Le Barbier de Séville/Acte II

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Le Barbier de Séville
Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile, Texte établi par Édouard Fournier, LaplaceŒuvres complètes (p. 80-90).
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ACTE DEUXIÈME


(Le théâtre représente l’appartement de Rosine. La croisée dans le fond du théâtre est fermée par une jalousie grillée.)

Scène I

ROSINE, seule, un bougeoir à la main. Elle prend du papier sur la table et se met à écrire.

Marceline est malade ; tous les gens sont occupés ; et personne ne me voit écrire. Je ne sais si ces murs ont des yeux et des oreilles, ou si mon argus a un génie malfaisant qui l’instruit à point nommé ; mais je ne puis dire un mot ni faire un pas, dont il ne devine sur-le-champ l’intention… Ah ! Lindor ! (Elle cachette la lettre.) Fermons toujours ma lettre, quoique j’ignore quand et comment je pourrai la lui faire tenir. Je l’ai vu à travers ma jalousie parler longtemps au barbier Figaro. C’est un bonhomme qui m’a montré quelquefois de la pitié : si je pouvais l’entretenir un moment !



Scène II

ROSINE, FIGARO.
Rosine, surprise.

Ah ! monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir !

Figaro.

Votre santé, madame ?

Rosine.

Pas trop bonne, monsieur Figaro. L’ennui me tue.

Figaro.

Je le crois ; il n’engraisse que les sots.

Rosine.

Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement ? Je n’entendais pas : mais…

Figaro.

Avec un jeune bachelier de mes parents, de la plus grande espérance ; plein d’esprit, de sentiments, de talents, et d’une figure fort revenante.

Rosine.

Oh ! tout à fait bien, je vous assure ! il se nomme…

Figaro.

Lindor. Il n’a rien : mais, s’il n’eût pas quitté brusquement Madrid, il pouvait y trouver quelque bonne place.

Rosine, étourdiment.

Il en trouvera, monsieur Figaro, il en trouvera. Un jeune homme tel que vous le dépeignez n’est pas fait pour rester inconnu.

Figaro, à part.

Fort bien. (Haut.) Mais il a un grand défaut, qui nuira toujours à son avancement.

Rosine.

Un défaut, monsieur Figaro ! un défaut ! En êtes-vous bien sûr ?

Figaro.

Il est amoureux.

Rosine.

Il est amoureux ! et vous appelez cela un défaut ?

Figaro.

À la vérité, ce n’en est un que relativement à sa mauvaise fortune.

Rosine.

Ah ! que le sort est injuste ! et nomme-t-il la personne qu’il aime ? Je suis d’une curiosité…

Figaro.

Vous êtes la dernière, madame, à qui je voudrais faire une confidence de cette nature.

Rosine, vivement.

Pourquoi, monsieur Figaro ? je suis discrète ; ce jeune homme vous appartient, il m’intéresse infiniment… dites donc.

Figaro, la regardant finement.

Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l’appétit ; pied furtif, taille adroite, élancée, bras dodus, bouche rosée, et des mains ! des joues ! des dents ! des yeux !…

Rosine.

Qui reste en cette ville ?

Figaro.

En ce quartier.

Rosine.

Dans cette rue peut-être ?

Figaro.

À deux pas de moi.

Rosine.

Ah ! que c’est charmant… pour monsieur votre parent ! Et cette personne est…

Figaro.

Je ne l’ai pas nommée ?

Rosine, vivement.

C’est la seule chose que vous ayez oubliée, monsieur Figaro. Dites donc, dites donc vite ; si l’on rentrait, je ne pourrais plus savoir…

Figaro.

Vous le voulez absolument, madame ? Eh bien ! cette personne est… la pupille de votre tuteur.

Rosine.

La pupille…

Figaro.

Du docteur Bartholo ; oui, madame.

Rosine, avec émotion.

Ah ! monsieur Figaro !… je ne vous crois pas, je vous assure.

Figaro.

Et c’est ce qu’il brûle de venir vous persuader lui-même.

Rosine.

Vous me faites trembler, monsieur Figaro.

Figaro.

Fi donc, trembler ! mauvais calcul, madame ; quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur. D’ailleurs, je viens de vous débarrasser de tous vos surveillants jusqu’à demain.

Rosine.

S’il m’aime, il doit me le prouver en restant absolument tranquille.

Figaro.

Eh, madame ! amour et repos peuvent-ils habiter en même cœur ? La pauvre jeunesse est si malheureuse aujourd’hui, qu’elle n’a que ce terrible choix : amour sans repos, ou repos sans amour.

Rosine, baissant les yeux.

Repos sans amour… paraît…

Figaro.

Ah ! bien languissant. Il semble, en effet, qu’amour sans repos se présente de meilleure grâce : et pour moi, si j’étais femme…

Rosine, avec embarras.

Il est certain qu’une jeune personne ne peut empêcher un honnête homme de l’estimer.

Figaro.

Aussi mon parent vous estime-t-il infiniment.

Rosine.

Mais s’il allait faire quelque imprudence, monsieur Figaro, il nous perdrait.

Figaro, à part.

Il nous perdrait ! (Haut.) Si vous le lui défendiez expressément par une petite lettre… Une lettre a bien du pouvoir.

Rosine lui donne la lettre qu’elle vient d’écrire.

Je n’ai pas le temps de recommencer celle-ci ; mais en la lui donnant, dites-lui… dites-lui bien…

(Elle écoute.)
Figaro.

Personne, madame.

Rosine.

Que c’est par pure amitié tout ce que je fais.

Figaro.

Cela parle de soi. Tudieu ! l’amour a bien une autre allure !

Rosine.

Que par pure amitié, entendez-vous ? Je crains seulement que, rebuté par les difficultés…

Figaro.

Oui, quelque feu follet. Souvenez-vous, madame, que le vent qui éteint une lumière allume un brasier, et que nous sommes ce brasier-là. D’en parler seulement, il exhale un tel feu qu’il m’a presque enfiévré de sa passion, moi qui n’y ai que voir !

Rosine.

Dieux ! j’entends mon tuteur. S’il vous trouvait ici… Passez par le cabinet du clavecin, et descendez le plus doucement que vous pourrez.

Figaro.

Soyez tranquille. (À part, montrant la lettre.) Voici qui vaut mieux que toutes mes observations.

(Il entre dans le cabinet.)



Scène III

ROSINE, seule.

Je meurs d’inquiétude jusqu’à ce qu’il soit dehors… Que je l’aime, ce bon Figaro ! c’est un bien honnête homme, un bon parent ! Ah ! voilà mon tyran ; reprenons mon ouvrage.

(Elle souffle la bougie, s’assied, et prend une broderie au tambour.)



Scène IV

BARTHOLO, ROSINE.
Bartholo, en colère.

Ah ! malédiction ! l’enragé, le scélérat corsaire de Figaro ! Là, peut-on sortir un moment de chez soi sans être sûr en rentrant…

Rosine.

Qui vous met donc si fort en colère, monsieur ?

Bartholo.

Ce damné barbier qui vient d’écloper toute ma maison en un tour de main : il donne un narcotique à l’Éveillé, un sternutatoire à la Jeunesse ; il saigne au pied Marceline : il n’y a pas jusqu’à ma mule… Sur les yeux d’une pauvre bête aveugle, un cataplasme ! Parce qu’il me doit cent écus, il se presse de faire des mémoires. Ah ! qu’il les apporte !… Et personne à l’antichambre ! on arrive à cet appartement comme à la place d’armes.

Rosine.

Et qui peut y pénétrer que vous, monsieur ?

Bartholo.

J’aime mieux craindre sans sujet, que de m’exposer sans précaution ; tout est plein de gens entreprenants, d’audacieux… N’a-t-on pas ce matin encore ramassé lestement votre chanson pendant que j’allais la chercher ? Oh ! je…

Rosine.

C’est bien mettre à plaisir de l’importance à tout ! Le vent peut avoir éloigné ce papier, le premier venu, que sais-je ?

Bartholo.

Le vent, le premier venu !… Il n’y a point de vent, madame, point de premier venu dans le monde ; et c’est toujours quelqu’un posté là exprès qui ramasse les papiers qu’une femme a l’air de laisser tomber par mégarde.

Rosine.

A l’air, monsieur ?

Bartholo.

Oui, madame, a l’air.

Rosine, à part.

Oh ! le méchant vieillard !

Bartholo.

Mais tout cela n’arrivera plus ; car je vais faire sceller cette grille.

Rosine.

Faites mieux ; murez les fenêtres tout d’un coup : d’une prison à un cachot, la différence est si peu de chose !

Bartholo.

Pour celles qui donnent sur la rue, ce ne serait peut-être pas si mal… Ce barbier n’est pas entré chez vous, au moins ?

Rosine.

Vous donne-t-il aussi de l’inquiétude ?

Bartholo.

Tout comme un autre.

Rosine.

Que vos répliques sont honnêtes !

Bartholo.

Ah ! fiez-vous à tout le monde, et vous aurez bientôt à la maison une bonne femme pour vous tromper, de bons amis pour vous la souffler, et de bons valets pour les y aider.

Rosine.

Quoi ! vous n’accordez pas même qu’on ait des principes contre la séduction de monsieur Figaro ?

Bartholo.

Qui diable entend quelque chose à la bizarrerie des femmes ? et combien j’en ai vu de ces vertus à principes…

Rosine, en colère.

Mais, monsieur, s’il suffit d’être homme pour nous plaire, pourquoi donc me déplaisez-vous si fort ?

Bartholo, stupéfait.

Pourquoi ?… pourquoi ?… Vous ne répondez pas à ma question sur ce barbier.

Rosine, outrée.

Eh bien ! oui, cet homme est entré chez moi, je l’ai vu, je lui ai parlé. Je ne vous cache pas même que je l’ai trouvé fort aimable : et puissiez-vous en mourir de dépit !



Scène V

BARTHOLO, seul.

Oh ! les juifs, les chiens de valets ! La Jeunesse ! l’Éveillé ! l’Éveillé maudit !



Scène VI

BARTHOLO, L’ÉVEILLÉ.
L’Éveillé arrive en bâillant, tout endormi.

Aah, aah, ah, ah…

Bartholo.

Où étais-tu, peste d’étourdi, quand ce barbier est entré ici ?

L’Éveillé.

Monsieur, j’étais… ah, aah, ah…

Bartholo.

À machiner quelque espièglerie, sans doute ? Et tu ne l’as pas vu ?

L’Éveillé.

Sûrement je l’ai vu, puisqu’il m’a trouvé tout malade, à ce qu’il dit ; et faut bien que ça soit vrai, car j’ai commencé à me douloir dans tous les membres, rien qu’en l’en-entendant parl… Ah, ah, aah…

Bartholo le contrefait.

Rien qu’en l’en-entendant !… Où donc est ce vaurien de la Jeunesse ? Droguer ce petit garçon sans mon ordonnance ! Il y a quelque friponnerie là-dessous.



Scène VII

Les acteurs précédents, LA JEUNESSE arrive en vieillard, avec une canne en béquille ; il éternue plusieurs fois.
L’Éveillé, toujours bâillant.

La Jeunesse ?

Bartholo.

Tu éternueras dimanche.

La Jeunesse.

Voilà plus de cinquante… cinquante fois… dans un moment ! (Il éternue.) Je suis brisé.

Bartholo.

Comment ! je vous demande à tous deux s’il est entré quelqu’un chez Rosine, et vous ne me dites pas que ce barbier…

L’Éveillé, continuant de bâiller.

Est-ce que c’est quelqu’un donc, monsieur Figaro ? Aah, ah…

Bartholo.

Je parie que le rusé s’entend avec lui.

L’Éveillé, pleurant comme un sot.

Moi… Je m’entends !…

La Jeunesse., éternuant.

Eh mais, monsieur, y a-t-il… y a-t-il de la justice…

Bartholo.

De la justice ! C’est bon entre vous autres misérables, la justice ! Je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison.

La Jeunesse., éternuant.

Mais, pardi, quand une chose est vraie…

Bartholo.

Quand une chose est vraie ! si je ne veux pas qu’elle soit vraie, je prétends bien qu’elle ne soit pas vraie. Il n’y aurait qu’à permettre à tous ces faquins-là d’avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l’autorité.

La Jeunesse., éternuant.

J’aime autant recevoir mon congé. Un service terrible, et toujours un train d’enfer !

L’Éveillé, pleurant.

Un pauvre homme de bien est traité comme un misérable.

Bartholo.

Sors donc, pauvre homme de bien ! (Il les contrefait.) Et t’chi, et t’cha ; l’un m’éternue au nez, l’autre m’y bâille.

La Jeunesse.

Ah, monsieur, je vous jure que sans mademoiselle, il n’y aurait… il n’y aurait pas moyen de rester dans la maison.

(Il sort en éternuant.)
Bartholo.

Dans quel état ce Figaro les a mis tous ! Je vois ce que c’est : le maraud voudrait me payer mes cent écus sans bourse délier…



Scène VIII

BARTHOLO, DON BASILE ; FIGARO, caché dans le cabinet, paraît de temps en temps, et les écoute.
Bartholo continue.

Ah ! don Basile, vous veniez donner à Rosine sa leçon de musique ?

Basile.

C’est ce qui presse le moins.

Bartholo.

J’ai passé chez vous sans vous trouver.

Basile.

J’étais sorti pour vos affaires. Apprenez une nouvelle assez fâcheuse.

Bartholo.

Pour vous ?

Basile.

Non, pour vous. Le comte Almaviva est en cette ville.

Bartholo.

Parlez bas. Celui qui faisait chercher Rosine dans tout Madrid ?

Basile.

Il loge à la grande place, et sort tous les jours déguisé.

Bartholo.

Il n’en faut point douter, cela me regarde. Et que faire ?

Basile.

Si c’était un particulier, on viendrait à bout de l’écarter.

Bartholo.

Oui, en s’embusquant le soir, armé, cuirassé…

Basile.

Bone Deus, se compromettre ! Susciter une méchante affaire, à la bonne heure ; et pendant la fermentation calomnier à dire d’experts ; concedo.

Bartholo.

Singulier moyen de se défaire d’un homme !

Basile.

La calomnie, monsieur ! vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville en s’y prenant bien : et nous avons ici des gens d’une adresse !… D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?

Bartholo.

Mais quel radotage me faites-vous donc là, Basile ? Et quel rapport ce piano-crescendo peut-il avoir à ma situation ?

Basile.

Comment, quel rapport ! Ce qu’on fait partout pour écarter son ennemi, il faut le faire ici pour empêcher le vôtre d’approcher.

Bartholo.

D’approcher ! Je prétends bien épouser Rosine avant qu’elle apprenne seulement que ce comte existe.

Basile.

En ce cas, vous n’avez pas un instant à perdre.

Bartholo.

Et à qui tient-il, Basile ? Je vous ai chargé de tous les détails de cette affaire.

Basile.

Oui. Mais vous avez lésiné sur les frais ; et, dans l’harmonie du bon ordre, un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonances qu’on doit toujours préparer et sauver par l’accord parfait de l’or.

Bartholo, lui donnant de l’argent.

Il faut en passer par où vous voulez ; mais finissons.

Basile.

Cela s’appelle parler. Demain, tout sera terminé : c’est à vous d’empêcher que personne, aujourd’hui, ne puisse instruire la pupille.

Bartholo.

Fiez-vous-en à moi. Viendrez-vous ce soir, Basile ?

Basile.

N’y comptez pas. Votre mariage seul m’occupera toute la journée ; n’y comptez pas.

Bartholo l’accompagne.

Serviteur.

Basile.

Restez, docteur, restez donc.

Bartholo.

Non pas. Je veux fermer sur vous la porte de la rue.



Scène IX

FIGARO, seul, sortant du cabinet.

Oh ! la bonne précaution ! Ferme, ferme la porte de la rue, et moi je vais la rouvrir au comte en sortant. C’est un grand maraud que ce Basile ! heureusement il est encore plus sot. Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistance enfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Basile ! il médirait qu’on ne le croirait pas.



Scène X

ROSINE, accourant ; FIGARO.
Rosine.

Quoi ! vous êtes encore là, monsieur Figaro ?

Figaro.

Très-heureusement pour vous, mademoiselle. Votre tuteur et votre maître à chanter, se croyant seuls ici, viennent de parler à cœur ouvert…

Rosine.

Et vous les avez écoutés, monsieur Figaro ? Mais savez-vous que c’est fort mal !

Figaro.

D’écouter ? C’est pourtant tout ce qu’il y a de mieux pour bien entendre. Apprenez que votre tuteur se dispose à vous épouser demain.

Rosine.

Ah ! grands dieux !

Figaro.

Ne craignez rien ; nous lui donnerons tant d’ouvrage, qu’il n’aura pas le temps de songer à celui-là.

Rosine.

Le voici qui revient : sortez donc par le petit escalier. Vous me faites mourir de frayeur.

(Figaro s’enfuit.)



Scène XI

BARTHOLO, ROSINE.
Rosine.

Vous étiez ici avec quelqu’un, monsieur ?

Bartholo.

Don Basile que j’ai reconduit, et pour cause. Vous eussiez mieux aimé que c’eût été monsieur Figaro ?

Rosine.

Cela m’est fort égal, je vous assure.

Bartholo.

Je voudrais bien savoir ce que ce barbier avait de si pressé à vous dire ?

Rosine.

Faut-il parler sérieusement ? Il m’a rendu compte de l’état de Marceline, qui même n’est pas trop bien, à ce qu’il dit.

Bartholo.

Vous rendre compte ! Je vais parier qu’il était chargé de vous remettre quelque lettre.

Rosine.

Et de qui, s’il vous plaît ?

Bartholo.

Oh ! de qui ? De quelqu’un que les femmes ne nomment jamais. Que sais-je, moi ? Peut-être la réponse au papier de la fenêtre.

Rosine, à part.

Il n’en a pas manqué une seule. (Haut.) Vous mériteriez bien que cela fût.

Bartholo, regarde les mains de Rosine.

Cela est. Vous avez écrit.

Rosine, avec embarras.

Il serait assez plaisant que vous eussiez le projet de m’en faire convenir.

Bartholo, lui prenant la main droite.

Moi ! point du tout ; mais votre doigt encore taché d’encre ! Hein, rusée signora !

Rosine, à part.

Maudit homme !

Bartholo, lui tenant toujours la main.

Une femme se croit bien en sûreté, parce qu’elle est seule.

Rosine.

Ah ! sans doute… La belle preuve !… Finissez donc, monsieur, vous me tordez le bras. Je me suis brûlée en chiffonnant autour de cette bougie ; et l’on m’a toujours dit qu’il fallait aussitôt tremper dans l’encre ; c’est ce que j’ai fait.

Bartholo.

C’est ce que vous avez fait ? Voyons donc si un second témoin confirmera la déposition du premier. C’est ce cahier de papier où je suis certain qu’il y avait six feuilles ; car je les compte tous les matins, aujourd’hui encore.

Rosine, à part.

Oh ! imbécile !…

Bartholo, comptant.

Trois, quatre, cinq…

Rosine.

La sixième…

Bartholo.

Je vois bien qu’elle n’y est pas, la sixième.

Rosine, baissant les yeux.

La sixième, je l’ai employée à faire un cornet pour des bonbons que j’ai envoyés à la petite Figaro.

Bartholo.

À la petite Figaro ? Et la plume qui était toute neuve, comment est-elle devenue noire ? Est-ce en écrivant l’adresse de la petite Figaro ?

Rosine, à part.

Cet homme a un instinct de jalousie !… (Haut.) Elle m’a servi à retracer une fleur effacée sur la veste que je vous brode au tambour.

Bartholo.

Que cela est édifiant ! Pour qu’on vous crût, mon enfant, il faudrait ne pas rougir en déguisant coup sur coup la vérité ; mais c’est ce que vous ne savez pas encore.

Rosine.

Eh ! qui ne rougirait pas, monsieur, de voir tirer des conséquences aussi malignes des choses le plus innocemment faites ?

Bartholo.

Certes, j’ai tort : se brûler le doigt, le tremper dans l’encre, faire des cornets aux bonbons pour la petite Figaro, et dessiner ma veste au tambour ! quoi de plus innocent ? Mais que de mensonges entassés pour cacher un seul fait !… Je suis seule, on ne me voit point ; je pourrai mentir à mon aise. Mais le bout du doigt reste noir, la plume est tachée, le papier manque ; on ne saurait penser à tout. Bien certainement, signora, quand j’irai par la ville, un bon double tour me répondra de vous.



Scène XII

LE COMTE, BARTHOLO, ROSINE.
Le Comte, en uniforme de cavalier, ayant l’air d’être entre deux vins, et chantant : Réveillons-la, etc.
Bartholo.

Mais que nous veut cet homme ? Un soldat ! Rentrez chez vous, signora.

Le Comte chante : Réveillons-la, et s’avance vers Rosine.

Qui de vous deux, mesdames, se nomme le docteur Balordo ? (À Rosine, bas.) Je suis Lindor.

Bartholo.

Bartholo !

Rosine, à part.

Il parle de Lindor.

Le Comte.

Balordo, Barque-à-l’eau, je m’en moque comme de ça. Il s’agit seulement de savoir laquelle des deux… (À Rosine, lui montrant un papier.) Prenez cette lettre.

Bartholo.

Laquelle ! Vous voyez bien que c’est moi ! Laquelle ! Rentrez donc, Rosine ; cet homme paraît avoir du vin.

Rosine.

C’est pour cela, monsieur ; vous êtes seul. Une femme en impose quelquefois.

Bartholo.

Rentrez, rentrez ; je ne suis pas timide.



Scène XIII

LE COMTE, BARTHOLO.
Le Comte.

Oh ! je vous ai reconnu d’abord à votre signalement.

Bartholo, au comte qui serre la lettre.

Qu’est-ce que c’est donc que vous cachez là dans votre poche !

Le Comte.

Je le cache dans ma poche, pour que vous ne sachiez pas ce que c’est.

Bartholo.

Mon signalement ! Ces gens-là croient toujours parler à des soldats !

Le Comte.

Pensez-vous que ce soit une chose si difficile à faire que votre signalement ?

(Air : Ici sont venus en personne.)

Le chef branlant, la tête chauve,
Les yeux vérons, le regard fauve,
L’air farouche d’un Algonquin,
La taille lourde et déjetée,
L’épaule droite surmontée,
Le teint grenu d’un Maroquin,
Le nez fait comme un baldaquin,
La jambe potte et circonflexe,
Le ton bourru, la voix perplexe,
Tous les appétits destructeurs ;
Enfin la perle des docteurs.

Bartholo.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Êtes-vous ici pour m’insulter ? Délogez à l’instant.

Le Comte.

Déloger ! Ah ! fi ! que c’est mal parler ! Savez-vous lire, docteur… Barbe à l’eau ?

Bartholo.

Autre question saugrenue.

Le Comte.

Oh ! que cela ne vous fasse pas de peine ; car, moi qui suis pour le moins aussi docteur que vous…

Bartholo.

Comment cela ?

Le Comte.

Est-ce que je ne suis pas le médecin des chevaux du régiment ? Voilà pourquoi l’on m’a exprès logé chez un confrère.

Bartholo.

Oser comparer un maréchal !…

Le Comte.
(Air : Vive le Vin.)

(Sans chanter.)
Non, docteur, je ne prétends pas
Que notre art obtienne le pas
Sur Hippocrate et sa brigade.
(En chantant.)
Votre savoir, mon camarade,
Est d’un succès plus général ;
Car s’il n’emporte point le mal,
Il emporte au moins le malade.

C’est-il poli ce que je vous dis là ?

Bartholo.

Il vous sied bien, manipuleur ignorant, de ravaler ainsi le premier, le plus grand et le plus utile des arts !

Le Comte.

Utile tout à fait, pour ceux qui l’exercent.

Bartholo.

Un art dont le soleil s’honore d’éclairer les succès.

Le Comte.

Et dont la terre s’empresse de couvrir les bévues.

Bartholo.

On voit bien, malappris, que vous n’êtes habitué de parler qu’à des chevaux.

Le Comte.

Parler à des chevaux ? Ah ! docteur, pour un docteur d’esprit… N’est-il pas de notoriété que le maréchal guérit toujours ses malades sans leur parler ; au lieu que le médecin parle beaucoup aux siens…

Bartholo.

Sans les guérir, n’est-ce pas ?

Le Comte.

C’est vous qui l’avez dit.

Bartholo.

Qui diable envoie ici ce maudit ivrogne ?

Le Comte.

Je crois que vous me lâchez des épigrammes, l’Amour !

Bartholo.

Enfin que voulez-vous ? que demandez-vous ?

Le Comte, feignant une grande colère.

Eh bien donc ! il s’enflamme ! Ce que je veux ? est-ce que vous ne le voyez pas ?



Scène XIV

ROSINE, LE COMTE, BARTHOLO.
Rosine, accourant.

Monsieur le soldat, ne vous emportez point, de grâce ! (À Bartholo.) Parlez-lui doucement, monsieur : un homme qui déraisonne…

Le Comte.

Vous avez raison ; il déraisonne, lui ; mais nous sommes raisonnables, nous ! Moi poli, et vous jolie… enfin, suffit. La vérité, c’est que je ne veux avoir à faire qu’à vous dans la maison.

Rosine.

Que puis-je pour votre service, monsieur le soldat ?

Le Comte.

Une petite bagatelle, mon enfant. Mais s’il y a de l’obscurité dans mes phrases…

Rosine.

J’en saisirai l’esprit.

Le Comte, lui montrant la lettre.

Non, attachez-vous à la lettre, à la lettre. Il s’agit seulement… mais je dis en tout bien, tout honneur, que vous me donniez à coucher ce soir.

Bartholo.

Rien que cela ?

Le Comte.

Pas davantage. Lisez le billet doux que notre maréchal des logis vous écrit.

Bartholo.

Voyons. (Le comte cache la lettre, et lui donne un autre papier. Bartholo lit.) « Le docteur Bartholo recevra, nourrira, hébergera, couchera… »

Le Comte, appuyant.

Couchera.

Bartholo.

« Pour une nuit seulement, le nommé Lindor, dit l’Écolier, cavalier au régiment… »

Rosine.

C’est lui, c’est lui-même.

Bartholo, vivement, à Rosine.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Le Comte.

Eh bien ! ai-je tort à présent, docteur Barbaro ?

Bartholo.

On dirait que cet homme se fait un malin plaisir de m’estropier de toutes les manières possibles. Allez au diable, Barbaro, Barbe à l’eau ! et dites à votre impertinent maréchal des logis que, depuis mon voyage à Madrid, je suis exempt de loger des gens de guerre.

Le Comte, à part.

Ô Ciel ! fâcheux contre-temps !

Bartholo.

Ah, ah ! notre ami, cela vous contrarie et vous dégrise un peu ! Mais n’en décampez pas moins à l’instant.

Le Comte, à part.

J’ai pensé me trahir. (Haut.) Décamper ! Si vous êtes exempt de gens de guerre, vous n’êtes pas exempt de politesse, peut-être ? Décamper ! Montrez-moi votre brevet d’exemption ; quoique je ne sache pas lire, je verrai bientôt…

Bartholo.

Qu’à cela ne tienne. Il est dans ce bureau.

Le Comte, pendant qu’il y va, dit, sans quitter sa place :

Ah ! ma belle Rosine !

Rosine.

Quoi ! Lindor, c’est vous !

Le Comte.

Recevez au moins cette lettre.

Rosine.

Prenez garde, il a les yeux sur nous.

Le Comte.

Tirez votre mouchoir, je la laisserai tomber.

(Il s’approche.)
Bartholo.

Doucement, doucement, seigneur soldat ! je n’aime point qu’on regarde ma femme de si près.

Le Comte.

Elle est votre femme ?

Bartholo.

Eh ! quoi donc ?

Le Comte.

Je vous ai pris pour son bisaïeul paternel, maternel, sempiternel ; il y a au moins trois générations entre elle et vous.

Bartholo lit un parchemin.

« Sur les bons et fidèles témoignages qui nous ont été rendus… »

Le Comte donne un coup de main sous les parchemins, qui les envoie au plancher.

Est-ce que j’ai besoin de tout ce verbiage ?

Bartholo.

Savez-vous bien, soldat, que si j’appelle mes gens, je vous fais traiter sur-le-champ comme vous le méritez ?

Le Comte.

Bataille ! Ah ! volontiers, bataille ! c’est mon métier, à moi (montrant son pistolet de ceinture) : et voici de quoi leur jeter de la poudre aux yeux. Vous n’avez peut-être jamais vu de bataille, Madame ?

Rosine.

Ni ne veux en voir.

Le Comte.

Rien n’est pourtant aussi gai que bataille. Figurez-vous (poussant le docteur) d’abord que l’ennemi est d’un côté du ravin, et les amis de l’autre. (À Rosine, en lui montrant la lettre.) Sortez le mouchoir. (Il crache à terre.) Voilà le ravin, cela s’entend.

(Rosine tire son mouchoir, le comte laisse tomber sa lettre entre elle et lui.)
Bartholo, se baissant.

Ah, ah !

Le Comte la reprend et dit :

Tenez… moi qui allais vous apprendre ici les secrets de mon métier… Une femme bien discrète, en vérité ! ne voilà-t-il pas un billet doux qu’elle laisse tomber de sa poche ?

Bartholo.

Donnez, donnez.

Le Comte.

Dulciter, papa ! chacun son affaire. Si une ordonnance de rhubarbe était tombée de la vôtre ?

Rosine avance la main.

Ah ! je sais ce que c’est, monsieur le soldat.

(Elle prend la lettre, qu’elle cache dans la petite poche de son tablier.)
Bartholo.

Sortez-vous enfin ?

Le Comte.

Eh bien, je sors : adieu, docteur ; sans rancune. Un petit compliment, mon cœur : priez la mort de m’oublier encore quelques campagnes ; la vie ne m’a jamais été si chère.

Bartholo.

Allez toujours ; si j’avais ce crédit-là sur la mort…

Le Comte.

Sur la mort ? N’êtes-vous pas médecin ? vous faites tant de choses pour elle, qu’elle n’a rien à vous refuser.

(Il sort.)



Scène XV

BARTHOLO, ROSINE.
Bartholo le regarde aller.

Il est enfin parti. (À part.) Dissimulons.

Rosine.

Convenez pourtant, monsieur, qu’il est bien gai, ce jeune soldat ! À travers son ivresse, on voit qu’il ne manque ni d’esprit, ni d’une certaine éducation.

Bartholo.

Heureux, m’amour, d’avoir pu nous en délivrer ! Mais n’es-tu pas un peu curieuse de lire avec moi le papier qu’il t’a remis ?

Rosine.

Quel papier ?

Bartholo.

Celui qu’il a feint de ramasser pour te le faire accepter.

Rosine.

Bon ! c’est la lettre de mon cousin l’officier, qui était tombée de ma poche.

Bartholo.

J’ai idée, moi, qu’il l’a tirée de la sienne.

Rosine.

Je l’ai très bien reconnue.

Bartholo.

Qu’est-ce qu’il te coûte d’y regarder ?

Rosine.

Je ne sais pas seulement ce que j’en ai fait.

Bartholo, montrant la pochette.

Tu l’as mise là.

Rosine.

Ah, ah ! par distraction.

Bartholo.

Ah ! sûrement. Tu vas voir que ce sera quelque folie.

Rosine, à part.

Si je ne le mets pas en colère, il n’y aura pas moyen de refuser.

Bartholo.

Donne donc, mon cœur.

Rosine.

Mais, quelle idée avez-vous, en insistant, monsieur ? est-ce encore quelque méfiance ?

Bartholo.

Mais vous, quelle raison avez-vous de ne pas la montrer ?

Rosine.

Je vous répète, monsieur, que ce papier n’est autre que la lettre de mon cousin, que vous m’avez rendue hier toute décachetée ; et puisqu’il en est question, je vous dirai tout net que cette liberté me déplaît excessivement.

Bartholo.

Je ne vous entends pas !

Rosine.

Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent ? Pourquoi vous donnez-vous les airs de toucher à ceux qui me sont adressés ? Si c’est jalousie, elle m’insulte ; s’il s’agit de l’abus d’une autorité usurpée, j’en suis plus révoltée encore.

Bartholo.

Comment, révoltée ! Vous ne m’avez jamais parlé ainsi.

Rosine.

Si je me suis modérée jusqu’à ce jour, ce n’était pas pour vous donner le droit de m’offenser impunément.

Bartholo.

De quelle offense parlez-vous ?

Rosine.

C’est qu’il est inouï qu’on se permette d’ouvrir les lettres de quelqu’un.

Bartholo.

De sa femme ?

Rosine.

Je ne la suis pas encore. Mais pourquoi lui donnerait-on la préférence d’une indignité qu’on ne fait à personne ?

Bartholo.

Vous voulez me faire prendre le change et détourner mon attention du billet, qui sans doute est une missive de quelque amant ; mais je le verrai, je vous assure.

Rosine.

Vous ne le verrez pas. Si vous m’approchez, je m’enfuis de cette maison, et je demande retraite au premier venu.

Bartholo.

Qui ne vous recevra point.

Rosine.

C’est ce qu’il faudra voir.

Bartholo.

Nous ne sommes pas ici en France, où l’on donne toujours raison aux femmes : mais, pour vous en ôter la fantaisie, je vais fermer la porte.

Rosine, pendant qu’il y va.

Ah ciel ! que faire ?… Mettons vite à la place la lettre de mon cousin, et donnons-lui beau jeu de la prendre.

(Elle fait l’échange, et met la lettre du cousin dans sa pochette, de façon qu’elle sorte un peu.)
Bartholo, revenant.

Ah ! j’espère maintenant la voir.

Rosine.

De quel droit, s’il vous plaît ?

Bartholo.

Du droit le plus universellement reconnu, celui du plus fort.

Rosine.

On me tuera plutôt que de l’obtenir de moi.

Bartholo, frappant du pied.

Madame ! madame !…

Rosine tombe sur un fauteuil et feint de se trouver mal.

Ah ! quelle indignité !…

Bartholo.

Donnez cette lettre, ou craignez ma colère.

Rosine, renversée.

Malheureuse Rosine !

Bartholo.

Qu’avez-vous donc ?

Rosine.

Quel avenir affreux !

Bartholo.

Rosine !

Rosine.

J’étouffe de fureur.

Bartholo.

Elle se trouve mal.

Rosine.

Je m’affaiblis, je meurs.

Bartholo lui tâte le pouls et dit à part :

Dieux ! la lettre ! Lisons-la sans qu’elle en soit instruite.

(Il continue à lui tâter le pouls, et prend la lettre, qu’il tâche de lire en se tournant un peu.)
Rosine, toujours renversée.

Infortunée ! ah !…

Bartholo lui quitte le bras, et dit à part :

Quelle rage a-t-on d’apprendre ce qu’on craint toujours de savoir !

Rosine.

Ah ! pauvre Rosine !

Bartholo.

L’usage des odeurs… produit ces affections spasmodiques.

(Il lit par-derrière le fauteuil en lui tâtant le pouls. Rosine se relève un peu, le regarde finement, fait un geste de tête, et se remet sans parler.)

Bartholo, à part.

Ô Ciel ! c’est la lettre de son cousin. Maudite inquiétude ! Comment l’apaiser maintenant ? Qu’elle ignore au moins que je l’ai lue !

(Il fait semblant de la soutenir, et remet la lettre dans la pochette.)
Rosine soupire.

Ah !…

Bartholo.

Eh bien ! ce n’est rien, mon enfant ; un petit mouvement de vapeurs, voilà tout ; car ton pouls n’a seulement pas varié.

(Il va prendre un flacon sur la console.)
Rosine, à part.

Il a remis la lettre ! fort bien.

Bartholo.

Ma chère Rosine, un peu de cette eau spiritueuse.

Rosine.

Je ne veux rien de vous : laissez-moi.

Bartholo.

Je conviens que j’ai montré trop de vivacité sur ce billet.

Rosine.

Il s’agit bien du billet ! C’est votre façon de demander les choses qui est révoltante.

Bartholo, à genoux.

Pardon : j’ai bientôt senti tous mes torts ; et tu me vois à tes pieds, prêt à les réparer.

Rosine.

Oui, pardon ! lorsque vous croyez que cette lettre ne vient pas de mon cousin.

Bartholo.

Qu’elle soit d’un autre ou de lui, je ne veux aucun éclaircissement.

Rosine, lui présentant la lettre.

Vous voyez qu’avec de bonnes façons, on obtient tout de moi. Lisez-la.

Bartholo.

Cet honnête procédé dissiperait mes soupçons, si j’étais assez malheureux pour en conserver.

Rosine.

Lisez-la donc, monsieur.

Bartholo se retire.

À Dieu ne plaise que je te fasse une pareille injure !

Rosine.

Vous me contrariez de la refuser.

Bartholo.

Reçois en réparation cette marque de ma parfaite confiance. Je vais voir la pauvre Marceline, que ce Figaro a, je ne sais pourquoi, saignée du pied : n’y viens-tu pas aussi ?

Rosine.

J’y monterai dans un moment.

Bartholo.

Puisque la paix est faite, mignonne, donne-moi ta main. Si tu pouvais m’aimer, ah ! comme tu serais heureuse.

Rosine, baissant les yeux.

Si vous pouviez me plaire, ah ! comme je vous aimerais.

Bartholo.

Je te plairai, je te plairai ; quand je te dis que je te plairai !

(Il sort.)



Scène XVI

ROSINE le regarde aller.

Ah ! Lindor ! Il dit qu’il me plaira !… Lisons cette lettre, qui a manqué de me causer tant de chagrin. (Elle lit et s’écrie.) Ha !… j’ai lu trop tard ; il me recommande de tenir une querelle ouverte avec mon tuteur ; j’en avais une si bonne ! et je l’ai laissée échapper. En recevant la lettre, j’ai senti que je rougissais jusqu’aux yeux. Ah ! mon tuteur a raison : je suis bien loin d’avoir cet usage du monde qui, me dit-il souvent, assure le maintien des femmes en toute occasion ! Mais un homme injuste parviendrait à faire une rusée de l’innocence même.