Le Bachelier/30

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Charpentier (p. 379-388).

XXX

SOUS L’ODÉON

Je n’ai pas vu un seul de mes anciens camarades depuis que je cours après les places de commerce. Ils ne pourraient m’aider à rien.

Puis ils me blagueraient !

« Vingtras qui se fait calicot ! »

J’ai couru après Legrand.

« Notre vie isolée est bien triste. Veux-tu que nous restions ensemble ? »

Il a sauté sur l’idée.

C’est entendu, nous n’aurons qu’un toit, nous n’aurons qu’un feu et qu’une chandelle. Ce sera moins cher, puis on se serrera contre la famine. Et nous avons loué rue de l’École de Médecine une chambre meublée à deux lits.

C’est sombre, c’est triste, ça donne sur un mur plein de lézardes, noir de suie, vieux, pourri. C’est au-dessus d’une cour où un loup se suiciderait.

Nous vivons comme des héros, nous menons une existence de puritains ; nous ne sommes pas allés au café trois fois en six mois, mais nous n’avons pas non plus fait un pas, placé une ligne, pas gagné dix sous à nous deux ! Nous avons lu quelques livres loués dans un cabinet de lecture à trois francs par mois. On ne nous a pas demandé de dépôt, parce qu’on nous a vus depuis une éternité dans le quartier.

« Je vous connais bien de dessous l’Odéon, » a dit mademoiselle Boudin, qui tient le cabinet de la rue Casimir-Delavigne.

On peut nous connaître ! L’Odéon, c’est notre club et notre asile ! on a l’air d’hommes de lettres à bouquiner par là, et on est en même temps à l’abri de la pluie. Nous y venons quand nous sommes las du silence ou de l’odeur de notre taudis !

Je me suis bien promené dans ces couloirs de pierre la valeur de quatre années pleines ; j’ai certainement fait, si l’on compte les pas, en allant et en revenant, au moins trois fois le tour du monde. On peut additionner, du reste.

Tous les matins, après déjeuner, une promenade ; tous les soirs, après l’heure du dîner, une autre, terrible, interminable !

Nous étions à peu près les seuls qui tenions si longtemps ; nous, et quelques personnages singuliers dont le plus important avait un habit noir, un lorgnon, des souliers percés et pas de bas. On l’appelait Quérard, je crois ; il était légitimiste, sa femme était blanchisseuse.

Ce légitimiste avait un petit groupe de bas percés comme lui — légitimistes aussi — qui venaient le trouver là, et qui faisaient les incroyables, et parlaient du Roy en pirouettant sur leurs bottes sans semelles — sur leur talon rouge de froid, l’hiver — noir l’été.

Cette idée d’être royalistes avec si peu de souliers et en habit boutonné par des ficelles, nous inspirait presque le respect ; mais leurs allures étaient souvent impertinentes. Ils avaient l’air de dire « Ces manants ! » en nous toisant. Les opinions, en tout cas, étaient bien tranchées.

L’Odéon appartenait à deux partis extrêmes : les henriquinquistes, commandés par l’homme au lorgnon, dont la femme était blanchisseuse, — les républicains avancés dont je paraissais être le chef, à cause de ma grande barbe et de mes airs d’apôtre, — j’allais toujours tête nue.

Je suis tête nue ; il y a une raison pour cela.


J’ai depuis un temps infini un chapeau trop large cédé par un ami.

Avant, j’en avais un trop petit. J’étais obligé de le tenir à la main, derrière mon dos.

Cette pose me fait mal juger par les esprits étroits, par des gens qui ont des couvre-chefs faits sur mesure. On m’appelle poseur ! Je veux me donner l’air d’un penseur, montrer mon front, parce qu’il est large ! — « C’est un vaniteux ! »

Vaniteux ? — j’aimerais bien à mettre mon chapeau sur ma tête, moi aussi !

Nous avons notre droit de feuilletage acquis, chez les libraires qui ne voient que nous.

On nous laisse glisser un œil de côté dans les livres nouveaux. Nous pouvons juger — en louchant — toute la littérature contemporaine. Il faut loucher pour couler le regard entre les pages non coupées.

Je dis que nous connaissons toute la littérature contemporaine ; nous ne connaissons que celle coupée ; nous n’en connaissons que la moitié à peu près. Il y en a bien la moitié qui n’est pas coupée.


Moi, j’ai beaucoup de peine — plus qu’un autre, à me tenir au courant des nouveautés, à cause de mon chapeau.

Je le mettais à terre d’abord, mais on croyait que j’allais chanter, on attendait que j’allumasse une chandelle, et l’on se retirait désappointé en voyant que je ne chantais pas — j’avais l’air de promettre et de ne pas tenir.

J’ai dû renoncer à mettre mon chapeau à terre.

Je ne puis, on le voit, suivre les progrès de l’esprit nouveau comme ceux qui peuvent lire des deux mains, — aussi, s’il venait à quelqu’un l’idée de m’accuser d’ignorance, qu’il réfléchisse d’abord avant de me condamner ! J’aurais appris, moi aussi, et je saurais plus que je ne sais, si j’avais pu mettre mon chapeau sur ma tête pendant que je lisais, si je n’avais pas eu les mains liées !…

Avoir les mains liées !… Cela paralyse un homme dans la politique, les affaires ou sous l’Odéon !

Il y a eu un moment même où j’ai été incapable de rien apprendre, mais rien ! Mon éducation moderne arrêtée net ! — les bords de mon chapeau avaient fait leur temps… ils se coupaient près du tuyau, et c’eût été folie de continuer à le porter par là. Autant enlever un bol par les anses recollées avec de la salive.

Les bords pouvaient ne pas se détacher en n’y touchant pas, mais il fallait tenir alors le chapeau comme on tient un bas qu’on raccommode, le poing dedans, ou bien le fond sur la main — ce qui réduisait un membre à l’impuissance !


Nous sommes surtout dans les bonnes grâces de madame Gaux, la libraire à cheveux gris, dont la boutique est en face du Café de Bruxelles.

« Vous devez avoir les pieds pelés, nous dit-elle quelquefois.

— Non.

— Gelés, alors !

— Oui.

— Mettez-les sur ma chaufferette. »

Elle remue la braise avec sa clef, et nous nous chauffons à tour de rôle.

Brave mère Gaux !

Je ne sais pas si elle a fait fortune…

Elle est un peu bavarde — un peu commère et médisante, mais elle a bon cœur.

Elle a bon cœur ! Je me souviens qu’un jour elle nous dit :

« J’ai inventé un café au lait — il n’y a que moi qui le sache faire, mais je ne veux pas qu’il n’y ait que moi qui le boive » — et elle nous en versa deux bols qui attendaient sous les journaux.

Elle avait dû voir que nous étions verts de faim ! Nous vivions de croûtes depuis deux jours, et elle avait trouvé cette façon délicate de venir à notre secours !

Lui refuser eût été lui faire de la peine.

Il fallut prendre le bol et le vider, pour prouver que je le trouvais bon — et aussi parce que c’était chaud et que j’étais gelé, parce que c’était tonique et que j’étais faible, parce que c’était nourrissant et que j’avais faim…

Nous avons pu payer heureusement sa jatte et ses bontés, quand Legrand a reçu de l’argent de sa mère, quand mon mois est arrivé…

Nous lui achetâmes des bouquets qui embaumèrent son étalage pendant toute une semaine.

Le bouquet était séché depuis longtemps et son parfum envolé que je me souvenais encore de ce bol chaud qu’elle nous avait offert un matin d’hiver…


Pas un incident ! La rôderie monotone, la vie vide, mais vide !

J’ai eu une émotion pourtant, un matin.

Quelqu’un me frappe sur l’épaule.

« Vous ne me reconnaissez pas ? »

J’ai vu cette tête bien sûr, mais je ne puis pas mettre un nom sur la face luisante de graisse et de fatuité.

« Cherchez… Un de vos professeurs…

— À Saint-Étienne ?…à Nantes ?

— À Saint-Étienne. »

J’y suis — je crois que j’y suis !…

Le monsieur a l’air enchanté d’avoir rafraîchi ma mémoire, fixé mes souvenirs.

« Vous me remettez, maintenant ?… »

Oui, je le remets, mais j’ai à peine la force de répondre, j’ai dû devenir blanc comme du plâtre, et je me sens flageoler sur mes jambes.


L’homme que j’ai en face de moi, dont la main vient de toucher ma manche, est un de mes anciens professeurs qui me souffleta un matin — un mardi matin : je n’ai pas oublié le jour, je n’ai pas oublié l’heure ; je me rappelle le moment, ce qu’il faisait de soleil et ce qu’il me vint de douleur dans le cœur et de larmes dans les yeux !


« Vous êtes le fils de mon ancien collègue, M. Vingtras ?…

— Parfaitement. Vous m’avez reconnu — Je vous reconnais aussi — Vous vous appelez Turfin, et vous fûtes mon bourreau au collège… »

Ma voix siffle, ma main tremble.

« Vous abusâtes de votre titre, vous abusâtes de votre force, vous abusâtes de ma faiblesse et de ma pauvreté… Vous étiez le maître, j’étais l’élève… Mon père était professeur. — Si je vous avais donné un coup de couteau, comme j’en eus souvent l’envie, on m’aurait mis en prison. Je m’en serais moqué, mais on aurait destitué mon père… Aujourd’hui je suis libre et je vous tiens !… »

Je lui ai pris le poignet.

« Je vous tiens, et je vais vous garder le temps de vous dire que vous êtes un lâche ; le temps de vous gifler et de vous botter si vous n’êtes pas lâche jusqu’au bout, si vous ne m’écoutez pas vous insulter comme j’ai envie et besoin de le faire, puisque vous m’êtes tombé sous la coupe… »

Il essaie de se dégager. « Oh ! non. — Je tords le poignet ! — Élève Turfin, ne bougeons pas !… »

Il fait un effort.

« Ah ! prenez garde, ou je vous calotte tout de suite ! Vil pleutre ! qui avez l’audace de venir me tendre la main parce que je suis grand, bien taillé… parce que je suis un homme… — Quand j’étais enfant, vous m’avez battu comme vous battiez tous les pauvres.

Je ne suis pas le seul que vous ayez fait souffrir — je me rappelle le petit estropié, et le fils de la femme entretenue. Vous faisiez rire de l’infirmité de l’estropié — vous faisiez venir le rouge sur la face de l’autre, parlant en pleine classe du métier de sa mère… Misérable !… »

Turfin se débat ; le monde s’attroupe.

« Qu’y a-t-il ?

— Ce qu’il y a ? »

Il passe à ce moment — ô chance ! — un troupeau de collégiens, je leur amène Turfin.

« Ce qu’il y a, le voici !… Il y a que ce monsieur est un de ces cuistres qui, au collège, accablent l’enfant faible.

Il y a que quand on retrouve dans la vie un de ces bonshommes, il faut lui faire payer les injustices et les cruautés de jadis. — Qu’en dites-vous ?

— Oui ! oui !

— À genoux ! le bonnet d’âne ! crient quelques gamins. »

Il essaie de s’expliquer, il balbutie. Il veut sortir du cercle. Le cercle l’emprisonne et le bourre.

« À genoux ! le bonnet d’âne !… »


On a déjà plié un journal en bonnet d’âne, et l’on se jette sur lui. La pitié me prend, — je mens, ce n’est pas la pitié, c’est l’ennui du bruit, la peur du scandale. La scène a pris des proportions trop fortes. On va l’assommer, — j’en aurais la responsabilité… J’écarte la foule comme je peux, et lâchant Turfin :

— C’est assez… Je vous fais grâce… allez-vous-en… Que je ne vous retrouve plus sur ma route, à moins que vous vouliez vous battre avec moi…

Je lui griffonne mon nom et mon adresse sur un bout de papier et je lui fouette le visage avec ! puis je demande qu’on le laisse partir.

Il s’est enfui, poursuivi par les huées.

« Tu as été dur, me dit un camarade sortant du groupe.

— J’ai été poltron. J’aurais dû lui cracher dix fois à la face. J’aurais dû le faire pleurer comme il me fit pleurer quand j’étais écolier. »

J’ai été chercher deux amis bien vite — qui ont monté la garde deux jours dans le cas où Turfin enverrait ses témoins.

Oh ! je donnerais ce que j’ai — mon pain de huit jours — pour me trouver en face de lui avec une arme à la main, et j’aurais accepté d’être blessé, à condition de le blesser aussi.

Je me rappelle ce mardi où il me souffleta — j’avais 13 ans… Depuis ce jour-là, la place où toucha le soufflet blanchit chaque fois que j’y pense !…


Encore des heures, des heures, et des heures de marche !

Toujours la loucherie dans les livres non coupés…


Nous voyons passer les artistes, les jours de premières — les auteurs eux-mêmes, quelquefois.

Le père Constant, le concierge du théâtre, veut bien nous faire un petit salut quand il nous voit.

Cela nous servira peut-être un jour pour faire recevoir une pièce. Si elle marche comme nous avons marché, nous rentrerons dans nos frais de souliers.