Le Bachelier/29

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Charpentier (p. 361-378).

XXIX

MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL.

Que faire ?

Copier des rôles ? Mais pourrai-je ! J’ai une écriture d’enfant, embrouillée et illisible. On disait dans les classes de lettres : « Il n’y a que les imbéciles qui peignent bien » ; on promettait le prix de calligraphie au plus bête. Et moi, faisant chorus avec mon professeur, ce niais ! avec mon père, cet aveugle ! j’étais presque fier d’écrire si mal. On trouvait cela original et coquet de la part d’un fort.

Si, au lieu de faire des discours latins, j’avais fait des bâtons, — si, au lieu d’étudier Cicéron, j’avais étudié Favarger ! — je pourrais aujourd’hui copier des rôles le jour, et être libre le soir, ou bien les copier la nuit et bûcher le jour à mon choix ! Il eût suffi de cela pour que je fusse libre.


J’ai cherché tout de même les demandes de copistes derrière les grillages du Palais de Justice, dans les colonnes des Petites affiches, sur les plaques des pissotières, et je me suis rendu aux adresses indiquées.

On m’a ri au nez quand j’ai montré mes échantillons ; on m’a mis en face de gens à tête de sous-officier ou de notaire qui écrivaient comme des graveurs — c’était moulé !

J’en ai été quitte pour ma courte honte ; je ne puis pas gagner mon pain de cette façon.

« Ce serait bien difficile, allez, même si vous aviez une belle main ! On ne vit pas de cela ; vous vous useriez les yeux sans encore récolter de quoi manger, » m’a dit un de ces calligraphes.

Il faut avoir des maisons attitrées. — Cela ne s’acquiert qu’avec le temps et de grandes protections !…

Il a l’air de m’assurer que c’est aussi difficile que d’être nommé préfet ou consul.

Peut-être bien ! et ce n’est pas plus sûr !


Mon écriture me tue. Toutes mes tentatives pour entrer n’importe où saignent et meurent sous le bec de ma plume maladroite.

Si je pouvais être caissier, teneur de livres ?

Je m’y mettrai !

Je crois qu’avec ma volonté de fils de paysanne, j’arriverais à faire entrer de force dans ma caboche les notions sèches qu’il faut au pays de la pierre et du fer, je forgerais mon outil d’employé de manufacture ou d’usine. J’apprendrais les chiffres, je me cramponnerais à l’arithmétique comme Quasimodo à sa cloche, dussé-je en avoir le tympan cassé, le cerveau meurtri, les ailes de mon imagination brisées.


Oh ! ce serait terrible, si je devenais un chiffreur, qui ne rêve plus, n’espère plus, chez qui l’idée de révolte ou de poésie est morte ! Mais je me figure que qui est bien doué résiste — je résisterai !

Allons ! j’irai trouver les commerçants, et je leur crierai : — Tenez voilà trois ans de ma jeunesse. Je débiterai, j’aunerai, j’appellerai à la caisse, je ferai les paquets ou je vendrai du fil !…

Est-ce qu’au moins, dans trois ans, j’aurai conquis un poste qui me laissera de la liberté ?… des heures pour causer avec moi-même et pour préparer la défense ou la rébellion des autres ?


Un camarade né dans la Laine, à qui j’en ai parlé, hoche la tête, et me dit :

« Dans trois ans, tu seras esclave, comme au premier jour ! maladroit, autant que tu l’es aujourd’hui ! Mettons que tu t’y fasses, que tu ne sois pas renvoyé de maison en maison — ce qui est la destinée des commençants — mais quant à être libre ! Es-tu fou ? Libre après trois ans !… — Pas après cinq, pas après dix !… Cette vie n’est possible qu’à qui l’aime et n’est bonne que pour qui peut, un jour, avec l’argent du papa ou de la fiancée, acheter un fonds — et ce jour-là, turlupiner les employés, refaire le client pour devenir riche au lieu de devenir failli — ou banqueroutier !… As-tu ce goût ? As-tu ces avances ?… As-tu ce courage, cette lâcheté ? Mon pauvre Vingtras, je suis commerçant parvenu, et je sais ce que c’est !… Tu entrerais chez mon père demain, que dans quinze jours, tu le souffletterais et l’insulterais ! — si brave homme qu’il soit ; si bon garçon que tu puisses être ! N’y pense plus ! Mieux vaut que tu ailles porter ailleurs tes gifles et ton ambition. »

Je me suis mis à rire. Il m’a fait remarquer que mon rire seul était un obstacle.

« Un tonnerre ! Mauvais vendeur, avec ce rire-là !… Mais tout est contre toi, malheureux ! Tes yeux noirs, ta voix de stentor, ton air d’insurgé, de lutteur !… Il ne faut pas ça pour écouler du ruban ou du drap, pour faire l’article, glisser le rossignol ! Raye le commerce de tes papiers — à moins que tu ne t’engages, ne te fasses un de ces matins glorieusement trouer pour la patrie, et qu’on te décore ! Tu pourras alors, comme l’homme du Prophète, avec une calotte à glands et un habit noir, te tenir à l’entrée des magasins pour ouvrir les portes, pour porter les parapluies des clients, faire enseigne, en étalant, large comme un chou, le ruban de ta boutonnière. »


Il faut que j’en aie le cœur net cependant !

Je vais m’adresser à tous ceux qui ont paru m’aimer un peu, et leur demander des lettres de recommandation pour n’importe qui et n’importe où.

J’ai écrit à tous mes anciens professeurs — non, pas à tous ! je n’avais pas de quoi affranchir, et il ne me restait plus de papier.

J’attends les réponses.

Quatre jours, huit jours, quinze jours ! Rien !

Faut-il écrire de nouveau ? mais les timbres ?…


Un dernier effort, voyons !

Serrons la boucle, mangeons du pain bis — sans rien autre pendant deux jours — et affranchissons deux lettres encore.

J’ai eu de la peine pour les enveloppes ! Il ne m’en restait qu’une de propre — l’autre était vieille. — J’ai dépensé sur elle un sou de mie pour la nettoyer. Elle a mangé le quart de mon déjeuner, la malheureuse.


Enfin, je reçois une lettre du père Civanne.

« J’ai fouillé mes souvenirs, et me suis rappelé que le père d’un de mes anciens élèves, M. Bonardel, est un grand fabricant de Paris…

« Il trouvera peut-être à vous employer pour la correspondance, pour l’anglais. N’avez-vous pas eu un prix d’anglais ?

« Ci-joint la lettre pour M. Bonardel. »


M. Bonardel reste du côté de l’Hippodrome, dans une grande maison qui me fait peur par son silence… C’est sa demeure privée.

Je m’adresse au concierge :

« M. Bonardel y est-il ?

— Non, il n’y est pas. »

Un « il n’y est pas » insolent comme un coup de pied.

Il faut faire son deuil du linge blanc étalé exprès, de la toilette organisée à grand-peine, et redescendre vers Paris pour revenir ici demain, si j’en ai le courage.

Ah ! j’aimerais mieux me battre en duel, passer sous le feu d’une compagnie — je marcherais droit, je crois ; tandis que je reviens le lendemain, tout gauche et tremblant de peur !

« M. Bonardel ? »

Même réponse qu’hier.

« J’ai quelque chose de très pressé à lui dire. »

Le concierge m’écoute, il me demande mon nom…

« Monsieur Vingtras.

— Vous dites ? »

Il me fait répéter ; je réponds timidement — il entend Vingtraze — je n’ai osé appuyer sur l’s, j’ai escamoté l’s qui est une lettre dure, pas bonne enfant.

« Avez-vous votre carte ?

— Je l’ai oubliée. »

Ce n’est pas vrai, je n’ai pas de cartes — pourquoi en aurais-je ? — et je n’ai pas pu trouver un carré de carton pour en faire une ce matin.

L’homme ne s’y trompe pas et m’enveloppe d’un regard de mépris, tout en montant le grand escalier qui conduit sans doute au cabinet de M. Bonardel.

Je ne serais pas plus ému si j’attendais la décision d’un tribunal. J’écoute les pas qui sonnent, la porte qui grince, l’écho triste.

Deux voix !… on parle… le concierge redescend.

« M. Bonardel a dit qu’il ne vous connaissait pas. Il faudra lui écrire pourquoi vous voulez le voir. »

Je vais rédiger la lettre chez un de mes amis qui a du papier et des enveloppes ; mais il ne m’offrira plus de faire ma correspondance chez lui.

J’ai usé trois cahiers, six plumes — brouillons sur brouillons, taches sur taches !

Pour la suscription, je m’y suis pris à trois fois.

Comment fallait-il mettre ?

Monsieur
Monsieur Bonardel


ou mettre :

Monsieur Bonardel


simplement — sur une seule ligne ?


Que fait-on dans le commerce ?

J’ai mis deux fois Monsieur à tout hasard ! Mieux vaut un Monsieur de trop qu’un Monsieur de moins.

À ma lettre j’ai joint celle de mon vieux professeur.

La réponse m’arrive.

« M. Bonardel vous recevra demain, vendredi, à 8 heures du matin. »


Je me suis levé à cinq heures — par prudence — il fait froid. J’ai été forcé d’ôter mes bottines et de tenir mes pieds dans mes mains jusqu’à six heures.

Il pleuvait.

Je n’avais pas d’argent pour prendre une voiture, bien entendu. J’ai dû marcher en sautillant pour éviter les flaques : j’ai sautillé depuis le quartier Latin jusqu’à l’Hippodrome. J’ai un pantalon noir qui traîne dans la boue. Je suis forcé de l’éponger avec mon mouchoir.

Mes bottes aussi sont sales ; je les gratte avec ce que j’ai de papier dans mes poches. Il y a là-dedans des lettres auxquelles je tiens, mais je ne puis pas arriver crotté comme ça !

Ô mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse !

Pour finir ; je suis forcé de me rincer les mains dans le ruisseau.

Je sens encore du gravier dans mes gants ; mais je n’ai plus de plaques de boue. C’est terne malheureusement ! Les bottes que j’ai essuyées avec mon mouchoir sont ternes aussi : on dirait que je les ai graissées avec du lard.


Pour entrer juste à l’heure fixée sur la lettre, je suis allé dix fois regarder l’œil-de-bœuf d’un marchand de vin qui fait le coin ; j’y suis allé sur la pointe du pied, pour ne plus me crotter. J’avais l’air d’un maître de danse.

Enfin, il est 8 heures moins 5 minutes. Il me faut ces 5 minutes pour arriver.

M’y voici.

M. Bonardel a donné le mot.

Le portier me dit dès que j’ai montré mon nez :

« Suivez-moi. »

Il m’emmène par le grand escalier jusqu’à une porte devant laquelle il me laisse planté. Enfin il revient et me fait signe d’entrer.

J’entre.


M. Bonardel m’indique un siège.

J’attends.

Rien !

Il regarde des papiers — et a l’air de ne plus s’occuper de moi. Je puis faire des cocottes, si je veux !

Je tousse un peu — ça lui est égal ; je peux tousser, je puis faire hum, en mettant ma main gantée de noir devant ma bouche ; il écrit toujours !

C’est terrible, ce silence !…

Si je brisais quelque chose ?…

Je laisse tomber mon chapeau ; il se met à rouler jusqu’au bout de la chambre, en faisant un grand rond avant de s’arrêter, comme une toupie qui va mourir…

Il s’en paie, mon chapeau !…

Je cours après ; cela prend un bon moment. Je le ramasse ; j’ai le temps de le ramasser, de revenir sur ma chaise. M. Bonardel me laisse libre, tranquille. Je ne le gêne pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ah ! tant pis, je casse la glace !


Monsieur, MONSIEUR BONARDEL !


Je me suis décidé à parler, mais d’avoir mis deux fois Monsieur sur la lettre l’autre jour, ça m’est resté dans l’esprit, et j’ai dit Monsieur, Monsieur Bonardel, comme si je lisais mon enveloppe.

Il ne bouge pas. Il croit que je lui écris une lettre, il attend sans doute que je la lui remette.

Je recommence, en précisant :

« Monsieur Bonardel, rue du Colysée, 28… »

J’espère qu’il n’y a pas à s’y tromper et que je prends bien mes précautions !

C’est toujours le souvenir de l’enveloppe !

M. Bonardel a-t-il été frappé de mon insistance à mettre les points sur les i ? Reconnaît-il là des habitudes de commerce vraiment sérieuses et toujours utiles ? — Probablement, car, se tournant de mon côté :

« Monsieur Vingtras…, fait-il avec un geste de lapin de plâtre.

— 13, rue Saint-Jacques ! »

M. Bonardel s’incline.

Nous sommes bien les deux hommes en question. Pas de surprise !

Et maintenant, qu’est-ce que je veux ? L’œil de M. Bonardel, rue du Colysée, 28, demande à M. Vingtras, 13, rue Saint-Jacques, de quoi il s’agit.

Ce n’est pas sans doute pour faire rouler mon chapeau et lui lire des enveloppes que je suis venu.

Il faut s’expliquer.

« Monsieur, je suis jeune… »

J’ai dit cela très haut, comme si je faisais un aveu qui me coûtât ; comme si d’autre part, j’en avais pris mon parti carrément.

« Je suis jeune… »

M. Bonardel a l’air de n’en être ni triste ni heureux. Ça ne lui fait rien à M. Bonardel !

Je laisse mon âge de côté et je reprends d’une traite :

« Monsieur, j’ai compté, que sur la recommandation de M. Civanne, mon ancien professeur, vous voudriez bien vous intéresser à moi et m’aider à obtenir une situation, qu’il m’est difficile de trouver sans connaissance et sans appui. »

M. Bonardel me fait signe de m’arrêter — et d’une voix lente :

« Que savez-vous faire ? »


Ce-que-je-sais-faire ?


Il me demande cela sans me prévenir, à brûle-pourpoint !…


Ce-que-je-sais-faire ??


Mais je ne suis pas préparé ! je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir !


Ce-que-je-sais-faire ???


— Je suis bachelier.

M. Bonardel répète sa question plus haut ; il croit sans doute que je suis sourd.

« Que-sa-vez-vous-fai-re ? »

Je tortille mon chapeau, je cherche…

M. Bonardel attend un moment, me donne deux minutes.

Les deux minutes passées, il étend la main vers un cordon de sonnette et le tire.

« Reconduisez monsieur. »

Il remet le nez dans ses papiers. J’emboîte le pas du domestique et je sors, la tête perdue.

CE-QUE-JE-SAIS-FAIRE ????

J’ai encore cherché toute la nuit, je n’ai rien trouvé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai lié connaissance avec un fils d’usinier, brave garçon que je mets franchement au courant de ma situation d’argent, d’esprit et d’ambition ; je lui fais part de mes déconvenues et de mes maladresses.

Il me répond en bon enfant :

« J’ai mon oncle qui est fabricant aussi, mais qui ne vous recevra pas comme M. Bonardel. Je lui parlerai de vous : allez le voir mardi, et bonne chance ! »

Mardi est arrivé.

Je m’ouvre à l’homme, il m’écoute avec bienveillance.

Quand j’ai fini :

« Eh bien ! je ne veux pas qu’il soit dit qu’un garçon de courage, qui demande à s’occuper, ne trouvera pas de travail chez moi. Vous entrerez à l’usine pour faire la correspondance. Vous savez tourner une lettre, comprendre ce qu’il y a dans les lettres des autres ? »

Je réponds : « Oui. »

Je dois savoir faire une lettre, puisque j’ai été dix ans au collège.

« Vous viendrez après-demain. »

J’arrive au jour dit.

On me regarde beaucoup.

Les blouses bleues, les bourgerons, les tricots, les cottes, les chemises de couleur, les ouvriers et les hommes de peine toisent ma redingote noire avec un air de pitié.

Ma redingote est propre, cependant : elle est boutonnée ; c’est pour cacher le gilet qui est fripé, mais il n’y a ni taches, ni trous, et mon col retombe bien blanc sur ma cravate de satin noir. Mes souliers brillent.

Vais-je briller aussi ?

« Par ici, monsieur Vingtras… »

M. Maillart me conduit à travers une longue galerie encombrée de débris de fer rouillé, jusqu’à un cabinet vitré où il y a une chaise haute, un pupitre très haut aussi, du papier bleu, des plumes d’oie et le courrier du matin.

« Voilà votre bureau. »

Je fais une mine de satisfait ; j’esquisse un sourire de reconnaissance.

« Maintenant, ajoute M. Maillart, vous allez dépouiller cette correspondance ; je reviendrai dans une heure et vous me montrerez votre classement, vos pointages… J’ai dit à celui qui faisait la besogne avant vous, de n’arriver que vers midi, pour voir comment vous vous en tirerez par vous-même. »

Je frémis à l’idée de me trouver seul dans ce bureau vitré.

M. Maillart reprend en décachetant une lettre dans le tas et en me la montrant :

« Vous pourrez déjà faire une formule de circulaire à propos de cet article. Vous répondrez que la maison regrette beaucoup de ne pouvoir satisfaire à ces demandes… vous répondrez cela en termes qui ne fâchent pas les clients. »

Il sort.


Classer, pointer… ?

Je place ensemble les lettres qui ont trait au même article ; malheureusement, il est question d’un tas de choses, il y a beaucoup d’articles !

Je n’ai plus de place sur le pupitre, je suis forcé de me lever et d’en mettre sur ma chaise.

Je ne sais plus où écrire ma circulaire — celle qui doit être polie et ne pas fâcher le client.

Je commence :

« Monsieur, »

« C’est avec un profond regret que je me vois obligé (triste ministerium)…

J’efface « triste ministerium », et je reprends :

« Avec un profond regret que je me vois obligé de vous dire que votre demande est de celles que je ne puis… albo notare capillo, marquer d’un caillou blanc. »

Faut-il garder albo notare capillo ? M. Maillart verrait que je ne mens pas, que j’ai vraiment reçu de l’éducation, que je n’ai pas oublié mes auteurs.

Non, c’est mauvais dans le commerce. Effaçons !

Un pâté !… Je l’éponge avec un doigt que j’essuie à mes cheveux.

Mais j’ai encore fait tomber de l’encre par ici ! Je me sers de ma langue, cette fois.

Continuons :

« De celles auxquelles je ne puis faire droit, qu’à des conditions, qu’il serait impossible que vous acceptassiez, et que, pour cette raison, il serait inutile que je vous proposasse. »

Que de que !


J’ai chaud ! J’écris debout, en tirant la langue, au milieu des lettres que j’ai peur de brouiller et que ma respiration soulève. Je m’arrange pour mettre mon nez dans ma poitrine, afin que les papiers ne s’envolent pas.

« Que je vous proposasse…

Ah ! comme je préférerais que ce fût en latin ! — Si je faisais d’abord ma lettre en latin ? Je pense bien mieux en latin. Je traduirai après.


C’était le moyen. Mais Maillart arrive !

Deux faits le frappent au premier abord, les lettres rangées en réussite, puis la couleur de ma langue, qui pend au coin de ma lèvre.

« Est-ce que vous êtes sujet à l’apoplexie ? me dit-il.

— Non, monsieur.

— C’est que vous avez la langue toute bleue !… Il faudrait vous couper l’oreille tout de suite, si ça vous prenait…

— Oui, monsieur.

— Pourquoi avez-vous éparpillé la correspondance comme ça ?

— Pour la classer, pointer…

— Celle qui est sous vous doit être brûlante… »

Il ne me laisse pas le temps de combattre l’idée que j’ai pu déshonorer le courrier en m’asseyant dessus, et avant que j’aie fini de ranger, il me demande la lettre qu’il m’a prié de rédiger.

« Lisez. »

Il me laisse barboter, et quand j’ai lu mes trois lignes :

« Monsieur Vingtras, me dit-il, vous n’avez pas le style du commerce. J’aperçois du latin sur votre chiffon. Que diable vient faire ce latin dans une lettre d’usine !… Ne soyez pas désespéré de mes observations. Dans quelque temps vous en remontrerez peut-être à votre maître. Dès que vous serez, si peu que ce soit, en mesure de faire la besogne, je vous donnerai 100 francs par mois. En attendant, remettez les lettres comme elles étaient… pour que M. Troupat s’y retrouve… Bien… Maintenant, allez fumer un cigare dans la cour, et laver votre langue à la fontaine. »


Est-ce un ordre, une plaisanterie, un conseil ?… Mieux vaut ne pas s’exposer à un reproche.

Je vais laver ma langue à la fontaine.

Quand j’ai fini, je me promène. Je tâche de me donner une contenance.

À travers les vitres cassées de l’usine, les ouvriers me dévisagent.

À un moment, je suis croisé par un gros homme, sans barbe, l’air grave, la peau moite. Il me lance un coup d’œil froid, chagrin, insultant.

C’est M. Troupat.

M. Maillart me fait signe de rentrer.

La présentation a lieu, et il est entendu que je serai un mois à l’école de ce gros homme à la peau molle.

M. Troupat fait-il à contrecœur son métier d’instructeur, ou bien est-ce ainsi dans les usines ? Je l’ignore, mais chaque matin, en me levant, je tremble à l’idée de me trouver à côté de lui, tant il a l’air prêtre et glacial ! tant j’ai la tête dure !

N’importe, je resterai ! jusqu’à ce que j’aie pris le pli et que je sache rédiger selon la formule : « En réponse à votre honorée du courant. — Veuillez faire bon accueil !

« Veuillez faire bon accueil ! »

La première fois que M. Troupat a dit cela, j’ai cru qu’il se déridait et commençait une romance.

« Veuillez faire bon accueil à la lettre de charge ! » a-t-il repris d’une voix de chantre !

Je suis un sot.


Au bout du mois, M. Maillart me fait appeler.

« Monsieur Vingtras. Je ne puis décidément pas vous garder ! Ce serait vous voler votre temps — ce qui n’est pas honnête et ne m’avancerait à rien.

« C’est moi qui suis coupable d’avoir pu croire qu’un garçon lettré et d’imagination pouvait se rompre à la méthode et à l’argot commercial. Jamais vous n’aurez ce qu’il faut. Vous avez autre chose, mais ce serait folie de rester ici. Ne pensez plus au commerce, croyez-moi, et cherchez une voie plus en rapport avec votre intelligence et votre éducation. »

J’ai traversé la cour entre les deux rangées d’établis logés contre les vitres sur la longueur des ateliers.

Un apprenti qui avait entendu la scène avait porté la nouvelle de ma déconfiture.

C’était triste de passer sous le feu de cette pitié !


Mon intelligence — mon éducation !

Comment devient-on bête ? Comment oublie-t-on ce qu’on a appris ? Que quelqu’un me le dise bien vite ! Criez-le-moi, vous qui n’avez pas fait vos classes et qui gagnez le pain quotidien !