Le Bar aux femmes nues/08

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 19-23).

VIII


— Oh ! là ! là ! ce que vous êtes bêtes, vous, les hommes !

Étendue sur sa chaise longue, cannée, d’où coule jusqu’à terre, jaillie d’entre les coussins comme d’un rocher d’étoffes, un flot de brocatelle brochée d’argent, Marie-Louise me lance cette déclaration d’un air convaincu, d’un air agressif, d’un air de s’y connaître.

Je ne bronche point. Je reste le dos à la cheminée, les mains dans les poches, relevant les basques de ma jaquette pour me chauffer, C’est bon, c’est réconfortant, ça dispose à l’indulgence.

Nous causons.

J’aime beaucoup causer avec Marie-Louise. Elle a conservé, au milieu de son luxe, le pittoresque, la naïveté, la sincérité des filles du peuple ; et elle possède cette philosophie, cette connaissance des hommes, cette expérience apprise par les demi-mondaines — à leur corps… défendant ?… hum ! — sur les trottoirs et les draps de lit.

Car Marie-Louise est entretenue, maintenant, richement entretenue. Un monsieur qui n’était point un « habitué » s’est égaré un soir au petit théâtre. Il a vu Marie-Louise en princesse grecque, ou roumaine, enfin avec un cache-sexe. C’est un costume qui sied admirablement à la belle fille.

Il l’a retrouvée au bar. Et voilà comme la fortune arrive : en dormant ; autant que possible, quand on exerce la profession de Marie-Louise, en dormant avec un monsieur.

Elle prétend que je lui ai porté chance. Et pour me récompenser elle m’a fait… le seul cadeau qu’elle pouvait me faire : la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a.

Or, ce qu’a Marie-Louise est fort bien !

De mon côté, je lui enseigne des choses utiles. Par exemple, à employer de préférence le feu de bois, qui est plus gai ; à mettre de la crème fouettée dans le chocolat et à confectionner l’oystercocktail. C’est moi qui lui ai conseillé de se faire offrir des meubles anciens, du Louis XVI autant que possible, des étoffes d’autrefois, et du vieux Japon. Ainsi je suis arrivé à avoir un petit intérieur tout à fait à mon goût.

Pour ne pas me conduire en vulgaire gigolo, j’offre à Marie-Louise, de temps en temps, un bijou dont elle a envie. Et j’ai l’illusion de posséder une femme qui ne me coûte rien. Est-ce vraiment une illusion ?

Ce soir de novembre, sous la dentelle de l’abat-jour, au coin du feu, en attendant le thé, Marie-Louise me parle toilette. Il s’agit d’un manteau de drap souple à revers d’ottoman. Je suis très documenté sur toutes ces choses-là ; et ce n’est point moi qui prendrais un entre-deux pour un empiècement, ni du voile pour de la mousseline de soie.

La phrase de Marie-Louise m’étonne donc un peu. Mais, nous autres hommes, nous avons tant d’occasions d’être bêtes, que je m’informe auprès de ma petite amie :

— À propos de quoi cette apostrophe ?

— À propos de toilette. Je pense que, vous, si une femme n’a pas une jolie robe, un chapeau coûteux, des dessous élégants, vous la regardez à peine. On aurait beau être la plus belle fille du monde, si on n’est pas habillée, vous ne faites guère attention à nous.

J’assure à Marie-Louise que je fais toujours attention à elle, habillée ou toute nue, et même plus particulièrement dans ce dernier cas.

Elle hausse les épaules qu’elle a rondes, blanches, potelées, faites pour les perles des vieux et les baisers des jeunes.

Je dépose un baiser sur les épaules de Marie-Louise, je retourne me chauffer et j’insiste :

— Tu crois vraiment que nous autres ?…

Il faut toujours insister avec Marie-Louise. Elle se fâche et elle vous sort une bonne grosse sottise, bien bête, bien naïve, qui repose de la prétention de tant de gens ; ou elle vous raconte, comme exemple, une histoire en ajoutant : « Tu vas encore la mettre dans le Journal. J’espère au moins que tu m’offriras un chapeau avec cet argent-là ? »

La moitié de mes histoires se promène ainsi sur la tête de Marie-Louise ; et l’autre moitié sur son dos et même plus bas : les dessous de la littérature.

— Si je crois que vous êtes bêtes ? reprend Marie-Louise. Tiens, moi, n’est-ce pas, je n’ai point toujours vécu comme maintenant. À dix-sept ans, j’étais femme de chambre, avant d’être femme nue. J’ai vingt-trois ans ; je suis restée bien, d’accord…

J’approuve du chef et du sourire.

— … Mais ça ne fait rien : si tu m’avais connue à dix-sept ans, mon petit ! Ce que j’étais gentille avec ma robe noire proprement tirée sur les hanches et mon tablier festonné ! Rien que pour te donner une idée, faudra que je m’habille comme ça un jour.

— Non, merci. Je n’ai pas de passions ; et j’ai… des idées, sans ça.

Marie-Louise continue :

— Donc, j’étais gentille et aimante ; aimante comme on est à cet âge-là. Vois-tu, aujourd’hui, ça n’est plus la même chose.

— N’insiste pas. Tu vas me donner des regrets.

— Je t’aime bien tout de même. Mais un que j’adorais alors, c’était mon premier.

— C’est une charade ? Et mon tout ?

— C’est toi, plaisante Marie-Louise. Mon premier ami (Marie-Louise prononce mon premier hami, avec un h aspiré), c’était un fils de famille, joli garçon, mais joli, et élégant, oh ! élégant…

Elle ne possède point le talent des descriptions. Elle répète seulement les mots importants d’un ton sincère, convaincu, passionné, avec une sorte de petit effort pour se faire mieux comprendre, tout à fait amusant. Elle m’explique :

— Je l’adorais, ce garçon. J’aurais fait n’importe quoi pour lui, enfin la passion… je ne peux pas te dire, moi ; si tu sais ce que c’est ?…

— Hélas !

— Nous sortions ensemble, le dimanche. J’étais fière, à son bras, et heureuse, si heureuse… (le petit effort). Il n’y a qu’une femme qui pourrait comprendre ça : quand on s’en va, du même pas… tout près, tout près l’un de l’autre, et tout doucement, comme si on avait peur de briser son cœur et que le bonheur tombe à terre…

« Un jour, voilà qu’il est venu, mon ami, en visite chez mes patrons. Les personnes de la haute se connaissent entre elles. Donc il y avait au fumoir une bande de jeunes gens. Je venais à la porte, de temps en temps, faisant semblant de ne pas connaître mon amant, par discrétion, tu comprends ? Et j’entendis les autres lui dire qu’il sortait avec une petite mise comme une bonne. C’était moi, la petite. Et ils le blaguaient.

« Alors, il m’a reniée, le lâche. Il leur a juré qu’il couchait avec Liane de ceci et Carmen de cela… Ces cocottes-là, pour sûr, n’auraient point voulu de lui qui avait juste dix louis par mois de sa famille. Il n’aimait pas à la cuisine, déclarait-il. Il ne sortait que des demoiselles chic…

« — Mais on t’a vu, ripostaient les autres.

« — Bah ! quelque femme de chambre à qui j’indiquais une rue.

« Moi, j’avais le cœur crevé et des larmes plein les yeux, derrière la porte. Était-ce ma faute si je ne possédais point de toilettes, si je n’avais à offrir que mon affection et ma beauté ?… Après avoir entendu ça, je n’ai plus voulu le revoir, plus jamais. Nous autres femmes, quand on nous blesse d’une certaine façon, c’est fini, tu sais. À la suite de cette aventure-là, j’ai commencé à faire la noce et à m’exhiber sur la scène.

Marie-Louise est émue, la chère petite. Je vais m’asseoir près d’elle pour la consoler. Elle achève :

— Il m’a retrouvée, lui, un jour au théâtre. Il aurait bien voulu me reprendre. Tu penses comme je l’ai reçu, ce garçon qui m’avait méprisée quand j’étais simple et quand je l’aimais.

« Tout ça, soupire-t-elle, parce que je ne possédais point de toilette. Oui, vous êtes bêtes, vous autres hommes. Vous auriez des maîtresses jolies, aimantes, délicieuses et sincères, surtout sincères, si vous saviez vous y prendre. Mais voilà… vous attendez pour nous adorer que nous ayons mal tourné, que nous soyons devenues rosses… Qu’est-ce que j’ai de plus aujourd’hui que je n’avais pas ? Les dentelles ? Mon pauvre petit, toutes les dentelles de maintenant ne me rendront point mon cœur de jadis… »

Célestine, la femme de chambre, entrait pour le chocolat de cinq heures, — avec de la crème fouettée. Elle était charmante cette soubrette : les joues fraîches, la taille ronde, les reins cambrés, les cheveux noirs et lourds luisants de lumière. Je lui souriais, elle me souriait. Et Marie-Louise qui nous voyait dans la glace, cria :

— Dis donc, c’est pas une raison pour faire de l’œil à Célestine.