Le Bar aux femmes nues/09

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 23-28).

IX


Marie-Louise vient d’accomplir une bonne action.

Je vais la raconter dans tous ses détails. Ce sont les détails surtout qui sont amusants, avec Marie-Louise.

— Vrai, tu vas la raconter ? La raconter dans le Journal, ma bonne action ? s’écrie joyeusement Marie-Louise.

Elle dit « ma » bonne action, pour bien indiquer une propriété, une bonne action appartenant spécialement à Mlle Marie-Louise, comme son king-charles, ses peignoirs et son collier de perles, une propriété exclusive et particulière enfin.

C’est qu’en effet la bonne action de Marie-Louise n’est point de celles que tout le monde accomplit couramment ; et je doute que l’Académie française récompense jamais cette bonne action-là. Mais il y a tant d’injustices commises aux distributions de prix ! Demandez aux candidats évincés.

Donc, l’autre jour, j’arrive chez ma petite amie, à dix heures, par un matin sale, brumeux, jaunâtre, plein d’employés et de marchands de marrons.

Quelle gentille visite, quelle agréable sensation ! On vient de prendre le tub glacé : on a rapidement marché, à l’air froid du dehors, et l’on trouve chez elle, dans l’appartement tiède, rempli de fleurs fripées de la veille, une jolie fille, couchée à peu près nue, en un lit chaud, un lit qui sent bon la peau de femme et qui vous donne, avec ses draps chiffonnés et ses oreillers de travers, des idées de paresse et des idées d’amour.

— Oh ! comme tu as froid !

— Oh ! comme tu as chaud !

— Non, retire ta main, tu me glaces, tu me découvres, tu es insupportable vraiment. Pas ce matin. Assieds-toi là.

Je m’assieds sur le couvre-lit de satin. Marie-Louise prend une figure sérieuse. Quand Marie-Louise prend cette figure-là, c’est généralement pour me charger d’une importante commission.

— Écoute, mon chéri, tu serais bien gentil de passer tantôt chez la modiste.

— Ça y est. J’en étais sûr.

Marie-Louise continue, d’un air de femme préoccupée par une chose très grave, très utile, très urgente :

— Voilà : j’ai vu hier des chapeaux qui me plaisent, et, tu sais, ils ne sont pas trop chers : dans les quatre-vingt-dix à cent francs.

C’est moi, maintenant, qui ai pris une figure sérieuse. Je la vois dans la glace. Marie-Louise, enchantée de mon attention, m’explique :

— Il fait froid. Je n’ai pas envie de sortir avant cinq heures. Ce sera la nuit, je ne pourrai plus essayer. Alors, tu vas passer, toi, chez la modiste, me faire envoyer des chapeaux avant la fin du jour, surtout.

— Mais tu crois que je saurai ?…

— Oui, oui, tu t’y connais, toi, aux choses de femmes, et puis je sais que tu as du goût, mon chéri… Tu me prendras trois chapeaux à choisir : un grand, en mélusine ou

On découvre lentement les nudités rondes (page 29).
On découvre lentement les nudités rondes (page 29).
On découvre lentement les nudités rondes (page 29).

en velours, plutôt en mélusine, avec de grosses chrysanthèmes.

— De gros.

— Quoi ?

— De gros chrysanthèmes : chrysanthème est du masculin, ma chérie.

— Laisse ; ça n’a pas d’importance, tes machines de littérature. Écoute plutôt ce que je te dis, ajoute Marie-Louise sévèrement.

Je saisis l’inanité de mes réflexions saugrenues. Et ma chère petite amie, plus douce, suivant le fil de son idée :

— Tu choisiras aussi un genre de charlotte et un genre béguin, en velours noir, et sans barrette ; n’oublie pas, sans barrette ; des chapeaux qui enfoncent bien ; il n’y a que ceux-là qui me coiffent. Tu diras que c’est pour une personne qui a la figure chiffonnée. La modiste saura. D’ailleurs si Mlle Claire est là, fais-toi servir par elle. Tu la connais ? Une grande brune. Tu as bien compris ?

J’ai compris et je vais expliquer cela à Mlle Claire. Autour de moi, les chapeaux garnis semblent, sur leur longue tige, dans les vitrines, sur les tables, d’immenses fleurs étranges, en une serre. Les demoiselles les cueillent d’une main précautionneuse pour les présenter aux clientes. Elles sourient, narquoises, les demoiselles de la maison de modes, à la vue du monsieur qui choisit des chapeaux. Elles pensent : « C’est un bon jeune homme que l’on envoie faire les courses. »

Je suis vexé d’être pris pour un bon jeune homme et je déteste, une minute, Marie-Louise et ses ridicules commissions.

Je demande Mlle Claire. On ne va peut-être plus se moquer de moi, car j’ai vraiment l’air de m’y connaître,

— Et pas de barrette, n’est-ce pas, mademoiselle.

Mlle Claire essaie les chapeaux, se présente de face, de profil, de trois-quarts. Elle est charmante. Je ne regarde plus du tout la tête. On a ses préférences. Elle est vraiment bien faite, cette petite.

Je la complimente sur sa façon de porter les chapeaux, qu’elle embellit de son charme.

Il faut toujours complimenter les jolies filles. Celle-ci est flattée. Puis elle soupire, avec un gentil air dolent. Pauvre enfant, quelles perpétuelles tentations, parmi tant d’élégances ! Tout à l’heure, vous remettrez quelque modeste toque et regagnerez, par le métro, en seconde, le lointain quartier populeux où vous habitez, avec votre maman. Car vous êtes sérieuse, petite demoiselle, je le sais, et vous avez du mérite, étant si jolie.

Je m’en vais, songeur. Je la plains parce qu’elle est charmante. Si elle était laide, je ne penserais pas à la plaindre, je me connais.

Rentré à l’hôtel, j’écris à Marie-Louise pour lui mander que ma soirée est prise et que j’ai fait la commission chez la modiste. Encore préoccupé du triste sort des petites ouvrières, de tout ce laborieux, coquet, joli peuple féminin, j’ajoute à ma lettre une recommandation pour Marie-Louise, en faveur de Mlle Claire, et des phrases émues sur le sort des travailleuses parisiennes. Elles me plaisent, ces phrases émues. Je les recopie, en note. Ça servira pour un roman. Et je termine par des tendresses à Marie-Louise. Elles me plaisent aussi les tendresses. Je les recopie également, toujours pour un roman — ou pour une autre. On a si peu le temps d’écrire, à Paris.

Puis j’oublie Mlle Claire, ma recommandation, les chapeaux, la facture même.

Mais Marie-Louise se souvient. Elle m’écrit. Elle a vu Mlle Claire, elle lui a parlé, elle connaît toute l’histoire de la petite vendeuse et de sa vieille mère. « Comme tu es bon, ajoute Marie-Louise, de t’intéresser à la vie des pauvres gens ! Tu as eu raison de me parler de Mlle Claire ; loin d’être jalouse, j’ai fait quelque chose pour elle. Grâce à moi, les voilà sorties, elle et sa vieille mère, d’une position bien précaire. »

Enfin, il y en a quatre pages, criblées de fautes d’orthographe, sur papier de luxe très parfumé. Ça fait l’effet d’un gros bouquet de fleurs des champs dans un boudoir élégant.

Moi qui connais le style et la manière de Marie-Louise, je comprends qu’elle doit être réellement émue. Mais qu’est-ce qu’elle a bien pu faire ? Elle est capable, la brave fille, d’avoir vendu son collier de perles pour venir en aide à sa jeune protégée.

Je cours chez Marie-Louise.

— Eh bien, ta protégée ?

— Ah ! mon chéri, que je suis contente !

— Est-elle réellement honnête ?

— Si elle est honnête, la pauvre mignonne ! Elle m’a juré, figure-toi, — faut venir à Paris pour voir ça, — qu’elle était encore rosière !

— Alors, qu’est-ce que tu as fait ?

— Ben, j’lui ai dit que c’était idiot, et je lui ai tout de suite présenté au bar du théâtre un ami de mon ami, un type qui cherchait justement une grande brune, pas cocotte. Et elle a maintenant douze cents francs par mois.

Marie-Louise me dit cela avec cet air heureux, calme, radieux, qui vous met toute la beauté du cœur au visage. Chère petite !