Leçons sur les hypothèses cosmogoniques (Poincaré, 1911)/Chapitre 09

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Libraire scientifique A. Hermann et fils (p. 229-233).

CHAPITRE ix.

THÉORIE DE Sir NORMAN LOCKYER.


170.Jusqu’ici, notre horizon n’a guère dépassé le système solaire. Mais la spectroscopie, en faisant naître la Chimie stellaire, a révélé des étoiles de types spectraux très différents, et l’on a été amené à étudier l’évolution de ces astres. Les théories mécaniques ou thermodynamiques font place ici à des théories chimiques.

La théorie de Sir Norman Lockyer sur la genèse des grandes étoiles repose sur l’étude simultanée de la composition chimique de ces astres et des différences de température qu’ils présentent entre eux[1].

On sait que le spectre d’un corps incandescent est d’autant plus étendu vers le violet que ce corps est plus chaud : c’est ainsi qu’une barre de fer passe successivement du rouge sombre au blanc éblouissant, à mesure qu’on la chauffe à une température de plus en plus élevée. On sait aussi que le maximum d’éclat du spectre se déplace vers le violet, à mesure que la température de la source lumineuse augmente (loi de Wien) ; on conçoit donc que l’étude du spectre des étoiles puisse fournir des indications sur la température de ces astres.

Au point de vue des raies, Sir N. Lockyer distingue parmi les spectres des étoiles trois types différents :

Le spectre de la flamme, qui est un spectre de bandes ;

Le spectre de l’arc, formé par des raies fines ;

Le spectre de l’étincelle, formé par de nouvelles raies et par certaines raies de l’arc renforcées.

L’origine de cette distinction est la suivante : Si l’on place un corps successivement dans une flamme et dans l’arc électrique qui est plus chaud, on voit le spectre du corps s’enrichir en raies ; si l’on fait éclater l’étincelle entre deux fragments du corps, la température de l’étincelle étant encore supérieure à celle de l’arc, on voit de nouvelles raies apparaître, pendant que certaines des raies de l’arc se renforcent et que d’autres disparaissent.

Du fait qu’un même corps (un métal, par exemple) peut, suivant la température à laquelle il est porté, émettre soit les raies de l’arc, soit les raies renforcées ou celles de l’étincelle, Sir N. Lockyer croit pouvoir conclure que le corps s’est transformé ou dissocié, aux hautes températures, en corps plus simples qui n’existent pas à l’état libre aux températures usuelles[2]. Il nomme protométal la forme atomique du corps qui correspond aux raies de haute température (raies renforcées et raies de l’étincelle). Les protométaux seraient en quelque sorte des métaux en voie de formation, ceux-ci ne prenant naissance que lorsque la température est suffisamment abaissée.

171.Sir N. Lockyer cherche à suivre les transformations graduelles de la matière cosmique, à partir des météorites. Il pense qu’il faut voir dans l’état plus ou moins avancé de l’évolution des astres l’origine des différences que présentent leurs spectres.

Les nébuleuses nous offrent, selon Sir N. Lockyer, le premier stade de révolution cosmique. Il les considère comme formées par des essaims de météorites dont les chocs mutuels ont pour effet une condensation et une création de chaleur, produisant le dégagement des gaz inclus dans les météorites qui se heurtent : les gaz qui se dégagent et se répandent le plus facilement étant les plus légers ; on observera surtout les raies brillantes de l’hydrogène et de l’hélium.

La concentration se poursuivant, la nébuleuse se transforme en une étoile qui s’échauffe de plus en plus ; les météorites centrales non vaporisées donnent de la lumière continue ; celle-ci traverse l’atmosphère qui contient une faible proportion de vapeurs métalliques ; les raies métalliques commencent donc à apparaître sous forme de raies sombres.

Bientôt la température atteint son maximum : les raies de haute température (protométalliques) apparaissent alors dans le spectre et l’emportent sur les autres.

Une fois toutes les météorites vaporisées, le bombardement cesse et un calme relatif lui succède, l’astre va commencer à se refroidir en même temps que vont disparaître, dans l’ordre inverse de leur apparition, les raies de haute température.

Deux étoiles qui paraissent à la même température peuvent donc être à des stades très différents de leur évolution, suivant que leur température croît ou décroît.

172.Sir N. Lockyer a, d’après les idées que nous venons d’exposer, classé les étoiles en un certain nombre de groupes. À chacun de ces groupes, il donne le nom de l’étoile qui lui sert de type, ou celui Figure 38
fig.38.
de la constellation qui renferme cette étoile. Il place ces groupes sur une courbe au sommet de laquelle se trouvent les astres les plus chauds (fig. 38).

Les groupes de gauche correspondent à des étoiles dont la température va en s’élevant ; ceux de droite à des étoiles dont la température va en s’abaissant.

Au sommet de la courbe, se trouve le type argonien dont le spectre est caractérisé par les raies du protohydrogène[3]. Un peu au-dessous sont les types crucien, taurien, algolien, …, où apparaissent d’abord l’hydrogène et l’hélium (étoiles gazeuses) puis l’oxygène et l’azote. Plus bas (types rigelien, markabien), le spectre présente les raies des protométaux (protocalcium, protomagnésium ). Plus bas encore, les raies métalliques apparaissent de plus en plus (types cycnien,…, arcturien) au détriment des raies gazeuses : c’est dans le type arcturien que Sir N. Lockyer place notre Soleil dont le spectre ne présente plus les raies de l’oxygène ni de l’azote. Enfin, tout au bas de l’échelle des températures (types antarien et piscien), on trouve les étoiles à spectre de bandes. Si l’on descendait encore, on trouverait, à gauche les nébuleuses, à droite les étoiles éteintes.

Comment distingue-t-on, par le spectre d’une étoile, si celle-ci doit être rangée sur la branche ascendante ou sur la branche descendante de la courbe des températures ? Il y a sans doute là une certaine part d’arbitraire, puisque, sur la figure 38, deux groupes situés à droite et à gauche sur une même ligne horizontale présentent des spectres assez semblables. Sir N. Lockyer pense néanmoins que certaines raies accessoires peuvent fournir des renseignements à ce sujet : celles des métaux à poids atomiques plus faibles se montreraient de préférence dans les étoiles dont la température s’élève ; celles des métaux à poids atomiques plus forts, dans les étoiles dont la température s’abaisse.

173.La question de la température des étoiles a été reprise récemment à l’Observatoire de Paris par M. Nordmann[4]. Il observa le maximum de radiation dans le spectre en admettant, à titre d’approximation, que la loi de radiation est celle des corps noirs. Les chiffres qu’il obtient nous renseignent tout au moins sur l’ordre de grandeur des températures stellaires, et surtout sur le sens dans lequel varie la température d’une étoile à l’autre. Voici les résultats auxquels il est parvenu :

Type antarien 
 3 870°
Soleil 
 5 320°
Type aldebarien 
 4 260°
Type polarien 
 4 750 à 8 200°
Type procyonien 
 7 250°
Type sirien 
 12 300 à 14 500°
Type algolien 
 13 300 à 18 500°
Type crucien 
 15 200°
Type taurien 
 > 40 000°

On voit que la classification des températures de Sir N. Lockyer n’est pas en complet accord avec les chiffres de M. Nordmann, quoiqu’en gros il y ait une certaine concordance.

174.Sir N. Lockyer a aussi étudié la distribution des étoiles des différents types dans le ciel. Il remarque que les étoiles gazeuses sont plus condensées vers le plan de la Voie lactée que vers les pôles de ce plan ; ces étoiles gazeuses ont, en moyenne, un mouvement propre plus petit que les étoiles métalliques : faut-il en conclure que les étoiles métalliques sont moins éloignées de nous que les étoiles gazeuses ? Remarquons plutôt que ce résultat n’a rien de surprenant, car les étoiles gazeuses étant plus brillantes que les autres sont vues de plus loin : à égalité de grandeur elles doivent donc, en moyenne, être plus éloignées et par suite offrir un moindre mouvement propre.

On peut tenter d’expliquer d’une façon analogue l’accumulation des étoiles gazeuses dans le plan de la Voie lactée. Si la Voie lactée a la forme d’un disque très aplati, les étoiles tendront à se concentrer dans le plan de ce disque et cela d’autant plus qu’elles seront plus éloignées ; les étoiles gazeuses, plus éloignées en moyenne, doivent donc présenter une plus grande tendance à la concentration. On peut dire aussi que, si l’on rencontre plus d’étoiles chaudes dans le plan galactique que dans les autres parties du Ciel, c’est que c’est dans ce plan que les chances de collisions sont les plus nombreuses. C’est pour cette même raison que les Novae apparaissent de préférence dans la Voie lactée.


  1. Voir Lockyer (Sir Norman) : L’Évolution inorganique (Bibliothèque scientifique internationale, Paris, Alcan, 1905). Further Researches on the temperature classification of Stars (Proceedings of the Royal Society of London, vol. lxxiii, p. 227-238).
  2. Il peut s’agir, suivant les cas, soit d’une simple transformation moléculaire comme celle de l’hydrogène, habituellement diatomique, qui devient monoatomique aux hautes températures ; soit d’une véritable dissociation de l’élément, comme l’hélium qui se séparerait réellement en deux constituants, l’hélium et l’actinium.
  3. Les raies de l’hydrogène forment une série satisfaisant à une formule simple (formule de Balmer) où figure un entier arbitraire  ; si dans cette formule on remplace par , on obtient une seconde série de raies, caractéristiques du protohydrogène.
  4. Ch. Nordmann : Sur les atmosphères absorbantes et les éclats intrinsèques de quelques étoiles (Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 14 mars 1910).