Le Bachelier/18

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Charpentier (p. 198-208).

XVIII

LE GARNI

Je donne congé à la mère Honoré. Il faut chercher une chambre qui soit au niveau de mes ressources. Il s’agirait de trouver quelque chose dans les cinq francs par quinzaine.

Je cours beaucoup. Je ne puis mettre la main sur ce que je désire. Dans ce cours-là, il n’y a que les garnis de maçons — du côté de la place Maubert.

Comme j’ai une redingote, quand j’entre dans les maisons, on croit que je vais acheter l’immeuble, et l’on est prêt à me faire un mauvais parti. — Je ferais blanchir, tapisser, coller du papier… Où irait donc se loger le pauvre monde ?…

On me regarde de travers. Mais quand je dis ce que je veux — à savoir : un cabinet, qui me revienne à six sous par jour comme aux maçons — on me toise avec défiance et l’on me renvoie lestement. Si l’on m’accueille, il faudrait coucher à deux avec un limousin.


J’en fais de ces garnis, j’en monte de ces escaliers !…

Je me trompe quelquefois du tout au tout.

Rue de la Parcheminerie, je croyais avoir découvert ce qu’il me faut, quand la propriétaire m’a posé une question qui équivalait à celle-ci : « Est-ce que vous vivez des produits de la prostitution ? »

Sur ma réponse négative :

« Mais alors quelles sont vos ressources, vous n’avez donc pas d’état ? »

Du haut de l’escalier, elle m’a encore regardé avec mépris :

« Va donc ! Hé ! feignant ! »


Enfin je suis tombé sur un logement qu’on ne voulait pas me montrer d’abord.

Le propriétaire me regardait du haut en bas et consultait sa femme au lieu de répondre à mes questions. — Quel étage ? Est-ce libre tout de suite ?…

Il se grattait les cheveux sous sa casquette et avait l’air de faire de grands calculs.

« Je crois que ça pourra aller », a-t-il dit cependant, au bout d’un moment.

Se tournant vers moi :

« Combien avez-vous ? »

Je crois qu’il me demande mes ressources et m’apprête à répondre.

« Je te dis qu’il ne pourra pas entrer, dit la femme. »

Est-ce qu’ils veulent me mettre dans une malle ?…

Non, c’est bien d’une chambre qu’il s’agit.

On m’y conduit. J’entre.

« Tenez-vous courbé. Tenez-vous donc courbé, je vous dis ! »

Ah ! quel coup ! — Je ne me suis pas courbé à temps, mon crâne a cogné contre le plafond ; ça a fait clac comme si on cassait un œuf.

Le propriétaire instinctivement et doucement me frotte la place comme on fait rouler une pilule sous le bout du doigt.

« La hauteur, dit-il, en retirant son doigt de dessus ma tête qu’il paraît avoir assez caressée pour son plaisir, la hauteur, c’est entendu… Je sais qu’il faut se courber, vous le savez aussi maintenant, mais c’est de la longueur qu’il s’agit… Voulez-vous vous mettre dans le coin de l’escalier ? Nous avons plus court de mesurer, ôtez votre chapeau ! »

Il me mesure.

« Je le disais bien ! Vous avez encore deux pouces de marge. »

Deux pouces de marge ! Mais c’est énorme ! Avec deux pouces de marge, je serai comme un sybarite. Il ne faudra pas laisser pousser mes ongles, par exemple !


Il y a de la bonhomie et une grande puissance de fascination chez cet homme, qui n’est pourtant qu’un simple friturier ; il a ses poëles au rez-de-chaussée et ses cabinets garnis au quatrième.

J’ai tant trotté, traîné, j’ai été si mal reçu, si mal jugé, depuis que je cherche des logements, que j’ai hâte d’en finir. Puisque j’ai deux pouces de marge, c’est tout ce qu’il m’en faut !…

« Je ne pourrai pas me promener, dis-je en riant.

— Ah ! si vous voulez vous promener, n’en parlons plus ! »

Il ne veut pas m’induire en erreur. Si je veux me promener, il me conseille de ne pas louer ce cabinet.

Je me gratte la tête pour réfléchir, — et aussi parce qu’elle me fait encore mal, — et je me décide.

« Vous dites neuf francs ? Mettons huit francs.

— Huit francs cinquante, c’est mon dernier mot.

— Tenez, voilà vingt sous d’acompte, je vais chercher ma malle. »


Avant de partir, nous causons encore une minute en bas, dans l’escalier, avec le friturier qui me félicite de ma décision.

« Je crois que vous serez bien, dit-il ; et puis, vous savez… si un soir… j’ai été jeune aussi, je comprends ça ; si un soir… (il cligne de l’œil et me donne un coup de coude), si un soir l’amour s’en mêle !… eh bien, pourvu que ma femme n’entende pas, moi je fermerai les yeux… »


J’ai apporté ma malle. Il y a une place dans un renfoncement où on peut la mettre. On peut même faire une petite pièce de ce renfoncement.

« Celui qui y était avant s’asseyait là, le soir, pour réfléchir, m’a expliqué le friturier. Je ne vous ai pas fait remarquer ça tout à l’heure… Je me suis dit : « Il a l’air intelligent, il le remarquera tout seul » ; puis, on ne peut pas tout dire en une fois ! »

Pour un petit cabinet comme ça, je crois que si. Mais je sais que j’ai l’esprit trop critique et que je cherche des poux où il n’y en a pas.

Pourvu qu’il n’y ait pas de punaises !… Ce n’est pas probable. S’il y en a, c’est deux ou trois tout au plus : Les autres ne pourraient pas tenir.


C’est que c’est l’exacte vérité ! Il n’y a que deux pouces de marge — et malheureusement je gagne beaucoup dans le lit.

Je suis forcé de recroqueviller mes doigts quand je veux être tout de mon long. C’est une habitude à prendre.

Le jour vient par une tabatière, qui s’ouvre en grinçant comme celle de Robert Macaire.


Je puis rentrer à l’heure où je veux. J’ai ma clef.

Je pourrai amener… Ô amour !

J’ai ce renfoncement où je n’ai qu’à méditer — pas autre chose ! et à méditer sérieusement et longtemps — car on ne s’amuse pas là-dedans, et c’est le diable pour en sortir.

Quand je n’ai que du pain pour mon souper, je passe mon bras dans l’escalier, et je fais prendre l’air à ma tartine qui s’imbibe de l’odeur de friture dont la maison est empestée.

Je ne vole personne et j’ai un petit goût de poisson qui me tient lieu d’un plat de viande. De quoi me plaindrais-je ?

J’aurais pu tomber sur une de ces grandes chambres tristes où l’on a toute la place qu’on veut pour se promener !

Se promener, et après ? Flâner, toujours flâner, au lieu de réfléchir ! Se dandiner, faire aller ses jambes de droite et de gauche dans un grand lit — comme une courtisane ou un saltimbanque !


Vendredi, 7 heures du soir.

Ils ont dû laisser tomber une sole dans le feu, en bas ! C’est une infection — elle ne devait pas être fraîche… non plus !…


Samedi, 7 heures du matin.

Tiens ! une de mes deux punaises !

Pas de fla fla.

Je vis comme cela sans faire de fla fla, dans mon petit intérieur.


Tout s’arrange bien. Je n’ai pas de quoi manger beaucoup, mais je me dis que si je menais une vie de goinfre, j’engraisserais et ne pourrais plus entrer dans mon réfléchissoir.

Il me reste vingt et un sous pour attendre la fin de la semaine ; samedi l’on doit me rendre deux francs que j’ai prêtés à un garçon sûr. Sûr ? Aussi sûr qu’on peut être sûr de quelqu’un en ce monde !

J’ai heureusement un petit crédit en bas. Je crois bien que le friturier me donne les raies dont on ne veut pas — en tout cas il me donne des têtes, beaucoup de têtes.

— Vous les aimez, m’avez-vous dit ?

J’ai fait croire que je les aimais, pour avoir crédit. Je n’osais pas demander crédit d’une friture avec des poissons comme on les pêche, ayant une tête, un ventre et une queue. C’est le poisson de ceux qui paient comptant, celui-là ! C’est le poisson des arrivés ?

J’ai dit :

« Quand vous aurez des têtes, vous m’en donnerez : c’est le morceau que je préfère. »

J’ai même eu bien peur, l’autre jour. Il y avait un homme, à face de mouchard, dans la boutique. On m’a appelé devant lui : l’homme qui demande des têtes ; c’était assez pour me faire arrêter.


Où est Legrand ?

Si l’on en croit des « on-dit » il vit dans le grand monde. Il est venu des gens de Nantes qui lui auraient apporté, de la part de sa mère, une malle bourrée de chaussettes, avec un vêtement de fantaisie complet, et un chapeau mou tout neuf !

On-dit !… Il y a bien des bruits qui courent.

Un vêtement complet, un chapeau mou tout neuf !

On parle aussi de cinq livres de beurre salé.

Si Legrand a reçu cinq livres de beurre salé, il aurait bien fait de m’en apporter un peu, avant d’aller dans le monde ! On va dans le monde, on étale ses grâces, on fait le talon rouge, et on laisse des amis seuls dans leur renfoncement.

Je n’ai rien fait à Legrand pour qu’il me cache son beurre. Il sait pourtant qu’un demi-quart m’aurait rendu service !


Je passe des journées bien longues et des nuits bien courtes — trop courtes de jambes, décidément. — Ce n’est pas tout à fait assez, deux pouces de marge !… C’est monotone, presque humiliant de vivre en chien de fusil, l’estomac vide… Il crie, cet estomac, mes boyaux font un tapage ! Et comme c’est tout petit, ça vous assourdit.

Je n’ai toujours comme ressource habituelle que le poisson d’en bas. Il commence à me faire horreur ! J’ai eu l’énergie de demander des queues — pas toujours des têtes ! On m’a donné des queues, mais c’est la même pâte ; il me semble que je mange de la chandelle en beignets. Je suis sûr qu’avec une mèche un merlan m’éclairerait toute la nuit.


Qui est là ?

Je dormais les jambes en l’air ! J’ai arrangé un petit appareil — comme on met dans les hôpitaux pour que les malades accrochent leurs bras. Ce n’est pas mes bras, moi, que j’ai envie d’accrocher, c’est mes jambes.

Je leur ai fait une petite balançoire — ça les délasse beaucoup.

Je dormais, les jambes en l’air…


Et l’enfant prodigue revint.
(Bible, vers. 11.)

On frappe à ma porte — on la pousse — c’est Legrand ! Je ne me dérange pas ! Un homme qui a reçu de province deux douzaines de chaussettes — un vêtement complet — un chapeau mou — tout neuf — cinq livres de beurre salé — et qui a disparu sans donner de ses nouvelles pendant un mois !… Je ne me dé-ran-ge-pas !…

À lui de comprendre ce que ça veut dire ; tant pis s’il se sent blessé.

Mais il n’a pas son vêtement neuf, il est très râpé, Legrand.


Il faut tout pardonner à qui a souffert.

Legrand ne s’est pas jeté dans mes bras — il n’y avait pas de place, c’est trop bas. — Je ne le lui demandais point. — Une foule de raisons ! — Il ne s’est pas jeté dans mes bras, mais il m’a tout conté ; il m’a mis son cœur à nu !…


L’histoire de Legrand est lamentable ! C’est un béguin qui l’a perdu !

Legrand, sans en dire rien, aimait. Ayant reçu ces choses de chez lui, il les a portées dans la famille de sa connaissance qui a pris son beurre, ses vêtements, son chapeau, ses chaussettes, et puis l’a flanqué dehors.

Il pourrait plaider, il ne veut pas ; il lui répugne de salir un souvenir de tendresse.

En attendant, il n’a plus rien à se mettre sur le dos ni sous la dent, et il vient me demander un bout d’hospitalité.

Une petite sole aussi, s’il y a moyen… il a bien faim…


Je lui ai pardonné.

Je voudrais bien tuer le veau gras ! Je ne puis !

J’obtiens même, à grand-peine, d’en bas, la petite sole pour lui et des têtes de merlan pour moi.


Il veut se coucher maintenant.

« Tu n’as pas peur de te coucher comme ça après dîner ? »

Se coucher ? Il n’y a pas moyen ! Il faudrait qu’il y en eût toujours un ou la moitié d’un sur l’escalier !

J’avais deux pouces de marge… Legrand a la tête de trop ! Il la met dans ses mains, il voudrait pouvoir la mettre dans sa poche !

« C’est inutile, mon ami ! Mais il ne faut pas se décourager, allons ! Cherchons. »

En cherchant, on trouve qu’il peut garder ses jambes à l’intérieur, s’il consent à ouvrir la tabatière en haut pour y passer sa tête.

Il essaie. On pourrait croire à un crime, à une tête déposée là ; mais cette tête remue ; les voisins des mansardes, d’abord étonnés, se rassurent et on lui dit même bonjour le matin.

Legrand a peur d’être égratigné par les chats.

Tout n’est pas rose certainement. Il ne faut pas non plus demander du luxe quand on en est où nous en sommes !

Et Legrand vit ainsi, tantôt la tête sur le toit, tantôt les jambes dans le corridor, les jours où il n’est pas d’escalier. On lui chatouille la plante des pieds en montant, et ça le fait pleurer au lieu de le faire rire, parce que sa bonne amie le chatouillait aussi (c’était pour avoir le beurre) et lui faisait ki-ki dans le cou.

Il a faim tout de même et il est incapable de faire œuvre lucrative de ses vingt doigts, dont dix sont bien crispés pour le moment.

Il n’est pas né dans le professorat et perd la tête à l’idée d’être pion… Le jour où il aura de l’argent, il le jettera sur la table en disant : c’est à nous ! il n’est pas seulement long, il est large, dans le beau sens du mot. En attendant, moi qui suis plus pauvre que lui, je puis, comme enfant de la balle universitaire, apporter plus à la masse.

Il faut que je me remette en route pour trouver une place où je gagnerais notre vie, avec mon éducation. C’est que j’en ai, de l’éducation !