Le Bachelier/19

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Charpentier (p. 209-226).

XIX

LA PENSION ENTÊTARD

Oui, il faut gagner la vie de Legrand et la mienne ; j’ai charge d’âmes ; c’est comme si j’avais fait des enfants.


Je me rends chez le père Firmin, le placeur que j’ai vu avec Matoussaint, jadis, mais qui ne me reconnaît pas d’abord — il m’est venu des moustaches.

Je lui fais part de mon intention d’entrer dans l’enseignement.

« Mais ce n’est pas la saison ! Malheureux garçon, vous ne trouverez rien pour le moment. »

Il faut que je trouve ! Legrand a faim — j’ai faim aussi…

Le père Firmin continue à me déconseiller l’enseignement à une si mauvaise époque de l’année.

Il ne sait pas que Legrand a aimé et que nous en portons le châtiment. Tout le beurre salé est resté dans les mains de la connaissance et le pain manque !

« Enfin, puisque vous y tenez, nous allons vous chercher quelque chose. »

Il feuillette son registre.

« Voulez-vous aller à Arpajon ?

— Je voudrais ne pas quitter Paris.

— Ah ! ils sont tous comme ça… Paris ! Paris !… »

Il continue à feuilleter le registre…

« Mon cher garçon, rien à Paris — rien !… qu’une place au pair, rue de la Chopinette — chez Ugolin — nous l’appelons Ugolin parce qu’on y crève la faim. »

Je ne puis accepter le pair — le pair, c’est la vie pour moi, mais pour Legrand, c’est la mort.


Madame Firmin intervient.

« Dis donc, Firmin ? dans les places où l’on siffle ?…

— Mais M. Vingtras ne veut peut-être pas d’une place où l’on siffle ? »

Je ne sais de quoi ils parlent. Mais de peur d’embarrasser la situation, je déclare qu’au contraire j’adore ces places-là. « C’est ce que je rêvais, une place où l’on siffle. » Nous verrons ce que c’est ! En attendant, il faut que Legrand mange ; je ne voudrais pas retrouver son cadavre froid dans mon lit : je ne pourrais pas dormir de la nuit.

« Eh bien, voici une lettre pour M. Entêtard, rue Vanneau. Vous avez le déjeuner au pupitre et quinze francs par mois. »

Le déjeuner au pupitre !… quinze francs par mois — c’est dix sous par jour. Oh ! mon Dieu ! le mois a trente et un jours !…

Je prends la lettre pour M. Entêtard, et je me dirige rue Vanneau.

INSTITUTION ENTÊTARD

Une immense porte cochère avec deux battants.

À gauche la loge.

J’entre. — La concierge est en train de faire cuire du gras-double.

« M. Entêtard ? »

Elle me toise d’un air de défiance et ne se presse pas de répondre. À la fin elle se figure me reconnaître.

« Ah ! c’est vous qui êtes déjà venu pour les caleçons ?

— Vous faites erreur…

— Si, si, je vous remets bien !

— Je vous assure, madame…

— Pour les saucisses alors ? »

J’essaie d’expliquer le but de ma visite.

« Je répands l’éducation…

— Nenni, nenni ! » elle secoue la tête d’un air malin.

Il n’y a pas moyen de pénétrer. Impossible !

Je rôde devant la porte désespéré ! Je cherche si je ne pourrai pas monter par-dessus le mur !…


En rôdant, je vois un gros homme qui entre, et une minute après, la portière au gras-double qui sort.

C’est le concierge mâle, ce gros homme. Il sera peut-être plus accommodant que sa femme.

Je retourne vers la loge et je lui débite mon cas très vite, en mettant en avant le nom du placeur cette fois.

« Je viens… »

Il m’interrompt d’un air entendu :

« Vous venez pour les saucisses ?

— Non, je suis envoyé par un bureau de placement, comme professeur. On a le déjeuner au pupitre et quinze francs par mois.

— Ah ! ah ! C’est bien vrai, ce que vous dites là ? »

Je proteste de ma sincérité.

— Eh bien ! allez là-bas, au fond de la cour à droite. M. Entêtard doit y être, lui ou sa femme. Vous leur expliquerez votre affaire. »


Je traverse la cour. — Quel silence !…

Je crois apercevoir une forme humaine qui fuit à mon approche. Il me semble entendre : « Il vient pour les confitures ! »


Je vais frapper à la porte que la concierge m’a indiquée.

J’y vais tout droit — tant pis !

Je crois deviner un œil qui se colle contre la serrure — un gros œil, comme ceux qui sont au fond des porcelaines :

— Ah ! petit polisson !

On ouvre au petit polisson…

Je me précipite dans la place, et à peine entré, je crie de toutes mes forces le nom du placeur :

— Monsieur Firmin !…

Je crie ça, comme on appelle un numéro de fiacre à la porte d’un bal ! Je le crie sans m’adresser à personne, la tête en l’air, et fermant les yeux pour prouver que je ne suis pas un espion et que je ne viens pas pour les caleçons, ni pour les saucisses, ni pour les confitures.

Je répète en fermant encore plus les yeux, comme s’il y avait du savon dedans :

— Monsieur Firmin, monsieur Firmin !

Une main me prend, et je sens que l’on me conduit dans une petite salle.

« Ne criez pas si fort !… »

Je le faisais dans une bonne intention.


Je suis enfin devant M. Entêtard, qui regarde la lettre de Firmin et me dit :

« Monsieur, vous savez les conditions ? quinze francs par mois, le déjeuner au pupitre et vous fournissez le sifflet. »

Je m’incline — décidé à ne m’étonner de rien.

M. Entêtard a encore un mot à ajouter.

« Une observation ! Êtes-vous fier ? »

Je pense qu’il aime les natures orgueilleuses, ardentes.

« Oui, monsieur, je suis fier. »

J’essaie d’avoir un rayon dans les yeux. Je redresse la tête quoique mon col en papier me gêne beaucoup.

— Eh bien ! si vous êtes fier, rien de fait. Il ne faut pas de gens fiers ici. »

Je tremble pour Legrand, je joue sa vie en ce moment !

« Il y a fierté et fierté… »

Je mets des demandes de secours pour les noyés dans ma voix !

« Allons, je vois que vous ne l’êtes pas — pas plus qu’il ne faut, toujours. Venez demain à sept heures ; ayez votre sifflet… »


Un gros, un petit sifflet ? — je ne sais pas.

J’achète ce que je trouve, en bois jaune, avec des fleurs qui se dévernissent sous ma langue.


J’arrive le lendemain à sept heures du matin.

« Vous sonnerez, puis vous sifflerez trois fois ! » m’a dit le concierge la veille.

J’arrive, je sonne et je siffle ! J’ai l’air d’un capitaine de voleurs.

On m’ouvre. Je suis venu un peu plus tôt qu’il ne fallait.

« Il n’y a pas de mal, dit le concierge, je m’habille ; asseyez-vous. »


Il me parle en chemise.

— Tel que vous me voyez, je suis concierge de l’Institution depuis dix ans ; pendant neuf ans c’était un autre que M. Entêtard qui tenait la boîte. — Il y faisait de l’or, monsieur ! — Mais M. Entêtard est un maladroit qui a perdu la clientèle, qui a tout de suite fait des dettes, et va comme je te pousse !… Il s’est enferré au point d’acheter des caleçons à crédit pour les revendre, et de nourrir ses élèves avec un lot de saucisses allemandes qui leur ont mis le feu dans le corps. Ma femme s’en est aperçue, allez !… Il n’a pas encore payé les caleçons, pas davantage les saucisses ! Il n’a payé, il ne payera personne, personne ! Il doit à Dieu et au diable, au marchand de caleçons, au marchand de saucisses, au marchand de lait et au marchand de fourrage…

— Au marchand de fourrage ?

— C’est pour le cheval — il y a un cheval et une voiture, vous ne saviez pas cela ? On va chercher les élèves le matin dans la voiture, on les ramène le soir. Je suis concierge et cocher. C’est vous alors qui allez être professeur et bonne d’enfants ? »

En effet, je suis bonne d’enfants, le matin et le soir. Je suis professeur dans le courant de la journée.

À midi, je déjeune au pupitre, cela veut dire déjeuner dans l’étude.

Ma stupéfaction a été profonde, immense, le premier jour. On m’a apporté du raisiné dans une soucoupe, avec une tranche de pain au bord.


La confiture en premier ?…

En premier et en dernier ! Du raisiné, rien de plus…

Le second jour, des pommes de terre frites.

Le troisième jour, des noix !

Le quatrième jour, un œuf !…

Cet œuf m’a refait — on me donne un œuf après tous les cinq jours, pour que je ne meure pas.

Heureusement, un gros croûton — mais les Entêtard ne paient pas souvent le boulanger, et celui-ci leur fournit des pains qui ont beaucoup de cafards.

La maison n’a que des demi-pensionnaires qui apportent leur déjeuner dans un panier et qui le mangent en classe à midi — un déjeuner qui sent bon la viande !

Moi je dévore mon croûton avec une goutte de raisiné qui me poisse la barbe, ou avec mon œuf qui me clarifie la voix. Ce serait très bon si je voulais être ténor ; mais je ne veux pas être ténor.

J’ai bien plus faim, je crois, que si je ne mangeais rien.

Au bout de huit jours, je suis méconnaissable ; j’ai eu, c’est vrai, l’albumine de l’œuf, — et l’on dit que l’albumine c’est très nourrissant. — Mais l’albumine d’un seul œuf tous les quatre jours, c’est trop peu pour moi.


Le soir, Legrand et moi nous dépensons neuf sous pour le dîner-soupatoire, neuf sous !… Nous avons vendu à un usurier mon mois d’avance, et il nous donne neuf sous pour que nous lui en rendions dix à la fin du mois.

C’est le père Turquet, mon friturier maître d’hôtel, qui nous l’a fait connaître. Nous aurions bien voulu avoir les treize francs dix sous d’avance et d’un coup. On aurait pu faire des provisions ; ça coûte bien moins cher en gros ; l’achat en détail est ruineux. Mais si je mourais…

L’homme qui nous prête l’argent n’aventure ses fonds qu’au fur et à mesure ; je suis forcé de passer à la caisse tous les soirs. Les jours d’œuf, j’ai assez bonne mine et il paraît tranquille… mais les jours de raisiné, il tremble…


Je vais donc en voiture prendre et reporter les enfants à domicile.

J’ai déjà usé un sifflet.

Mon rôle est de siffler dans les cours, pour avertir les parents.


V’là vot’ fils que j’vous ramène…


Je siffle. Les enfants descendent.

La mère a fait la toilette à la diable… Elle n’a pas que lui, n’est-ce pas ? On a oublié de petites précautions !… Elle me crie souvent de la fenêtre :

— Voulez-vous le moucher, s’il vous plaît !

Je prends le petit nez de ces innocents dans mon mouchoir et je fais de mon mieux pour ne pas les blesser…

Les enfants ne se plaignent pas de moi, généralement ; quelques-uns même attendent pour que je les mouche, et s’offrent à moi ingénument ; beaucoup préfèrent ma façon à celle de leur mère.

Il y a toujours des gens injustes… quelques parents qui crient :

— Pas si fort ! Voulez-vous arracher le nez d’Adolphe ?

Non, qu’en ferais-je !

En dépit de quelques ingratitudes, je suis aimé, bien aimé.


On me donne même des marques de confiance qu’on ne donne pas à tout le monde.

Beaucoup de ces enfants sont jeunes — tout jeunes — ils ont des pantalons fendus par derrière, comme étaient les miens, mon Dieu !

— Monsieur, voudriez-vous lui rentrer sa petite chemise ?

Je suis nouveau dans l’enseignement, il y a une belle carrière au bout, il faut faire ce qu’il faut, et s’occuper de plaire au début !

Je remets en place la petite chemise.

On a l’air content — j’ai le geste pour ça, presque coquet, il paraît, un tour de main, comme une femme frise une coque ou une papillote d’un doigt léger. On reconnaît quand c’est moi qui ai opéré.

« Ce monsieur Vingtras ! (on me connaît déjà, cela m’a fait un nom) il n’y a pas son pareil, il a une façon, une manière de rouler… À lui le pompon !…


On attaque la voiture de l’institution quelquefois.

L’autre jour, un homme s’est jeté à la tête du cheval : c’étaient les Caleçons. Un second s’est précipité à la portière : c’étaient les Saucisses : les Saucisses, violentes, fébriles, qui se dressaient menaçantes et prétendaient qu’elles avaient faim !… Les Caleçons disaient qu’ils avaient froid.

On s’en prenait à moi, comme si c’était moi qui eusse commandé saucisses et caleçons.

La scène a duré longtemps.

On aurait cru à un vol de grand chemin, il y avait attroupement… heureusement la police est intervenue.

J’ai dû faire taire mes opinions, abaisser mon drapeau, m’adresser — moi républicain — à un sergent de ville de l’empire… J’aurais préféré moucher quatorze nez d’enfants sur un théâtre et rentrer dix petites chemises dans la coulisse. On ne fait pas toujours ce que l’on préfère.


À moi le pompon !

Chose curieuse, et dont je suis content comme philosophe, je n’en ai point pris d’orgueil ; j’ai même gardé toute ma modestie. Je fais tranquillement mon devoir dans les cours avec mon sifflet, mon mouchoir… et je donne mon petit tour de main sans en être pour cela plus fier, et sans faire des embarras comme tant d’autres, qui ont toujours leur éloge à la bouche et jamais la main à l’ouvrage.


Fin de mois.

La fin du mois est arrivée. Je dois toucher mes quinze francs ce soir.

Joie saine de recevoir un argent bien gagné — je puis dire bien gagné, puisque ces quinze francs représentent l’effort de deux personnes — un travail d’homme et un travail de femme : l’éducation répandue, les petites chemises rentrées.

J’ai ce matin exagéré plutôt que négligé mes devoirs.

Pas un nez, pas un pan de chemise ne peut se retrousser et m’accuser ! On est bien fort quand on a sa conscience pour soi.

J’attends pourtant inutilement que M. Entêtard m’appelle ; l’heure de monter en voiture arrive, et je n’ai pas vu le bout de son nez.


Je pars sans mes appointements.

La rentrée est terrible.

L’usurier est là : Turquet aussi. Oh ! ils doivent être associés !

J’explique qu’il y a eu oubli, retard… que c’est pour demain…

— Il faut bien se contenter de paroles quand on n’a pas d’argent ! grogne le juif. »


Jeudi, 5 heures.

M. Entêtard n’a pas paru !…

Autre signe : c’était mon jour d’œuf, j’ai eu du raisiné. C’est le troisième raisiné de la semaine. On veut m’affaiblir.

Je guette à travers les carreaux de la classe… les quarts d’heure passent, passent… Entêtard ne revient pas.

Que dira le juif ?…

Je n’ose reparaître, je descends les quais, je longe la Seine. Quand je reviens, il est minuit. Je pense qu’ils seront couchés !… Peut-être Legrand sera mort…

Ils sont couchés, Legrand est encore vivant ; mais Dieu seul — qui voit sa tête par la tabatière — Dieu seul sait ce qu’il a souffert ! Il me confie ses angoisses.

— Les heures étaient des siècles, vois-tu !

C’était mon tour d’être de lit, mais je me suis mis d’escalier pour être réveillé de bonne heure par la bonne qui nous gratte toujours les pieds en descendant.


6 heures du matin.

Le ciel est tout pâle, la nuit est à peine finie. Je vais partir, descendre à pas de loup, éviter Turquet, fuir l’usurier ! Ce soir, j’aurai l’argent, mais, ce matin que leur répondrais-je ?


Vendredi.

Quelle journée !

J’ai vu Entêtard. Je me suis avancé pour lui parler.

« Trop, trop pressé en ce moment !

Il m’a éloigné d’un geste rapide…

— Ce soir, alors ?

— Oui, oui ! ce soir, ce soir !… » et il a disparu.


Six heures sont arrivées ! — Où est Entêtard ?…

Le cocher m’appelle…

Que faire ?

Le mieux est de ne pas donner prétexte à un retard de paye. Je ramènerai les enfants chez eux, et je reviendrai.


7 heures.

Les enfants sont ramenés. Je rentre au gaz, dans l’institution.

Où est Entêtard ? J’appelle !

J’appelle, comme, dans les contes du chanoine Schmidt, on appelle l’enfant qui s’est égaré dans la forêt.

L’écho me renvoie Têtard, rien que Têtard ! Entêtard ne vient pas.

Mais sa femme doit être là.

Je vois de la lumière à travers les volets. Je vais frapper à ces volets…

On ne m’ouvre pas.

Une fois, deux fois !

J’enfonce la porte. Tant pis ! Il me faut mon dû !


Lanterne rouge.

Je suis chez le commissaire, accusé de m’être introduit chez Mme Entêtard par violence et de l’avoir poursuivie jusque dans sa chambre à coucher, où elle s’était réfugiée pour m’échapper.

Elle a fermé une porte, deux portes ! Je les ai forcées ; je criais : Quinze francs ! Quinze francs !

En fuyant, elle ôtait ses vêtements, je ne sais pourquoi.

Quand on est arrivé au bruit de ses cris, elle n’avait plus qu’un jupon et un petit tricot.

Nous sommes donc chez le commissaire.


M. Entêtard paraît…

Il sort de je ne sais où, l’air accablé, et plonge dans le cabinet particulier du commissaire. On a évité de le faire passer près de moi ; on craint une scène de honte et de douleur.

Le chien du commissaire est entré, derrière lui, mais ce chien revient un moment après, se glisse vers moi, s’assied d’une fesse sur mon banc et me dit à demi-voix d’un air sympathique et entendu :

« Avez-vous de la fortune ?

!!!!!

— C’est que si vous aviez de la fortune, ça pourrait s’arranger.

— Ça ne s’arrangera donc pas ?… »


Une voix à travers la porte :

« Introduisez le sieur Vingtras. »

Je pénètre.

Le commissaire me fait signe de m’asseoir, et commence :

« Vous avez été arrêté sur la plainte de madame Entêtard qui, pour échapper à vos obsessions, a dû fuir de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’elle ait réussi à fermer une porte sur vous et à vous tenir prisonnier dans un petit cabinet. C’est là que la police est venue vous trouver.

— Monsieur…

Le commissaire n’a pas fini, il a une phrase à placer.

— Nous avons des personnes qui, emportées par la passion, se précipitent sur les honnêtes femmes ; mais ils les choisissent généralement jolies. Madame Entêtard est laide…

Je fais un signe de complète approbation.

— Vous dites cela maintenant, fait le commissaire en hochant la tête… Mais il reste un point à éclaircir ! On vous a entendu crier « Quinze francs, Quinze francs ! » Offriez-vous quinze francs, ou demandiez-vous quinze francs ? Nous devons ne voir ici que des faits. Si madame Entêtard était dans l’habitude de vous donner quinze francs pour vos faveurs coupables, cela vaudrait mieux pour vous ; votre cas serait plus simple ; vous vivriez de prostitution, voilà tout ; l’accusation perdrait beaucoup de sa gravité. »


Vivre de prostitution ! — comme rue de la Parcheminerie, alors ! — Cela eût mieux valu, c’est le commissaire qui le dit !

Ah ! mais non !

Je ne m’appelle plus Vingtras, mais Lesurques.

Je demande à être réhabilité.

Je commence mes explications — « le sifflet, le mouchoir, la chemise, le raisiné ! »

Le commissaire voit bien à mon geste de rouler la chemise que j’ai des habitudes de coquetterie plutôt que de libertinage.

Il sourit.

Je dévoile tout !… Je lève les caleçons, j’éventre les saucisses, je montre par des chiffres que mon mois tombait avant-hier. Je puis invoquer des témoignages précis. M. Firmin, le placeur, déposera qu’on avait fait prix pour quinze francs !

Voilà pourquoi je criais : Quinze francs, quinze francs ! — mais ce n’était ni une offre pour acheter des faveurs, ni une réclamation pour faveurs fournies par moi antérieurement.

« J’aurais pris plus cher, dis-je avec un sourire.

— Hé ! c’est un prix !… Mais c’est question à débattre entre les deux sujets. »

Le commissaire réfléchit un moment et reprend :

« Je vous crois innocent. Avec des noix, des pommes de terre frites et du raisiné, vos passions devaient plutôt être calmes qu’ardentes… Vous aviez un œuf, à la vérité, tous les quatre jours, mais si ce que vous dites est vrai, — si vous pouvez faire constater qu’il y avait trois jours que vous n’aviez pas eu d’œuf — aucun médecin ne conclura en faveur de l’attentat par la violence.

— N’est-ce pas, monsieur ?

— Éteignons l’affaire ! Je vous conseille seulement de leur laisser les quinze francs.

— Mais, monsieur, je ne suis pas seul !

— Vous êtes marié, diable !

— Non, mais je nourris un orphelin. »

Je fais passer Legrand pour orphelin — j’espérais attendrir ! mais il a fallu laisser les quinze francs ; les Entêtard poursuivraient, si je ne les laissais pas !

J’en suis donc pour un mois de raisiné, de chemises roulées, d’enfants mouchés, et je serai traité de voleur ce soir par le juif, chassé demain par Turquet ; et ce sera le second jour que Legrand n’a pas mangé !…

S’il est mort, je ne pourrai même pas le faire enterrer !

Voilà mes débuts dans la carrière de l’enseignement !…


Legrand ne peut résister au coup qui nous frappe et il demande à sa famille — dans une lettre qui sent la queue de merlan — de lui tendre les bras. Il ira s’y jeter quelques semaines.

Les bras s’ouvrent en laissant tomber l’argent du voyage.

Il part, un peu contrefait et un peu fou à l’idée qu’il pourra étendre ses jambes la nuit. — Étendre ses jambes !

Il part, me laissant généreusement quelque argent pour liquider la friture.

Je liquide et repars, Paturot maigre, à la recherche d’une nouvelle position sociale.