Nouvelles poésies (Van Hasselt)/Le 23 août 1853
ODES.
Le 20 Août 1853.
impleatque benedictionem suam in vobis.
I.
L’Europe te disait, ô Belgique, ô ma mère :
« Ta royauté, vain mot ! ta liberté, chimère !
« Les peuples sans passé n’ont point de lendemain.
« Le temps laissera-t-il le trône que tu fondes
« Affermir dans le sol ses racines profondes ?
« Et ce siècle sais-tu ce qu’il garde en sa main ?
« Quand le respect s’en va des choses les plus hautes ;
« Quand le toit du pouvoir n’abrite plus ses hôtes,
« Et que l’exil jaloux porte envie aux palais ;
« Quand les devoirs avec les droits ont fait divorce,
« Et que cet oiseleur que l’on nomme la force
« Prend tout dans ses filets ;
« Quand les plus grands États, charpentes lézardées,
« Vont croulant au labeur souterrain des idées
« Et n’ont plus pour soutien ni l’amour ni la foi, —
« Bâtis ton avenir, et crois, pauvre insensée,
« Que Dieu couronnera cette œuvre commencée
« Dont la base est ton peuple et le sommet ton roi. »
Et te voilà pourtant, ô mère vénérée,
Vivante aux yeux du monde et du monde admirée,
Qui, debout dans ta force et dans ta majesté,
T’es fait cet avenir qu’on croyait un mensonge,
Et montres à tout peuple, épris de son vain songe,
Notre réalité.
Depuis vingt ans combien de tempêtes fatales
Font trembler tour à tour toutes les capitales !
Combien d’événements troublent les nations,
Et comme le torrent des haines populaires
Rugit et fait aux pieds des trônes séculaires
Tourbillonner le flot des révolutions !
Que d’abîmes ouverts sur la route où Dieu même
Vers son but inconnu la caravane humaine !
Que d’éclairs allumés dans l’ombre des cités,
Et de sang répandu dans ces lices impies
Où luttent jour et nuit les vieilles utopies,
Les jeunes vérités !
Cependant ni canons tout gorgés de tonnerres
Qui grondent sous les murs des palais centenaires,
Ni clameurs dont l’écho sort du peuple ameuté,
Ni tocsins furieux dont les voix enrouées
Du cri des factions ébranlent les nuées,
N’ont troublé ton repos ni ta sérénité.
À tes pieds ont passé foudres et vents d’orage,
Et les événements où Dieu fait son ouvrage
À peine ont jusqu’à toi fait monter leurs rumeurs.
C’est que ta charte sainte, ô ma sainte patrie,
Est le fruit mûr, non pas de quelque théorie,
Mais de tes vieilles mœurs.
C’est que ta tour est haute et ferme et bien bâtie.
C’est que, dès son berceau, ta jeune dynastie
De l’amour populaire a fait sa royauté,
Et que, forte déjà comme la plus ancienne,
Dans notre destinée elle confond la sienne,
Et ne voit qu’une sœur dans notre liberté.
II.
Aussi que de larmes naguère
Autour de son trône ont coulé,
Quand la mort, faucheuse vulgaire,
Sur l’arbre royal eut soufflé !
Si le sépulcre, — obscur mystère, —
Entend ce qu’on fait sur la terre,
Ô reine, ô chaste vision.
Tu sais, dans les cieux où tout brille,
Comment le deuil de ta famille
Fut le deuil d’une nation.
Tu le sais, n’est-ce pas ? tombe aux pierres muettes
Où j’ai semé mes vers, ces larmes des poëtes.
Mais entr’ouvre aujourd’hui ta porte de granit
Et laisse sur ton seuil, rayonnante de joie,
Apparaître la morte, afin qu’elle revoie
Son fils et tous les siens que notre amour bénit.
Témoin qui manque à notre fête,
Que ton cœur, longtemps attristé,
Battrait à voir comment est faite
Ta douce popularité,
Et comme au roi que Dieu protège
Le pays entier fait cortège,
Jonchant de ses vœux le chemin
Où, parmi la foule empressée,
Ton fils conduit sa fiancée
Qui sera ta fille demain !
Et ta voix lui dirait, de nous tous si connue :
« Ô rose de Schoenbrunn, soyez la bienvenue
« Au foyer où toujours m’emportent mes regrets ;
« Car même dans la mort on garde sa chimère,
« Et c’est vous que toujours, dans mes rêves de mère,
« Pour l’enfant de mon cœur c’est vous que j’espérais.
« Que le bonheur brode la trame
« Des jours que les temps vous feront !
« Dieu mit la pitié dans votre âme
« Et la douceur sur votre front :
« Trésor charmant ! trésor austère !
« L’un fait les anges sur la terre,
« L’autre, les anges dans les cieux,
« Pur rayon qui sur tout se pose,
« Et des pleurs du pauvre compose
« Notre écrin le plus précieux.
« Gardez bien, mon enfant, gardez bien l’un et l’autre :
« Car les devoirs sont grands aux temps comme le nôtre.
« Soyez pour toute nuit l’aube d’un jour meilleur,
« La vigne où le passant toujours trouve une grappe,
« La porte où le malheur jamais en vain ne frappe,
« Lui qui boit le mépris où Dieu verse l’amour.
« Soyez la sœur, soyez la mère
« De ceux qu’éprouve le destin.
« Mêlez à toute coupe amère
« Quelque miel de votre festin.
« Car Dieu nous a si haut placées
« Pour mieux éclairer nos pensées
« Et nos cœurs souvent incomplets,
« Nous qui, plus loin des apparences,
« Voyons mieux toutes les souffrances
« Par les vitres de nos palais. »
Et tu lui montrerais encor, pieuse reine,
Comme un beau livre ouvert, ta vie humble et sereine,
Ton nom toujours vivant dans notre souvenir,
Et par toutes les voix ta mémoire bénie,
L’une, cette splendeur, l’autre, cette harmonie,
Trésors que ton passé lègue à notre avenir.
III.
L’avenir ! l’avenir est à nous, ma patrie !
Ta nef est au péril des vagues aguerrie.
Vingt siècles ont battu ta quille de leurs flots.
Leur onde, tour à tour menaçante ou sereine,
A sur bien des écueils éprouvé, ta carène
Sans qu’un orage ait fait trembler tes matelots.
Ô mère de la France ! ô fille d’Allemagne !
Ta mamelle féconde allaita Charlemagne,
L’homme victorieux ;
Et, soldats blasonnés de leur croix de sinople,
Godefroid mit Sion, Baudouin Constantinople
À tes pieds glorieux.
Ton histoire d’un bout à l’autre est un poëme.
Tes comtes ont prêté des rois à la Bohême,
Tes ducs, des empereurs au trône des Germains ;
Et Charles-Quint prit tant d’espace sur le globe,
Que d’un côté le soir, de l’autre côté l’aube
Doraient l’orbe idéal qu’il tenait dans ses mains.
Les siècles ont signé tes titres de noblesse.
Tu peux aux nations sans honte et sans faiblesse
Montrer tes parchemins.
L’Europe sait ton nom gravé dans ses annales,
Et plus d’un peuple, errant dans ses routes banales,
Aspire à tes chemins
L’avenir ! l’avenir est à nous, ma patrie !
Une rose nouvelle à ton arbre est fleurie ;
Une étoile nouvelle illumine tes cieux :
Fleur charmante et pareille à celles qu’avril ouvre,
Astre aux blanches clartés comme ceux que découvre
En quelque nuit de mai le rêve de nos yeux.
Toi qui pleurais hier, chante aujourd’hui, ma mère !
Vois quelle aube s’allume et luit dans l’ombre amère
Que le deuil mit sur nous.
Aurore devant qui toute obscurité tombe
Et qui pieusement répand sur une tombe
Ses rayons purs et doux.
Oh ! qu’à ton horizon, où l’autre astre sommeille,
Elle brille longtemps radieuse et vermeille,
Étoile où vont nos cœurs, aurore où vont nos pas,
Aube que Dieu nous donne, afin qu’à sa lumière
Le palais réjoui sourie à la chaumière
Et montre une espérance où l’oubli n’était pas !
IV.
Et toi, reste toujours à toi-même fidèle.
Que le droit soit ta force et soit ta citadelle,
La justice ta loi, ton but la vérité ;
Et qu’un jour tes enfants, ces races mal soudées,
Du même lait nourris et des mêmes idées,
Ô patrie, en tes bras trouvent leur unité !
Que l’union soit ta devise,
Ton arme à l’heure du danger.
Loin de nous tout ce qui divise
Et ne change que pour changer.
Loin de nous ces rhéteurs fébriles
Qui sèment leurs haines stériles
Comme une ivraie en nos moissons,
Et ces hommes d’ombre et de doute
Qui, la nuit, encombrent ta route,
Des épines de leurs buissons !
Garde pieusement le trésor de nos pères,
Les saintes libertés qui les firent prospères,
La droiture du cœur dont ils furent jaloux ;
Et ne souffre jamais que des mains sacrilèges
Démembrent notre charte et nos vieux privilèges
Qui des droits de chacun font les devoirs de tous.
Poursuis tes destins magnifiques.
Marche au but que Dieu te prescrit.
Qu’un astre aux rayons pacifiques
Toujours éclaire ton esprit.
Respecte l’autel et la tombe,
Et songe que tout gland qui tombe
Plante un chêne au bord du chemin ;
Car la nuit engendre l’aurore ;
Dans l’ombre le jour s’élabore,
Dans la veille le lendemain.
Ensemence tes lois équitables et sages
Du grain que l’Évangile a mûri pour les âges.
Mène aux sources du Christ les générations,
Et fais fleurir l’amour sur les haines civiles
Qui germent par endroits sous les pavés des villes,
Ces boulets toujours prêts aux révolutions.
Laisse libre toute pensée.
Laisse parler tous les esprits.
Parfois quelque lèvre insensée
Nous explique un mot incompris.
L’Océan, dont le flot déferle,
Sait-on comment il fait la perle
Dans ses flancs toujours agités ?
Et savons-nous, foule profane,
Dans les rêves que le temps vanne
Combien roulent de vérités ?
Laisse à tous les progrès, laisse ta porte ouverte,
Et toute fleur éclore à sa branche encor verte,
Afin que le temps vienne et la transforme en fruit.
L’idée ou l’action, la parole ou le livre,
Tout ce qui doit rester le Seigneur le fait vivre,
Tout ce qui doit tomber le Seigneur le détruit.
Laisse venir des solitudes
Le songeur, prophète autrefois,
Qui, mêlé dans les multitudes,
Écoute ce que dit leur voix.
De cette voix mystérieuse,
Tour à tour sinistre ou joyeuse,
Il cherche encor le sens secret ;
Mais Dieu, son heure étant venue,
Peut le lui montrer dans la nue,
Ainsi qu’un soleil qu’il verrait.
Car nous ignorons tous, aveugles que nous sommes,
Quel travaille Seigneur fait dans l’œuvre des hommes,
Par quels desseins cachés il agit dans les leurs,
Et quel Noé futur doit être le pilote
Dont la main guidera l’arche humaine qui flotte
Sur l’Océan du siècle, où doutent les meilleurs.
Marie-Henriette-Anne, archiduchesse
d’Autriche, à Bruxelles.