemple, le feu n’est pas tout à fait la chaleur, l’eau n’est pas l’humidité, et il regarde comme chose possible de dégager la qualité de la forme. C’est en ce sens qu’il croit possible, au moyen des quatre éléments élémentants, comme on disait alors, d’en former un cinquième qui réunisse leurs qualités dépouillées de leurs formes. C’est la l’élément prédestiné, c’est la quintessence de Raymond Lulle, quinta essentia.

Ainsi, par quintessence, il entendait ce qu’il y avait de plus pur dans les quatre éléments, et il cherchait à découvrir l’élément prédestiné lui-même ou du moins une chose qui en approchât. C’est ce qu’il croyait faire quand il voyait s’exalter une qualité quelconque dans un corps, s’y accroître une propriété médicale par exemple. Ainsi, pour lui, la quintessence du vin, c’est l’alcool ; la quintessence du drap bleu, c’est la couleur bleue. Et de fait, tant qu’il parle des matières organiques, on le comprend très-bien. S’agit-il des métaux, voici la figure qu’il emploie.

Dans une maison habitée, il y a deux choses, l’homme et la maison : l’un qui va, vient, s’agite, qui veut et qui peut ; l’autre immobile, qui ne change d’aspect ou de forme qu’autant que l’homme le veut bien. Tel est le mercure et tels sont les minéraux métalliques ; ils ont en eux la maison et l’habitant animé, qui en est la quintessence. Si vous pouvez extraire ce dernier, vous avez la pierre philosophale et la panacée réunies. Mais, hélas !… comment saisir cet homme qui se barricade en son logis, sans abattre la maison et sans l’écraser sous les décombres ? Comment isoler cet esprit caché des métaux, sans traiter ceux-ci par des dissolvants de nature trop brutale, qui l’éteignent ou l’emprisonnent sous de nouvelles écorces.

Or il serait aussi facile de faire bâtir une nouvelle maison par un homme mort que d’obtenir une transmutation, au moyen de la quintessence des métaux dont l’esprit s’est évanoui sous la main de l’artiste ignorant.

Dirigé par ce principe que, dans tous les objets de la nature, il devait y avoir une matière essentielle, une quintessence, Paracelse, qui avait toujours en vue de l’obtenir, s’efforçait donc d’élaguer des mélanges naturels les corps les moins actifs et d’en retirer les substances les plus énergiques. Ces idées, après tout, le guidaient d’une manière juste, car c’est comme s’il avait dit, par exemple : l’opium, la ciguë, renferment en petite quantité des composés très-actifs auxquels ces médicaments doivent leur puissance ; il faut les isoler ; si l’on y parvient, ils représentent, à dose très-faible, les propriétés d’une quantité considérable de la matière d’où ils proviennent. C’est comme s’il avait dit : pour les métaux, certains dissolvants peuvent exalter leurs propriétés en ouvrant la maison, d’autres les affaiblissent en la fermant. Peu importent les théories ; si l’on arrive à comprendre qu’il y a des préparations métalliques qui peuvent devenir très actives.

Voilà comment il savait tirer des remèdes un parti éminemment utile ; voilà pourquoi il doit être considéré comme l’auteur de cette direction de la Chimie médicale, dans laquelle on se propose d’écarter des matières médicamenteuses les substances inertes, pour ne s’attacher qu’aux substances actives, ou d’augmenter l’énergie de celles-ci, en leur communiquant la solubilité qui leur manque.

Ce qui pourra vous étonner, c’est que Paracelse, outre les quatre éléments élémentants, outre l’élément prédestiné, reconnaît trois principes des corps tout à fait distincts. Les termes devenus célèbres de sel, de soufre et de mercure, qui désignent les trois principes des mixtes admis déjà par Basile Valentin, prennent une place éminente dans les doctrines de Paracelse, et deviennent le signal d’une scission qui se dessine de plus en plus entre les idées des chimistes et celles des philosophes. Il faut voir dans le sel, le soufre et le mercure, trois éléments que l’expérience des chimistes reconnaît et oppose aux quatre éléments d’Aristote ; et, si l’on ajoute cette nouveauté à celles que Paracelse mettait en avant à tant d’autres égards, on comprendra comment cet homme bizarre a pu remuer si profondément les imaginations et faire une révolution durable dans les esprits. On comprendra les titres de roi des chimistes, de monarque des arcanes, dont ses sectateurs ne manquent jamais de le décorer, et dont sa vanité semble s’être assez accommodée.

La recherche des quintessences, les discussions sur les trois principes ne suffisaient pas à l’imagination de Paracelse. C’est parmi ses partisans que l’on voit apparaître une nouvelle idée fantasque, la recherche d’un dissolvant sans égal, du menstrue universel, en un mot, de l’alcaest. Est-ce le corps alcalin par excellence, alcali est ? est-ce un être tout esprit, allen geist ? Nous n’en pouvons rien savoir, tant il y a de confusion dans les idées de Vanhelmont sur cet objet, et c’est lui qui s’en est le plus occupé. Paracelse s’est, pour ainsi dire, borné à en signaler l’existence, berçant ainsi l’imagination de ses élèves de l’espoir de découvrir un corps capable de récompenser les travaux les plus longs et les plus assidus, par ses merveilleuses propriétés.

Au surplus, et les détails qui précèdent le laissent prévoir, Paracelse avait en horreur les Arabes et les scolastiques ; il professait pour eux un profond mépris. Son bonnet, disait-il, quand échauffé par le vin il se livrait à ses déclamations obscures et furibondes, son bonnet en savait plus long que Galion et Avicenne. Ce dédain pour l’école arabe remit Hippocrate en honneur dans les études médicales. Mais notre enthousiaste fit payer cher ce service, par l’opinion exagérée du pouvoir de la Chimie en Médecine, qu’il chercha à communiquer à ses élèves, et il exerça une influence très-fâcheuse sur la marche de cette science. Nous verrons plus tard Boerhaave blâmer Paracelse d’avoir imposé la Chimie à la Médecine comme une maîtresse impérieuse, au lieu de la laisser à ses ordres comme une esclave obéissante.

À partir de Paracelse commence une ère nouvelle pour la Chimie ; car, en lui ouvrant un enseignement public, il en a assuré la perpétuité. Nous voyons après lui les chimistes se succéder régulièrement et se diviser en trois branches : les philosophalistes ou alchimistes, les médico-chimistes et les hommes d’expérience et de bonne foi.

Dès lors se dessine nettement en effet une ligne de démarcation entre les chimistes proprement dits et les hommes qui poursuivent la recherche de la pierre philosophale, esprits vains, absurdes, très-obscurs du reste, qui s’éloignent continuellement des notions scientifiques, et qui s’évertuent à substituer des supercheries à une science réelle. Ils ont passé presque inaperçus. Aussi, après vous avoir entretenus dans la période précédente d’hommes éclatants, tels que Bacon, Albert, Arnauld et Raymond Lulle, je ne pourrais plus vous montrer que des alchimistes peu connus, tels que le Cosmopolite, dont les aventures plus que les travaux ont fait la célébrité, ou bien je ne trouverais même à vous citer que des noms plus obscurs encore.

La secte des philosophalistes s’efface donc peu à peu dans l’ombre ; et c’est avec une vive surprise qu’après une grande lacune on voit reparaître un véritable alchimiste dans la personne de Price, en 1783. Celui-ci montrait, en Angleterre, une poudre rouge et une poudre blanche propres à transformer le mercure en or ou en argent, à volonté. Il avait même fait cette expérience devant nombre de personnes, publiquement et à sept reprises différentes. La Société royale de Londres, qui d’abord avait vu avec indifférence cette expérience sur la crédulité publique, se trouva pourtant dans la nécessité de s’en occuper, car Price était docteur et membre de la Société : elle nomma des commissaires pour examiner le secret. Quand Price se vit obligé d’opérer sous les yeux des membres de la Société, il prétendit n’avoir plus de poudre, et recourut à divers faux fuyants. On lui laissa le temps de faire ses préparatifs. Enfin, en 1784, pressé de nouveau par la Société royale, il donna à cette mystification un dénouement tout à fait imprévu, en s’empoisonnant avec de l’huile volatile de laurier-cerise. Triste exemple des déplorables conséquences auxquelles un besoin effréné de célébrité pousse les hommes, dont l’orgueil veut se satisfaire, même aux dépens de la vérité !

Tandis que les philosophalistes se confondaient en efforts inutiles dans leurs laboratoires, Vanhelmont et quelques autres disciples de Paracelse, doués d’une science et d’une érudition très-vastes, se livraient avec ardeur à la recherche des applications de la Chimie à la Médecine. Si, par l’introduction de nouveaux médicaments chimiques, ils ont rendu à cette dernière science des services incontestables, d’un autre côté, il faut convenir que, par leur promptitude à accueillir les médicaments nouveaux, par leur répugnances à faire usage des médicaments connus, par leur dédain des leçons des anciens auteurs, leur système a fait souvent du mal.

Enfin, à côté de ces divers chimistes ou prétendus chimistes, se montrent des hommes qui, pénétrés de la nécessité de s’éclairer avant tout par les lumières de l’expérience, se distinguent complétement des deux classes précédentes. Tels sont Cassius, qui a donné son nom au précipité pourpre que vous connaissez, et Libavius, dont vous connaissez aussi la liqueur fumante, et dont l’Alchimia est un fort bon ouvrage pour ces temps-la. Tel est encore Glauber, à qui l’on doit des découvertes variées, mais qui, dans ses écrits, très-remarquables du reste, se laisse aller à un ton d’emphase dont vous retrouverez une teinte dans la dénomination de sel admirable, qu’il donnait au sulfate de soude.

Dans la même catégorie, nous devons placer, à juste titre, Agricole, auteur du premier ouvrage de métallurgie que l’on connaisse. Alchimiste dans sa jeunesse, il renonça plus tard à ses premières idées, et se montra plein de sens et de justesse. Son livre De re metallica nous étonne à la fois par la clarté des idées et par l’exactitude des descriptions.

Vient ensuite Bernard Palissy, célèbre et dramatique inventeur des rustiques figulines, cet homme dont je voudrais que l’heure me permit de vous rappeler les malheurs, et que vous verriez, esclave d’une pensée, essayer en vain de s’y soustraire, et se réduire à la misère la plus affreuse plutôt que de renoncer à la recherche de la fabrication des faïences. Je voudrais pouvoir vous rappeler les paroles éloquentes qui lui échappent quand il se voit ruiné, abandonné de ses parents, de ses amis, criblé de dettes et, pour comble, accablé sur son grabat des plus amers sarcasmes. Quand il se dépeint amaigri par ses jours sans calme, par ses nuits sans repos, et succombant sous le poids d’une idée dont la fixité semble approcher de la folie, on ne peut s’empêcher d’être ému d’une pitié profonde. Enfin il réussit à fabriquer, de la faïence, devint l’artiste du roi et des grands de l’époque, rendit de vrais services à la Chimie et fut le premier professeur d’Histoire naturelle en France.

Il était protestant, et eut le bonheur d’échapper au massacre de la Saint-Barthélemy.

On a de lui un ouvrage très-singulier, où il expose avec beaucoup de profondeur et d’esprit les bases d’une Philosophie naturelle, fondée sur l’observation ou l’expérience. Il y met en présence, sous forme de dialogue, la pratique et la théorie ; il y montre la pratique toujours victorieuse, renversant tous les raisonnements de la théorie, et nous laisse voir sa grande antipathie pour les physiciens scolastiques, dont l’influence menaçait d’étouffer la Chimie au berceau.

Ainsi, pour nous résumer, l’origine de la Chimie industrielle se perd dans la nuit des temps ; et celle-ci, fille du hasard et d’une routine patiente, précède de bien des siècles les premiers essais de la Chimie systématique.

Dès leur apparition sur la scène, les chimistes ou alchimistes proclament leur respect pour le témoignage des sens et leur foi complète pour les résultats de l’expérience et de l’observation.

Dès l’apparition des premiers professeurs de Chimie dans les écoles, nous les voyons se poser hardiment en adversaires de la doctrine, si universellement respectée alors, des quatre éléments d’Aristote, et prouver que la Chimie conduit à reconnaître d’autres éléments.

Enfin nous les voyons prouver du fond du laboratoire ou proclamer du haut de la chaire qu’ils sont poussés par une force irrésistible dans une direction qui mène droit au renversement de la Philosophie et de la Physique des écoles. À tous ces titres, on me l’accordera, je pense, on peut essayer de réhabiliter leur mémoire tant décriée, sans s’écarter des règles et des devoirs qu’impose une sage critique.