Le Banquet (Trad. Talbot)/2

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Le Banquet (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Le BanquetHachetteTome 1 (p. 269-273).



CHAPITRE II.


Divertissement donné par un Syracusain. — Digression sur les parfums, l’éducation des femmes, la danse et l’ivresse.


Dès qu’on a retiré les tables, fait les libations et chanté le péan, il entre, comme divertissement, un Syracusain, suivi d’une excellente joueuse de flûte, d’une danseuse merveilleuse par ses tours, d’un garçon fort joli, jouant de la cithare et dansant à ravir. L’homme qui faisait voir ces merveilles en tirait de l’argent. Quand la joueuse de flûte eut assez flûté, le cithariste assez joué de la cithare, et que tous deux parurent avoir suffisamment amusé : « Par Jupiter ! dit Socrate, tu nous traites splendidement, Callias ! Ce n’est point assez d’avoir servi un repas magnifique ; tu nous donnes un spectacle et une musique des plus agréables. » Alors Callias : « Mais si l’on nous apportait encore des parfums, nous jouirions de leur senteur. — Pas du tout, reprit Socrate ; de même que tel vêtement convient à une femme, tel autre à un homme, ainsi tel parfum convient à un homme, tel autre à une femme ; et jamais homme ne se parfume pour un autre homme. Cependant les femmes, et surtout les jeunes épouses, comme celles de Critobule et de Nicératus, se plaisent aux parfums ; elles aiment à en exhaler l’odeur. Mais celle de l’huile des gymnases paraît aux hommes plus agréable qu’un parfum ne l’est aux femmes, au moment où ils la respirent, et plus désirable quand ils ne la respirent pas. Qu’un esclave et un homme libre se parfument, tous deux à l’instant même exhaleront une égale senteur ; mais l’odeur que répandent les exercices libéraux a besoin d’application et de temps pour acquérir cette suavité qui caractérise l’homme libre. » Alors Lycon : « Cela va bien aux jeunes gens ; mais nous qui ne fréquentons plus les gymnases, quelle odeur devons-nous exhaler ? — Par Jupiter ! celle de la vertu, dit Socrate. — Et où prend-on ce parfum ? — Ce n’est pas, ma foi, chez les parfumeurs. — Où donc enfin ? — Théognis nous l’apprend[1] :

L’honnête homme du bien te montre le sentier ;
Le méchant te corrompt et te perd tout entier. »


Alors Lycon ; « Tu entends cela, mon fils ? — Sans doute, reprit Socrate, et il profite. Et comme il a eu le désir d’être vainqueur au pancrace, parce qu’il t’a pris pour modèle, c’est d’après ton avis que celui qui lui paraîtra le plus propre à lui enseigner la bonne voie, deviendra son guide[2]. »

À ces mots, ils se mirent tous à parler ; et l’un disait : « Mais où trouver un maître de cette science ? » Un autre soutenait qu’elle ne s’enseigne point ; un troisième qu’il n’y a rien de si facile à apprendre. Alors Socrate : « Puisqu’il y a doute, renvoyons la question à un autre moment : achevons à présent de qui est commencé. Pour moi, je vois la danseuse qui attend et à laquelle on apporte des cerceaux. » Sur cela, la musicienne fait entendre sa flûte, et quelqu’un placé près de la danseuse lui donne des cerceaux jusqu’à douze. Elle les prend : aussitôt elle danse et les jette en l’air, en calculant à quelle hauteur elle doit les jeter pour les recevoir en cadence. Alors Socrate : « Il y a mille preuves, mes amis, et ce que fait cette enfant en est une nouvelle, que la nature de la femme n’est pas inférieure à celle de l’homme : il ne lui manque qu’un peu plus d’intelligence et de vigueur. Qu’ainsi ceux d’entre vous qui ont une femme lui apprennent résolûment tout ce qu’ils veulent qu’elle sache et qu’elle mette en pratique. — Eh bien, dit Antisthène, comment se fait-il, Socrate, qu’avec cette opinion tu n’apprennes rien à Xanthippe, mais que tu t’accommodes de cette femme, la plus acariâtre des créatures passées et à venir ? — C’est que je vois, répondit Socrate, que ceux qui veulent devenir bons écuyers ne se procurent pas les chevaux les plus dociles, mais les plus fougueux, persuadés que, s’ils les domptent, ils viendront facilement à bout des autres chevaux. De même moi, qui veux apprendre à vivre en société avec les hommes, j’ai pris Xanthippe, convaincu que, si je la supportais, je m’accommoderais facilement de tous les caractères. »

Ce discours ne parut pas s’éloigner trop du but. On apporte ensuite un cerceau garni d’épées, la pointe en haut : la danseuse y entre par une culbute et en sort par une autre, de manière à faire craindre aux spectateurs qu’elle ne se blesse, mais elle achève ses tours avec assurance et sans accident. Alors Socrate s’adressant directement à Antisthène : « Pour cette fois, dit-il, les spectateurs ne nieront pas, je crois, qu’on ne puisse donner des leçons de courage, puisque cette danseuse, toute femme qu’elle est, passe si hardiment à travers les épées. — En vérité, répond Antisthène, est-ce que ce Syracusain ne ferait pas parfaitement de montrer cette danseuse au public, et de dire aux Athéniens que, pour de l’argent, il apprendra à tous les citoyens d’Athènes à marcher résolûment contre les lances ? — Par Jupiter ! dit Philippe, que j’aurais, moi, de plaisir à voir l’orateur Pisandre[3] apprenant à courir tête baissée contre les lances, lui qui, à cette heure même, n’osant pas regarder une lance en face, refuse de marcher au combat ! »

Sur ce point le jeune garçon se met à danser. Alors Socrate : « Voyez, dit-il, comme ce beau garçon paraît encore plus beau, quand il prend des attitudes, que quand il est en repos. — Tu as l’air, dit Charmide, de faire l’éloge d’un maître de danse. — Mais oui, répond Socrate ; et j’ai même remarqué qu’en dansant nulle partie de son corps n’est demeurée inactive : cou, jambes et mains, tout était en mouvement ; c’est ainsi que doit danser quiconque veut avoir le corps souple. Ma foi, Syracusain, ce serait volontiers que j’apprendrais de toi ces attitudes ! » Alors celui-ci : « À quoi donc cela vous servirait-il ? — Mais à danser, par Jupiter[4] ! » À ce mot, tout le monde se met à rire. Et Socrate d’un air sérieux : « Vous riez de moi, dit-il : est-ce parce que je veux, grâce à l’exercice, me porter mieux, manger et dormir plus agréablement ; ou bien est-ce parce que je désire m’exercer ainsi, de peur d’avoir, comme les coureurs du long stade, les jambes grasses et les épaules maigres, ou comme les lutteurs les jambes maigres et les épaules grasses, mais afin de donner à mon corps exercé tout entier de justes proportions ? Riez-vous de ce que je n’aurai pas besoin de chercher un compagnon d’exercice, ni de me mettre, moi vieillard, tout nu en présence de la foule, mais de ce qu’il me suffira d’un appartement à sept lits, comme cette salle vient de suffire à ce garçon pour le faire suer, de ce que je m’exercerai l’hiver à l’abri, et à l’ombre, quand il fera trop chaud ? Riez-vous enfin de ce qu’ayant un peu trop de ventre, je veux le rendre plus raisonnable ? Ne savez-vous donc pas qu’un de ces matins, Charmide que voici m’a trouvé dansant ? — Mais oui, par Jupiter ! dit Charmide, et d’abord je fus abasourdi, et je craignis que tu ne fusses devenu fou ; mais après avoir entendu des raisons pareilles à celles que tu viens de dire, en rentrant chez moi je me mis, non pas à danser, puisque je n’ai jamais appris, mais à faire de la pantomime, parce que je savais. — Par Jupiter ! dit Philippe, je le crois ; car tes jambes et tes épaules me paraissent être d’un poids tellement égal que, si tu donnais à peser aux agoranomes ton haut et ton bas, comme des pains à vendre, tu n’aurais pas d’amende à payer[5]. — Eh bien, Socrate, dit Callias, avertis-moi quand tu voudras apprendre à danser ; je me mettrai en face de toi, et nous étudierons ensemble. — Allons, dit Philippe, qu’on joue aussi de la flûte pour moi, je vais danser. »

Il se lève, en effet, et fait le tour de la salle, en imitant la danse du garçon et celle de la jeune fille. Et d’abord, comme on avait félicité ce jeune garçon de paraître embelli par ses attitudes, Philippe affecta dans ses vêtements un ridicule plus grand que nature. La jeune fille avait fait la roue en se renversant en arrière ; Philippe, en se courbant en avant, prétendait l’imiter. Enfin, on avait loué ce garçon de ce que tous ses membres étaient en action pendant la danse ; Philippe commande à la joueuse de flûte un rhythme plus vif, et en même temps agite tout ensemble sa tête, ses bras et ses jambes, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, il se jette sur un lit en disant : « La preuve, mes amis, que ma danse même est un bon exercice, c’est que je meurs de soif : hé ! garçon, emplis-moi la grande coupe. — Oui, dit Callias, et à nous aussi ; tu nous as donné soif à nous faire rire. » Alors Socrate : « Buvons donc, amis, c’est aussi mon sentiment. Le vin, en arrosant nos esprits, endort les chagrins, comme la mandragore assoupit les hommes : quant à la joie, il l’éveille comme l’huile la flamme. Selon moi, le corps[6] de l’homme éprouve ce qui arrive aux végétaux dans la terre. Si la divinité arrose trop les semences, elles ne peuvent lever ni se prêter au souffle de la brise ; si elles ont juste de quoi boire, elles lèvent, se développent, fleurissent et arrivent à fruit. De même, si nous buvons trop d’un coup, bientôt notre corps et notre âme chancellent et nous perdons haleine, loin de pouvoir parler ; mais si nos esclaves nous versent souvent dans de petites coupes, pour employer les paroles de Gorgias[7], le vin ne nous inspire pas la violence de l’ivresse, et nous descendons par la persuasion aux douceurs de l’enjouement, » Tout le monde fut de cet avis. Philippe ajouta que les échansons devaient imiter les bons conducteurs de chars, en faisant courir habilement les coupes ; ce qu’exécutèrent les échansons.



  1. Vers 35.
  2. Ce passage laisse à désirer pour la netteté : j’ai suivi les textes de Zeune et de Bornemann.
  3. Plusieurs auteurs, et entre autres Aristophane, Athénée et Élien, se moquent de la pusillanimité et de la voracité de ce Pisandre.
  4. Cf. Lucien, De la danse, 25, t. I, p. 486 de notre traduction ; Maxime de Tyr, Dissert., VII et XXXIX.
  5. Les agoranomes étaient des espèces d’édiles, chargés de la police des marchés.
  6. J’ai adopté la leçon de Weiske qui lit σώματα, au lieu de celle de Dindorf qui porte συμποσία, banquet, ce dernier mot ne me paraissant pas correspondre aussi justement à l’autre membre de la comparaison.
  7. Pour cette locution grecque voyez Éd. Foss, De Gorgia Leontino commentatio, p. 53, — Cf. Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands, 27