Le Banc (Guaita)

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Rosa MysticaAlphonse Lemerre, éditeur (p. 175-179).


Le Banc


Oh ! tant que l’hiver dure,
Sevrés de la verdure
Où Mai brode ses fleurs
Aux cent couleurs,

Que de bardes illustres,
(Las du gaz et des lustres,
Et du bougeoir, fanal
Par trop banal)


Courent à la campagne,
Avec ou sans compagne,
Acclamer le soleil
À son éveil !…

La Lyre et la Cithare,
Le Luth et la Guitare
Ont sous leurs doigts vibré,
Et célébré

L’azur — cette turquoise —
Et la branche où dégoise
Son hymne en la-bémol
Le rossignol.

— Vous avez dit, poètes,
Le chant des alouettes
Au brouillard du matin,
Dans le lointain.


Et — fi des courtisanes ! —
Les amours paysannes :
Cœur chaste qui fleurit,
Lèvre qui rit !

Vous avez dit les brises
Qui chuchotent, surprises
D’éveiller des chansons
Dans les buissons.

Ô fiers dompteurs de mètres,
Pardonnez-moi, mes maîtres,
En ce mois charmant, si
Je chante aussi

L’heure que j’ai passée
Seul avec ma pensée,
Assis au fond des bois
Tout pleins de voix !


Je dirai, plus timide,
La mousse et l’herbe humide
Qui mouillaient mes souliers
Par les halliers,

Lorsqu’à l’ombre d’un chêne
De la forêt prochaine
Je suis allé m’asseoir
Hier au soir,

Sur l’ancien banc de pierre
Où souvent mon grand-père
Rêvait — le front baissé —
Du temps passé !

J’ai songé sous cette ombre....
Des Voix chères sans nombre,
Ce soir-là, dans mon cœur
Chantaient en chœur,

Et je sentais mes veines
Fourmiller, toutes pleines
Du sang libre et joyeux
Des fiers aïeux !

. . . . . . . . .

De ce moment suprême

Je fixe en ce poëme,
(Témoin pour l’avenir,)
Le souvenir !


2 mai 1884.