Le Baiser de Narcisse/06

La bibliothèque libre.
L. Michaud (p. 23-26).


CHAPITRE VI



Leur devoir était de prier, de protéger ; il fallait aussi qu’ils consolassent. Ces prières, ces appuis et ces consolations résidaient dans leur beauté même. Lorsque, prosternés sur les dalles de marbre et devant les idoles de bronze, ils suppliaient, en couvrant la pierre froide de baisers brûlants, l’Adonis d’accorder le bonheur à la terre ; lorsqu’ils recueillaient les esclaves, les captifs, les vieillards et la muette souffrance des bêtes ; lorsqu’ils allaient près des malades ou qu’ils ensevelissaient les morts, leur présence, leur jeunesse, leur splendeur semblait une perpétuelle offrande. Devant ces adolescents l’on oubliait l’habitude terne de vivre. Celui d’entre eux qui passait évoquait ce qu’on aurait dû être. Et l’on pensait aux héros des légendes dont Zeus s’énamoura.

Milès n’avait point été désorienté par cette vie nouvelle. On aurait dit, à le voir s’exercer aux litanies en brûlant les baguettes hiératiques, que sa destinée de jadis avait été de créer de lui un prêtre. Parfois au clair humide de la lune, alors que, sur les immobiles terrasses blanches, ses compagnons en robes d’argent paraissaient vêtus de rosée, il ordonnait aux esclaves de chanter sur la harpe. — Et des airs que personne n’avait jamais entendus, commençaient à pleurer doucement. Les voix égrenaient leurs arpèges purs, givrés et liquides, tels que le murmure d’une fontaine. Et comme en face, toute nue et pailletée de nacre lunaire, la mer léchait les rochers, on aurait dit, devant le silence de la terre, que c’étaient les vagues qui chantaient !

Milès écoutait les premiers versets de ces étranges poèmes. Puis, brusque et lent à la fois, il se levait du tapis tiède où tout à l’heure gisait son corps souple. Il ramassait au hasard une écharpe et des fleurs, un triangle de bronze ou des grelots d’argent, et faisant sonner les anneaux de ses chevilles, choquant ses bracelets, il rythmait sur la mélopée des esclaves je ne sais quelle danse extasiée.

Sa tête, d’abord penchée vers le sol comme pour suivre du regard l’envol des pieds agiles, se relevait peu à peu à mesure que la danse s’accentuait. Ses prunelles chavirées, au bord des lourdes paupières, luisaient pourtant, comme derrière les feuilles noires luisent les citrons d’or. Presque aucun geste des bras n’accompagnait cette suite de vertiges. Seuls les brefs éclats des cymbales, le sonore sanglot du bronze ou les grelots fantasques soulignaient d’un vibrant appel la rencontre des mains. Et chaque fois que Milès ramenait ses regards vers la terre, chaque fois où, glissant, léger, il voyait ses jeunes compagnons admirer l’étonnante improvisation de sa grâce, le même adolescent l’hypnotisait, pareil au jour du triomphe, alors qu’il lui avait baisé les genoux en l’appelant Basileus !

Celui-là était devenu son premier ami. Une affinité secrète les unissait de suite. Lorsque, dans les premiers temps, Milès demeurait rêveur et presque triste en songeant à Byblos, à la maison du maître, aux caresses d’Elul, au sourire distrait de Lidda, Enacrios lui parlait, l’interrogeait, apaisait ses souvenirs par de belles espérances. Sans se rendre compte de la fièvre que soulevait sa beauté, Milès, ignorant de l’amour, ignorant de soi-même, rendait en affection ce que Enacrios lui offrait en passion plus obscure et plus humble. Pourtant jamais Enacrios n’avait révélé son extase intérieure. Il vivait près de son ami comme un esclave auprès du Tout-Puissant. Ses joies les plus grandes étaient de voir Milès heureux. Et quand Milès, surpris, recevait de lui des fleurs, des étoffes légères, un sourire récompensait Enacrios plus que toutes les paroles du monde. L’amour ne demande rien quand il aime ; tout lorsqu’il est aimé.

Cependant la mauvaise saison était venue. Sous un ciel bas, les nuages s’amoncelaient, sans discontinuer, et les pluies commencèrent. Le soleil ne se montrait plus que rarement lors de quelques accalmies, et alors on pouvait voir au lointain, se profilant sur une clairière d’azur, les cimes neigeuses des montagnes. On avait retiré des portiques les voiles de pourpre et les guirlandes, déjà lamentablement déchirés par le vent. À la vie sur les terrasses, dans le bonheur inerte des chaudes soirées, succédait la monotonie des heures, durant lesquelles, cloîtré, Milès pensait aux choses d’autrefois.

Son tendre et triste ami l’épiait ; maintenant il avait osé lui parler des choses qui faisaient de lui un exilé dans ce temple. Et Milès lui racontait sa vie, recommençait au fil des souvenirs la longue route parcourue pour venir, décrivant les collines et les plaines, les rochers et les sables, les arbres et les fleurs, les arbres plus grands et les fleurs plus belles à mesure qu’on approchait du val de Laodicée. L’enfant oubliait, avec la distance et le recul des années, la sorte d’abandon où l’avait laissé sa mère, et ce que la maison natale avait d’indifférent. Il arrivait précédé de mystérieuses légendes jusqu’au seuil de Lidda, de Lidda qui gardait son air de sœur aînée.

Oh !… ces histoires contées à voix basse… Accroupis devant des réchauds où dansaient de petites flammes bleues, ils en arrivaient tous les deux à distinguer dans le feu énigmatique les paysages de là-bas. Car Enacrios, orphelin, n’avait pas de patrie, ayant été enlevé très jeune pour devenir esclave ; son pays, c’était celui dont rêvait Milès.

« Ici qui nous connaît et qui nous aime ? Il faudra des années et des années… Alors, quand je retournerai à Byblos, je ne saurai plus les embrasser. Leurs visages ne se trouveront plus pareils et sembleront des paysages oubliés. Oh ! si tu voulais, comme nous fuirions d’ici ! »

Les premiers temps, ce mot de fuir épouvantait Enacrios. Esprit timide, frémissant de passion pour d’autres que pour lui-même, il n’avait pas, il n’aurait jamais la volonté suffisante. Il fallait qu’on la lui donnât. Milès comprit alors l’empire qu’il exerçait sur Enacrios. Chaque soir, à présent, il lui parlait du grand soir, du seul soir de leur vie où, s’échappant du cloître, ils s’en iraient retrouver leur mère…

Les étoiles vibraient dans la nuit, pareilles à des flèches froides plantées au cœur du ciel. Les adolescents levaient les yeux vers elles. Plus tard, c’est par ces lueurs qu’on saurait le chemin…