Le Baron de Saint-Castin, chef abénaquis/05

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Éditions de l'Action canadienne-française (p. 89-107).


CHAPITRE V


LES SAUVAGES DE SAINT-CASTIN
AU SECOURS DE LA FRANCE


— I —


Phipps.Sir William Phipps devenait commandant militaire à Boston.

Ce pittoresque aventurier, né le 2 février 1650, à Woodwink sur la Sheepscot, était fils d’un colon, père de 26 enfants dont 21 garçons, qui exerçait parfois le métier d’armurier et qui mourut jeune. William, ne sachant ni lire ni écrire, garda les troupeaux jusqu’à l’âge de 13 ans, puis aida sa mère dans l’exploitation de sa ferme. Entré en qualité d’apprenti chez un charpentier de navires, à 18 ans, il y prit le goût de la mer ; ensuite, embarqué avec un forban, il rencontra la fortune aux environs de La Plata, où il trouva un galion espagnol coulé et rempli d’or. Au retour de ce voyage, riche de 300,000 livres, il épousa une demoiselle Spencer, veuve de John Hull, marchand de Boston, bien nantie elle aussi des biens de ce monde. En conséquence de quoi, le bon roi d’Angleterre le fit chevalier et « shérif de la Nouvelle-Angleterre ». La patente lui coûtait plusieurs centaines de guinées, note l’honnête Mather.

En 1690, on l’improvisait amiral, moins pour ses connaissances navales que parce qu’il équipait la flotte à ses frais.

« L’amiral Guillaume Phipps, homme de fortune et d’un mérite proportionné à sa première condition de charpentier », ainsi que dit Charlevoix, mettait à la voile pour l’Acadie, dans les derniers jours d’avril. Le jeudi 1er  mai, lit-on dans le journal de l’expédition 1 à dix heures du matin, « nous jetions l’ancre aux Monts-Déserts, lieu du rendez-vous ; dans la soirée, le capitaine John Alden, qu’on avait chargé d’aller reconnaître les îles et d’observer le fort Penobscut et de s’enquérir au sujet de Casteen rapporta que Casteen était parti de là (il s’en allait à l’assaut de Casco avec Portneuf), que 200 sauvages étaient dans le fort et que les sentinelles avancées tirèrent plusieurs coups de mousquet sur son parti le long du rivage ».

Un nommé Laverdure, fait prisonnier, donna, sur Port-Royal, des renseignements si encourageants pour les Anglais qu’ils s’y rendirent incontinent.

Ces renseignements avaient de quoi donner de la bravoure à un homme appuyé de huit vaisseaux montés de 700 à 800 hommes. À en croire Charlevoix, Menneval, déjà abattu par la maladie, avait alors pour toute armée 86 hommes de garnison, 18 canons en mauvais état, dans un fort en pleines réparations, et il ne lui restait aucun officier. Priée de participer à la défense, la population, habituée à ces événements et connaissant d’avance le résultat final, ne voulut pas s’exposer inutilement à de lourdes représailles. Trois habitants seulement répondirent à l’appel.

Le 19 mai, un trompette débarqué par Phipps sommait Menneval de se rendre. Résigné à son sort, le pauvre gouverneur envoya l’abbé Petit, à défaut d’un officier, négocier la capitulation. Petit obtint des conditions honorables. Le gouverneur et ses troupes sortiraient avec armes et bagages et seraient conduits en terre française. Les habitants devaient garder leurs biens et leurs droits, y compris la liberté de conscience. Sir William refusa, toutefois, de s’engager par écrit ; sa parole de général suffisait. L’abbé Petit était sceptique, ainsi qu’il l’écrivait plus tard : « Il y a bien de l’apparence que Phipps prit dès alors la résolution de tout accorder et de ne rien tenir ». Le lendemain, Phipps renouvelait ses promesses, en présence de Menneval et de Gouttins, sur son navire-amiral, le Six-Friends.

La « parole de général » ne tint pas longtemps, ainsi que le redoutait Petit. Ayant débarqué 450 hommes et constaté la faiblesse de la place, Phipps allégua le prétexte de quelques marchandises cachées dans les bois pour y manquer. Il désarma la garnison et l’enferma dans l’église, puis il constitua prisonniers, sur un navire, Menneval, le curé Petit et son vicaire, Claude Trouvé 2. Phipps réunit les habitants à l’église. Sous la menace de brûler leurs maisons et de les expatrier, il les força à prêter « serment de fidélité aux rois d’Angleterre Guillaume et Marie » (Charlevoix). Lawrence n’employa pas d’autre tactique, lors du grand dérangement.

Ensuite, note cyniquement le journal de l’expédition, « nous avons renversé la croix, pillé l’église, démoli le maître-autel et brisé les images. Nous avons déposé notre butin, nos armes et munitions à l’entrepôt de M. Nelson ».

Pendant douze jours, les troupes eurent toute liberté de piller dans les campagnes environnantes. Outre « plusieurs actions infâmes », les soldats tuèrent les « bestes à cornes et les moutons », brûlèrent les habitations et s’emparèrent même des « nippes » des habitants.

Phipps n’oublia pas de prendre la pelleterie dans les magasins de la Compagnie de l’Acadie. En bon pirate, il établit le bilan de l’opération : « les frais dépassèrent de 30 000 livres les profits du butin ». Mais, avantage bien apprécié, on but pendant longtemps, à Boston, de l’eau-de-vie à bon compte.

On n’oubliait pas qu’un des buts du voyage était de réduire la superbe de Saint-Castin. Assez lâchement, le lundi 19, « la fille de M. St. Casteen fut amenée à bord dans la soirée ». En même temps, le capitaine John Alden, commandant du sloop Mary mettait à la voile pour Saint-Jean, Passamaquodie, Machois et Pentagoët, afin de rechercher les Français et leur faire prêter serment, à défaut de quoi il les traiterait en ennemis.

Il recevait des instructions très précises au sujet du chantage à opérer chez Saint-Castin :

« Particulièrement, vous traiterez avec M. St Casteen au sujet de la libération des captifs et vous lui promettrez en échange des prisonniers, la liberté de sa fille ; vous l’assurerez aussi que, s’il prête les serments d’allégeance, ses terres et moulins saisis à Port-Royal lui seront remis. Vous traiterez avec lui, de plus, à propos d’un voyage à Boston, lui faisant la promesse qu’il pourrait à son gré retourner librement, mais s’il vous donne de suffisantes et satisfaisantes raisons de ne pas aller à Boston tout de suite, vous lui accorderez la faculté de venir peu de temps après vous. S’il est possible de conclure une paix honorable avec les Français et les Peaux-Rouges, vous la préconiserez dans votre discours à M. Casteen ou autrement. Ce dont, en justice, en équité et en nécessité, vous aurez convenu avec lui ou avec eux sera ratifié et confirmé ».

Saint-Castin ne pouvait se rendre à Boston, puisqu’il guerroyait du côté de Casco. Aussi Phipps prit-il des mesures immédiates contre lui.

Le commandant anglais laissa Port-Royal sans garnison, sous le gouvernement d’un conseil composé du sergent Chevalier, institué commandant de la place, et de six habitants. L’article 6 des instructions qu’il donnait au conseil se lisait : « Vous prendrez possession des maisons. terres, moulins, etc., appartenant à M. St. Casteen et rendrez compte des améliorations à exécuter quand demande en sera faite ».

À la suite de quoi, Phipps rentrait à Boston, tout fier de son facile exploit, avec l’intention de préparer une formidable expédition contre la Nouvelle-France.

On connaît l’histoire. À l’automne de 1690, Phipps conduisait vers Québec 34 vaisseaux, montés de 2 300 hommes. Il trouva à qui parler et la réponse que lui fit Frontenac « par la bouche de ses canons », lui plut médiocrement. Il partit, sans demander son reste et, sur la route du retour, perdit une partie de sa flotte en mer.

On sait moins que Frontenac, loin d’être pris au dépourvu, attendait Phipps de pied ferme, ayant été prévenu par un courrier de Saint-Castin. En effet, Frontenac écrivait au ministre, le 12 novembre 1690 :

« J’allois m’embarquer pour Montréal lorsque je reçus le 10 octobre à 3 heures après-midi une lettre du major de Québec, par laquelle il me donnoit avis qu’un Abénaquis considérable du côté de l’Acadie étoit venu exprès par ordre de sa nation, pour m’avertir qu’il y avoit plus d’un mois qu’il était parti de Boston une flotte très nombreuse avec beaucoup de troupes dessus, dans le dessein de venir attaquer et prendre Québec » 3.


— II —


Villebon. — Les deux adversaires, Nouvelle-France et Nouvelle-Angleterre, venaient de fournir un effort considérable. Il y eut un temps d’arrêt dans les entreprises guerrières, sauf chez les Abénaquis. Ainsi que l’écrit Bacqueville de la Potherie (vol. III, p. 86), ils portèrent le fer et le feu jusqu’aux portes de Boston « ayant toujours été maîtres de la campagne : et quand j’avancerois que quarante Abénaquis se battirent contre six cens Anglois qu’ils mirent en fuite après leur en avoir tué quantité, c’est un témoignage que je rends à ces guerriers qui sont les plus redoutables ennemis de cette nation ». Le brave Bacqueville résume l’histoire avec quelque brutalité, mais, dans l’ensemble, il a raison 4.


M. de Menneval, dégoûté de son commandement, en fut enfin relevé. Il eut pour successeur un Canadien né à Québec, Robineau de Villebon, fils du baron de Portneuf seigneur de Bécancour, et de Marie-Anne Le Neuf de la Potherie, sœur du La Vallière qui avait précédé Perrot au gouvernement de l’Acadie.

Villebon avait servi pendant dix années dans l’armée française. On le nommait comme à regret (un Canadien !) « en attendant que Sa Majesté ait pourvu autrement au commandement de l’Acadie ». À vrai dire, il avait intrigué pour obtenir le poste et réussi grâce à des promesses mirifiques, qu’on lui rappela souvent par la suite 5.

Il arrivait de La Rochelle avec un renfort de 15 soldats, le 11 juin 1690, justement comme le vainqueur Phipps se retirait de Port-Royal. Il échappa de justesse à l’escadre ennemie 6. La transmission des pouvoirs se serait faite entre deux prisonniers, l’ancien et le nouveau gouverneurs, ce qui n’aurait pas manqué de pittoresque. Mais les historiens ont perdu ce beau thème.

Villebon se rendit à Québec, d’où, à bord de l’Union, il gagna la rivière Saint-Jean. Les vents ayant immobilisé le navire à l’embouchure de ce cours d’eau, le gouverneur monta à Jemseck en canot. Deux forbans anglais de l’île Marie-Galante s’emparèrent alors de l’Union, et de Perrot qui faisait la traite sur les côtes. Villebon réunit les sauvages et les exhorta à la guerre contre les Anglais, leur promettant, de la part du roi, un bon dédommagement.

Après quoi, il repassa en France afin d’exposer au ministre Pontchartrain la nécessité de reprendre l’Acadie.

Port-Royal détruit, écrivait-il en février 1691, postons-nous sur la rivière Saint-Jean le plus près possible des sauvages nos alliés « pour estre en estât de les secourir de munitions, les assister de conseils, leur faire connoistre la protection que le Roy leur donne et se mettre à leur teste pour les partis que l’on formeroit sur les habitans de la Nouvelle-Angleterre ». Ménageons-les, ajoutait-il ; envoyons « une personne qui connoisse la manière de ces sauvages et soit capable de les commander ». On épargnerait ainsi les frais d’une garnison. Les indigènes étaient du reste plus utiles que les soldats peu au courant des choses d’Amérique. Il fallait attirer dans la région cinq ou six gentilshommes du pays « que l’on mettroit à la teste des partis que formeroient ces sauvages ». Avec eux l’année précédente, Portneuf n’avait-il pas réduit cinq forts anglais ? On ruinerait ainsi toute la campagne anglaise. Mais la France devrait fournir un petit secours 7.

Deux mois plus tard, le ministre donnait instructions à Villebon d’annoncer son arrivée à Saint-Jean et Pentagoët afin de trouver à son retour les sauvages prêts à organiser tout de suite des partis contre les Anglais, comme ils lui en avaient exprimé le désir. Villebon avait pour mission de « faire agir les dits Cannibats et s’employer avec eux à faire la guerre à ceux de la Nouvelle-Angleterre ». Il devait s’embarquer sur le Soleil d’Afrique à Québec, après avoir pris les ordres de Frontenac 8.

Villebon échappa à ce rôle subalterne. Le roi avait des visées plus hautes pour lui.


Louis XIV, en pleine campagne militaire, « au camp devant Mons », le 7 avril 1691, élaborait un plan impossible même sur le papier. De ce document, il ressortait que le roi voulait bien garder l’Acadie (que de grâces !) mais sans y consacrer ni un soldat ni des sommes suffisantes.

« En attendant que Sa Majesté exécute la résolution où Elle est de restablir le Port Royal », Villebon devait se tirer d’affaire avec des moyens de fortune. Lésinerie, lanterneries, c’était la continuation de la constante politique de la France à l’égard de l’Acadie 9.

Le roi accordait à Villebon la frégate royale le Soleil d’Afrique, le plus fin voilier de l’époque au dire de Charlevoix, que commandait le corsaire canadien Denys de Bonaventure. Il promettait ensuite, avec magnificence, cinquante soldats… à prendre dans les prisons de Boston, parmi ceux que Phipps avait ramassés à Port-Royal 10.

Le 11 novembre, Frontenac faisait connaître qu’il n’y avait que six prisonniers libérés. Villebon n’en vit jamais un seul autre, tant les Anglais se jouaient de lui 11. On n’obtint satisfaction qu’en 1695, quand on eut recours aux bons offices de Saint-Castin, décidément indispensable dans toutes les affaires de l’Acadie.


— III —


Les Abénaquis, sauveurs de l’Acadie. — Au fond, le roi ne comptait que sur les sauvages.

« Le Roy ayant été de nouveau informé, écrivait-il du camp de Mons, de l’affection des Canibats à son service et de tout ce qu’ils ont exécuté contre ceux de la Nouvelle-Angleterre, et voulant en mesme temps maintenir la possession de l’Acadie avec leur secours, en attendant que Sa Majesté exécute la résolution où Elle est de rétablir le Port Royal. » Une autre fois : « Estant très important à la France septentrionale de maintenir sous l’obéissance de Sa Majesté les sauvages de l’Acadie qui font barrière contre les Anglais » 12. Et encore : « Quelque précaution que l’on puisse prendre pour la conservation de l’Acadie… on ne saurait y réussir avec le peu de forces qu’il y a… Tout ce qu’on peut faire est d’envoyer de temps en temps des munitions comme on a fait aux habitants des mines de Beaubassin… comme aussi d’engager les Canibats et Abénaquis… à être toujours en action pour harceler les Anglais et détruire leurs campagnes » 13. « Il est certain qu’il est de grande conséquence de maintenir les Canibats et les autres sauvages dans le service de Sa Majesté » 14.

À vrai dire, Villebon en était responsable. Dans son désir d’obtenir l’emploi de gouverneur, n’avait-il pas été, ainsi que l’écrit Charlevoix (I, 110), jusqu’à se faire fort de tenir tête aux Anglais avec les seuls Abénaquis ? Malgré sa lésinerie à l’égard de l’Acadie, le roi sentait bien que, même si les sauvages consentaient à se battre pour ses beaux yeux et pour des prunes, ils n’y arriveraient pas sans vivres. Mais ils ne devaient pas distraire de la guerre le temps nécessaire à la recherche de leur subsistance. Aussi écrivait-il de Mons :

« Sa Majesté a jugé à propos de leur faire fournir dans les lieux de leur demeure le secours qu’ils luy ont fait demander par le Sr de Villebon, afin de ménager le temps qu’ils employeraient inutilement à l’aller chercher à Québec, estant certain qu’ils consommeraient pendant un si long voyage, la plus grande partie de leurs munitions à faire la chasse pour leur subsistance ».

Il devait être consacré 3 500 livres aux munitions, armes, vivres et ustensiles destinés aux Abénaquis. Le roi pressait l’envoi de secours, dont le retard immobilisait les sauvages. Du reste, on se désintéressa bientôt de ce beau mouvement et les secours n’arrivèrent jamais avec régularité.

Afin d’entraîner les sauvages, le roi-soleil ne reculait même pas devant certains moyens de persuasion que nous appellerions aujourd’hui bourrage de crâne. Frontenac parle quelque part d’un sauvage qui ayant fait le voyage de France « ne peut se lasser d’exagérer tous les bons traitements qu’il a reçeus en France, ce qui ne peut manquer de faire un bon effect sur l’esprit de ces Sauvages et qui les consolera de la perte de son camarade qui est mort de la petite vérole à Niort » 15.


Le roi élaborait un projet, magnifique dans les bureaux de Versailles ou sous les tentes de Mons. Les sauvages constitueraient toute l’armée. Malgré les circonlocutions, telle était bien l’intention du roi. Il s’annexait les indigènes sans plus de cérémonie et il leur désignait des officiers. Villebon, écrivait-il, « pourra s’aller mettre à la teste desdits Canibats avec le Sr de Portneuf comme son lieutenant, quatre ou cinq officiers réformez entretenus en Canada et quelques Canadiens qui seront nommez et choisis par ledit Sr de Frontenac au nombre qu’il trouvera à propos jusques à celuy de quarante ».

En réalité, peu d’officiers combattirent avec les Abénaquis et aucun ne resta chez eux plus que le temps d’une brève campagne. Quelques Canadiens envoyés à Villebon l’abandonnèrent 16.

Villebon n’intervint jamais directement chez les indigènes. Il n’avait pas trop de ressources pour son propre fort. Et puis, étant canadien, il avait une conception plus juste que les commis de Versailles des relations avec les sauvages. Ceux-ci ne se considéraient pas comme les sujets du roi et, par conséquent, n’en acceptaient pas les ordres. Ils étaient des alliés, dont il fallait marchander la collaboration. Ils avaient leurs chefs de guerre, ils n’avaient que faire des officiers français. Enfin, Saint-Castin représentait la France chez eux. Ils n’auraient pas aisément souffert qu’un blanc supplantât le Français devenu un des leurs.

Le roi le prenait de bien haut. Si les Indiens ne réalisaient pas l’espoir mis en eux, on leur enlèverait les officiers 17.


Avec l’armée constituée comme le prévoyaient les instructions du camp de Mons, Villebon devait battre à plates coutures une colonie qui venait, en un tournemain, d’équiper trente-quatre navires, montés de 2 300 soldats en vue de l’attaque contre Québec.

Dans la capitale de la Nouvelle-France, où Villebon se rendit au retour de France, Frontenac sentit tout le ridicule de la situation. Il employa le Soleil d’Afrique, jusqu’en septembre, à croiser dans le Saint-Laurent. Après quoi, Bonaventure mena Villebon à Port-Royal.

Le gouverneur de l’Acadie trouva sa petite capitale sans garnison. Il hissa les couleurs françaises, puis il délia la population de son serment de fidélité au roi d’Angleterre. Mais les Acadiens, constatant que la France ne se prémunissait pas plus qu’auparavant contre les incursions anglaises, apercevaient dans le retour des Français la perspective de nouvelles dévastations.

Villebon s’en alla en amont de Jemseck, à Naxouat, construire le fort Saint-Joseph dont il fit sa capitale. En route, il captura un navire bostonnais, qui amenait à Port-Royal le colonel Edward Tyng, et le tortueux John Nelson récemment nommé commissaire de la Nouvelle-Écosse. Villebon les envoya à Québec.


Le succès des partis organisés par Frontenac, exploité ensuite par les guerriers indiens, puis le lamentable fiasco de Phipps devant Québec avaient paralysé la Nouvelle-Angleterre, ainsi que nous l’avons vu. Villebon était tranquille. Il se porta même à l’attaque, modestement, afin de répondre dans une certaine mesure à l’espoir du roi.

Comme les sauvages déposaient les armes, à cause des difficultés du ravitaillement, il eut recours aux corsaires, Robineau de Nantes, François Guyon, et surtout Pierre Maisonnat qui ensevelissait sous le nom de Baptiste une vie tumultueuse et une bigamie accentuée.


— IV —


Les Indiens reprennent les armes. — Les Abénaquis avaient d’abord respecté la trêve signée en novembre 1690, au point que Saint-Castin avait envoyé par canots des lettres dans lesquelles le gouverneur de Boston priait Frontenac d’inviter les Abénaquis et les autres Indiens à relâcher leurs prisonniers. Ainsi, la paix revenue, notre homme reprenait-il contact avec la Nouvelle-Angleterre. Neutre à ce moment-là, comme ses Abénaquis, il servait d’intermédiaire entre les gouverneurs séparés par l’état de guerre.

Mais, dès janvier 1691, des bandes se lançaient sur le sentier de la guerre. Pourtant, la trêve ne prit fin qu’au mois de mai à l’égard de Sagadahock. Boston envoya des plénipotentiaires à Wells afin de renouveler le traité avec Madokawando qui se dirigea vers le même endroit, mais à la tête de ses guerriers et avec les intentions les plus hostiles.

Wells attendait du reste cette attaque depuis de longues semaines, mais la malheureuse place demandait en vain des secours à Boston. Le gouvernement était aux abois. L’inutile expédition de Church avait coûté cher ; le trésor était à sec. On proclama un jour d’Actions de grâces dans les Colonies-Unies ; c’était une institution chère aux puritains. Des cérémonies eurent lieu dans les églises et les fidèles furent priés de donner avec générosité. Ils s’en gardèrent bien ; la recette fut mince, trop mince pour permettre de lever des troupes. On envoya l’argent aux garnisons de la frontière, qui s’arrangèrent comme elles purent. Le 9 juin, Wells était attaqué, mais repoussait les sauvages qui se répandirent dans la campagne, selon leur habitude, et y commirent tous les dégâts possibles. Le 10 mai 1691, Frontenac écrivait au ministre : « On ne saurait dire les ravages que ces Sauvages font à cinquante lieues autour de Boston, d’où ils ne sont qu’à trois journées, leur enlevant tous les jours des forts et des bastiments, leur tuant quantité de monde, et faisant des actions de bravoure qui sont incroyables (…) Je n’ai pas laissé de leur donner de la poudre et du plomb autant que dix hommes qu’ils étaient en ont pu emporter » 18.

D’après Drake, ils brûlèrent deux cents maisons dans le Maine et le New-Hampshire, au cours de cet été-là. En novembre, les colonies « ne sachant où donner de la tête » ainsi que l’avoue Cotton Mather, signaient enfin un traité avec les Indiens « sur l’eau, dans des canots, à Sagadahock, alors que le vent soufflait », est-il marqué au dernier alinéa de cet instrument. « Egeremet et cinq autres sagamores et nobles sauvages y apposèrent leurs pattes », écrit le doux Mather 19.


Au cours du voyage qui devait se terminer par sa capture, Nelson, en passant, avait dépêché à Pentagoët « un François qui parle Anglois et Sauvage tant pour parler au Sr de Saint-Castin que pour porter les sauvages à la paix, mais le Sr de Saint-Castin leur ayant dit la réponse qu’ils devaient faire le bâtiment se retira du côté de Port-Royal où il menoit un commandant et vingt hommes de garnison ».

Dans la lettre, datée du 3 septembre 1691 20, où il racontait ces faits à Frontenac, Saint-Castin exposait la faiblesse de Boston. Toujours admirablement renseigné sur la Nouvelle-Angleterre, soit par son commerce, ou par ses espions, il communiquait ses renseignements au gouverneur de la Nouvelle-France. Ses messagers faisaient la navette entre Québec et Pentagoët. Ils avaient prévenu Frontenac des projets de Phipps, nous l’avons vu. Or, Phipps avait à peine levé le siège de Québec depuis deux jours, que deux Abénaquis venaient annoncer à Frontenac la défaite d’une grande flotte anglaise, battue par Tourville dans la Manche. Ils ajoutaient que la petite vérole avait fait mourir 400 Iroquois et 100 Mohicans destinés à une expédition contre Montréal et que les Flamands de Manhatte devaient reprendre les négociations avec les indigènes de Michillimakinac. Mais, au mois de mars 1691, de nouveaux courriers de Saint-Castin annonçaient à Frontenac que seulement quatre des navires de Phipps étaient rentrés à Boston. Ils ajoutaient que les marchandises étaient rares dans la Nouvelle-Angleterre ; que la plus grande partie des campagnes étaient en friche et qu’un grand nombre d’habitants s’étaient réfugiés à Boston et à Manhatte. « Ce dernier article était le fruit des courses des Canibas et des autres Abénaquis qui pendant cet hiver ravagèrent plus de cinquante lieues de pays » 21.


— V —


Martin Chartier. — Un curieux incident qui se passa vers cette époque jette une lumière intéressante sur l’espionnage organisé par Saint-Castin. Il nous renseigne, d’un autre côté, sur la terreur répandue par son nom dans toute l’Amérique anglaise.

En février 1692, l’établissement de St. Mary’s City, dans le Maryland, était tout en émoi. Il venait d’y arriver un étrange personnage, vêtu d’un splendide manteau de fourrure, et accompagné d’une squaw ainsi que d’une troupe nombreuse de sauvages. Il parlait plusieurs langues et semblait exercer un empire considérable sur les gens de sa suite.

Le conseil de la colonie, saisi de l’affaire, institua tout de suite une enquête. Les enquêteurs inclinaient à voir dans l’intrus un officier enfui du Canada pour quelque méfait. Ils ne concluaient à rien de précis.

Le mystérieux visiteur, prétendit ensuite quelqu’un, était cet infernal Saint-Castin qui mettait à feu et à sang les établissements du Nord-est. La squaw était sa femme et les Peaux-Rouges, ceux de Pentagoët, ces terribles Terratines que Saint-Castin menait depuis plusieurs années au massacre des Anglais.

L’émotion fut à son comble ; le conseil siégea en permanence et alerta la milice, organisme bien rudimentaire en cette colonie paisible, Un certain Robert Drury, qui avait naguère fait la traite à Pentagoët, déposa en des termes terrifiants devant le conseil.

M. Casteene, disait-il, est un ancien gouverneur du Canada qui, pour avoir refusé de combattre sir Edmund Andros sur la rivière Sainte-Croix, s’est attiré le courroux du roi de France. Sur ce, Louis XIV a envoyé des vaisseaux dont le commandant avait l’ordre d’embarquer Casteene, de gré ou de force, afin de le ramener en France où il serait jugé. Casteene craignant un sort horrible s’est enfui à Penobscot, où il a épousé la sœur de Madokawando. Devenu chef suprême des sauvages, il a transformé leur tribu en une horde de bandits fanatisés dont l’unique pensée est d’occire de pauvres Anglais. (Drury ne se mettait pas en peine d’expliquer la contradiction entre la répugnance manifestée d’abord par Saint-Castin à combattre Andros, et son déchaînement ultérieur contre les administrés du même Andros.)

Casteene, racontait toujours notre Drury, est un chef de bande, le grand ennemi des Anglais, un terrible ferrailleur. Andros a mis sa tête à un prix élevé.

Drury s’étendait longuement sur la façon de vivre de Casteene, « toujours vêtu d’habits à l’indienne et d’écarlate », et, se disait persuadé que le visiteur de St. Mary’s City était Casteene, bien qu’il ne l’eût pas aperçu.

Les renseignements affluaient au conseil. On apprit que l’homme était sûrement un Français, qu’il portait les lettres M. C. sur la poitrine (ce qui correspondait à M. Casteene), qu’il avait avec lui deux squaws en plus d’une fille de seize ans. Un nommé Thompson, ancien prisonnier de Saint-Castin, le reconnaissait parfaitement.

Dès lors, l’affolement ne connut plus de bornes. Le conseil ordonna à ses sbires de s’emparer de cette bête féroce, mais par ruse ; autrement, on n’en viendrait jamais à bout. Des courriers partirent dans toutes les directions ; le Maryland se cherchait des alliés en cette extrémité. Enfin, le conseil décidait de construire à la hâte de nombreux forts pour fermer la frontière. On supposait, en effet, que Saint-Castin ayant reconnu le terrain reviendrait avec une troupe considérable.

Drury se rendait enfin à St. Mary’s City. Ayant vu le Français, il déclarait que ce n’était pas Saint-Castin. À son tour, à cause des lettres M. C., Thompson commençait à douter, se rappelant que le véritable nom du chef des Terratines était Vincent Saint-Casteen.

Thompson trouva le mot de l’énigme. L’homme, dit-il, s’appelle Martin Shortive. C’est un ami ou un associé de Saint-Castin. Évidemment, il est là comme espion. Mais il remplit une autre mission : la squaw qui l’accompagne est la femme de Saint-Castin, dont celui-ci veut se débarrasser et que Chartier a charitablement adoptée. Quant aux Indiens, ce ne sont pas des Terratines, mais des indigènes du Sud, de la Louisiane ou des mêmes parages 22.


Le mystérieux Français était, en réalité, Martin Chartier, qui avait accompagné La Salle dans ses voyages, puis, ayant déserté, avait vécu parmi les tribus du Mississipi. La sauvagesse qui l’accompagnait était sa femme et non pas celle de Saint-Castin, il va sans dire. Cependant les gens du Maryland avaient raison de penser qu’il était en relations avec Saint-Castin, et Thompson l’avait sans doute aperçu à Pentagoët ainsi qu’il le jurait. Du reste, Chartier reconnut aussi Thompson.

Deux documents nous renseigneront, imparfaitement, sur les relations du baron avec Martin Chartier.

Le 14 mai 1704, le ministre écrivait à Saint-Castin, alors en France : « J’ay reçu une lettre d’un habitant de l’Acadie, nommé Chartier demeurant à Hescoudet qui doit estre du costé de Pentagouet où est vostre habitation, par laquelle il m’informe d’une assemblée des sauvages de ce quartier-là à laquelle il prétend avoir assisté. Prenez la peine de me la renvoyer ensuite et de me faire sçavoir vostre avis sur ce qui y est contenu » 23.
D’autre part, en date du 19 mai 1696, nous trouvons un brevet de confirmation de concession « pour le Sr Chartier habitant de l’Acadie d’une demy lieue de terre de front de chaque costé de la rivière d’Escoudet audit pays sur une lieue et demy de profondeur avec les isles et islets adjacents à commencer du côté du sud-ouest à la terre du Sr de St. Aubin en descendant ladite rivière, et du costé du Nord-Est aux terres non concédées vis-à-vis la concession du Sr du Bourchemin » 24.

L’aventurier Chartier avait fini par s’attacher au grand aventurier Saint-Castin, qui l’employait à des besognes délicates. Que faisait-il, à St. Mary’s City ? On sait qu’il parcourait ces régions avec sa troupe de sauvages, en quête de fourrures. Il ne manquait pas de communiquer à Saint-Castin les renseignements qu’il recueillait de la sorte. Avait-il pénétré jusqu’au cœur du Maryland afin de remplir une mission particulière ? Aucun document connu ne permet de le croire. Cependant les projets d’attaque que formaient MM. de Saint-Castin et d’Iberville autorisent à le soupçonner. La frayeur des gens du Maryland ne devait pas naître de simples conjectures puisqu’elle donna lieu à de vastes préparatifs militaires.


— VI —


L’attaque contre York. — Durant l’hiver de 1691-1692, les Pentagoëts renouvelèrent leurs attaques avec vigueur. Comme d’habitude, le traité ne leur avait servi qu’à refaire leurs forces et leur ravitaillement.

Ils commirent de lourdes déprédations chez les Anglais, « de sorte que toutes les plantations de l’Est furent saccagées », gémit Neal. York souffrit particulièrement.

En janvier 1692, cent cinquante Pentagoëts, sous les ordres de Madokawando et sans doute de Saint-Castin 25, s’engageaient sur la vieille route de Kennébec où un contingent de Norridgewock se joignit à eux. En raquettes sur la neige profonde de la grande forêt, ils s’avançaient lentement vers l’établissement qui ne pouvait échapper à son destin. Au bout d’un mois, le 4 février, ils campaient au pied d’une haute colline, le Mont Agamenticus. Leurs éclaireurs occupaient déjà, au sommet, leurs postes d’observation d’où ils apercevaient, dispersées sur la rive le long d’une baie à l’embouchure de la rivière Agamenticus, les maisons d’un village anglais. Un peu à l’écart, s’élevait celle du pasteur Shubael Dummer. Parmi les autres, quatre ou cinq bâtisses manifestement barricadées, c’est-à-dire des garrison-houses.

L’hiver avait été rude. La neige formait des amas si élevés que les colons ne pouvaient concevoir la possibilité d’une attaque. Comment une troupe aurait-elle pu traverser les immensités blanches qui séparaient York de l’humanité ? D’un autre côté, personne ne se serait risqué sur les vagues sinistres de la mer.

Les Indiens, toute la journée, poussèrent leurs préparatifs en silence. Le lendemain matin, une poudrerie aveuglante transformait la région en un pays de cauchemar.

Le jeune Bragdon s’en allait ce matin-là relever des pièges dans la forêt. À peine contournait-il la colline que, près d’un rocher, des raquettes aux formes étranges frappaient son regard. Suffisamment renseigné, il rebroussa chemin et, aussi vite que ses jambes le pouvaient porter, alla s’abriter derrière un autre rocher, nommé mal à propos Indian-Head. Comme il reprenait son souffle, il vît un chien sauvage au museau solidement entouré de lanières de cuir. Suivi de cet animal, Bragdon reprit sa course vers la rivière où un canot lui permit de traverser. Hors d’haleine, il se précipita dans la première maison, celle d’un nommé Smith, où il raconta sa découverte. Immédiatement, un coup de feu, suivi des whoop de guerre, éclatait comme pour confirmer son récit. La boucherie commençait. Le pasteur Dummer avait été tué sur le pas de sa porte alors qu’il s’apprêtait à monter à cheval pour rendre visite à un paroissien éloigné. Un groupe de sauvages emportait d’assaut la première garrisson-house tandis que les autres pénétraient dans les maisons environnantes. Une centaine de personnes furent tuées et 80 capturées, sur une population de 300 à 400. Les autres se réfugièrent dans les maisons barricadées de Preble, Harmon, Alcock et Norton qui ne furent pas attaquées par les Indiens. Ceux-ci se divisèrent plutôt en petits groupes afin d’aller détruire les fermes à cinq milles à la ronde.

Chargés de butin, ils reprirent ensuite le chemin du retour, non sans avoir libéré les femmes âgées et les enfants captifs. Un détachement de Portsmouth se lança à leur poursuite, mais ne put les atteindre 26.

Il y eut, dans les wigwams abénaquis, de grandes réjouissances au cours desquelles un des guerriers, affublé de la soutane de Dummer, fit des sermons burlesques aux prisonniers.

En avril, une centaine de Pentagoëts se rendirent chez le gouverneur Villebon, qui avait passé l’hiver avec ses frères Portneuf, Des Îles et Neuvillette, sur la rivière Saint-Jean, à terminer son fort de Naxouat. Les sauvages annoncèrent leur victoire et les plans de campagne élaborés par Madokawando contre Convers.

L’enthousiasme fut grand chez Villebon. Non contents de combler les sauvages de cadeaux, les Français ouvrirent un baril de vin à l’intention de leurs hôtes.

Le coureur de bois Portneuf entonna un chant de guerre en abénaquis, puis dansa avec les barbares au son des whoop-whoop belliqueux.

Le gouverneur de l’Acadie proposa aux sauvages de leur adjoindre, dans leur prochaine expédition, un groupe de ses soldats.

Aux premiers jours de juin 1692, Portneuf et La Broquerie avec une vingtaine de Canadiens arrivaient dans la capitale de Saint-Castin. Des Micmacs et des Malécites y étaient déjà ; des Abénaquis de Norridgewock arrivèrent bientôt. Toute la campagne environnante se couvrit de tentes. Les fêtes, les palabres, les échanges de cadeaux se succédèrent.

Quand l’armée se mit en route, Saint-Castin, Madokawando, Moxous (principal lieutenant de Madokawando depuis la mort de Mugg), Egeremet et Worombo commandaient les indigènes.

Traversant la baie de Pentagoët, leur avant-garde entra bientôt en contact avec l’ennemi commandé par le lieutenant Wilson, sur la Cocheco, où elle fut anéantie. Mauvais début de campagne.

On les attendait de pied ferme à Wells, dont la garnison de 500 hommes sous la direction de Convers était bien approvisionnée en vivres et en munitions. Phipps, devenu gouverneur du Massachusetts, avait renforcé les garnisons de la frontière. Le capitaine Greenleaf occupait York et le major Hutchison avait pris le commandement en chef de la région.

Le 9 juin, comme la petite armée franco-indienne arrivait en vue de Wells deux sloops (capitaine Samuel Storer et James Gonye) paraissaient dans la rivière, chargés de marchandises et d’une compagnie destinée au fort.

En même temps, les bestiaux arrivaient en trombe des champs où les sauvages avaient tiré sur eux. La garnison, prévenue, prit ses dispositions.

L’assaut ne tarda pas à se produire. Sûrs du succès, les Franco-Indiens négligeaient leurs ruses habituelles et se précipitaient en désordre sur le fortin. La garnison les repoussa avec vigueur.

Abrités derrière des piles de planches, les assiégeants se tournèrent alors vers les sloops, immobilisés à marée basse. Les équipages soutinrent le feu sans broncher.

Les Français imaginèrent une machine faite de madriers entassés à l’arrière d’une charrette que 26 hommes, dirigés par La Broquerie, poussèrent vers les bateaux. La charrette s’enlisa dans le sol mou et La Broquerie fut abattu d’un coup de feu. La marée montant, les assaillants durent se retirer sous une grêle de balles.

Le lendemain, dimanche, les sauvages concentrèrent leurs forces en vue d’une attaque sérieuse. L’action s’engagea avec une violence extrême. Dans le fort, les femmes prenaient part à la défense, chargeant les armes des soldats, faisant même le coup de feu.

En même temps, les assaillants renouvelaient leurs attaques contre les bateaux. Ils en approchèrent tellement qu’ils purent « lancer de la boue sur les ponts avec leurs mains ». À diverses reprises, ils y mirent le feu, mais les Anglais l’éteignaient facilement. Un brûlot confectionné à la hâte fut emporté par le courant, loin des sloops.

Un second jour de siège n’eut pas plus de succès. Peu habitués à ces lenteurs et trompés par une ruse d’une patrouille ennemie rentrant de Berwick, les sauvages se crurent cernés et décidèrent d’abandonner la partie.

La belle expédition avait échoué 27.

Villebon s’en vengea assez bassement, ainsi qu’il le raconte dans son journal de 1691-1692 : « Le 18me (août) un sauvage anglois fut pris au bas de la rivière de St-Jean. Je le donnoi à nos sauvages pour estre brûlé, ce qu’ils firent le lendemain. On ne peut rien adjouter aux tourmens qu’ils luy firent souffrir ».


Phipps avait pris l’offensive, sans grand succès non plus.

Il s’était rendu à Pemquid avec 450 hommes, afin d’y élever le fort William and Mary, le plus solide encore vu en Amérique. Les capitaines Wing et Bancroft jetèrent les fondations de l’ouvrage que le capitaine March termina en quelques mois. Les murs, de quatre à cinq pieds d’épaisseur, étaient flanqués de quatre tours et surmontés des canons retirés du fort de Casco, détruit par les Abénaquis.

Laissant une centaine d’hommes à cette besogne, Phipps se dirigea avec un vaisseau de 48 pièces et deux brigantins, vers le fort de Naxouat. Il tenta un débarquement, mais ce fut pour tomber dans une embuscade de sauvages détachés par Villebon qui avait été prévenu de l’attaque projetée contre lui. Sans insister, Phipps s’en fut chercher des renforts à Boston 28.

Dans le même temps, le matamore Church se lançait dans une autre de ses expéditions où il partait avec grand fracas pour revenir sans avoir accompli grand chose. S’embarquant à Pemquid avec deux compagnies, il s’était dirigé sur Pentagoët avec instructions, de la part de Phipps, « de détruire l’ennemi par tous les moyens possibles ».

À Pentagoët, Church ne trouva qu’un Indien et sa femme, les autres s’étaient dispersés dans les bois. Cependant, Mather raconte qu’il fit cinq prisonniers, mais, si l’on s’en rapporte à son propre journal, il se borna à brûler le maïs des indigènes et à piller le magasin de Saint-Castin 29.


— VII —


Assassins contre Saint-Castin. — La terreur et l’exaspération qu’inspirait Saint-Castin allaient porter les Anglais aux pires extrémités.

À Québec, John Nelson avait appris que se préparait une expédition contre Pemquid, où M. d’Iberville devait diriger le Poli et l’Envieux et agir de concert avec Saint-Castin. Nelson débaucha deux soldats, Armand de Vignon et François Albert, qu’il envoya à Boston avec cette nouvelle.

À Boston, Phipps décida d’exécuter un coup de surprise contre le baron de malheur. Les deux déserteurs venus de Québec iraient à Pentagoët enlever ou assassiner Saint-Castin, selon que le permettraient les circonstances. On leur adjoignit deux marins acadiens, Jacques Petitpas et Saint-Aubin (ce dernier est appelé Charles de Loreau dans certains récits), qui avaient été saisis en mer au mois d’août avec leurs familles et à qui on promettait la liberté en échange du service attendu d’eux. Mais on gardait leurs familles comme otages.

À bord d’un bateau de pêche de 20 tonneaux, que Phipps leur avait donné, ils arrivaient, le 21 octobre, dans la baie de Pentagoët, où ils aperçurent les navires de M. d’Iberville. Les deux Acadiens, ayant terrassé et ligoté les déserteurs de Québec, s’y rendirent et racontèrent leur aventure. Iberville s’empara des déserteurs et les envoya chez Villebon où ils firent des aveux complets. Villebon leur infligea le supplice réservé aux traîtres : « On leur fendit le crâne sur le champ », lit-on dans Broadhead 30.

En même temps, les Acadiens libérés (et qui comptaient sur les sentiments élémentaires d’humanité pour le salut de leurs familles) annonçaient la préparation d’une grande expédition anglaise contre Québec. Frontenac, en conséquence, activa les travaux de défense, et remit à Petitpas et Saint-Aubin pour 500 livres de marchandises.

On apprenait aussi que le complot contre Saint-Castin avait eu des ramifications nombreuses. Le ministre écrivait à Frontenac, au début de 1693 :

« Il est nécessaire de faire arrêter la femme hollandaise, veuve du nommé du Mont, impliquée dans le procez des deux soldats déserteurs qui ont esté jugez et exécutez aux Monts Déserts pour essayer d’avoir les preuves des complices de l’intelligence avec les Anglais ; ceux qui estaient présens, lors de l’exécution de ces deux soldats, ont rapporté qu’ils avaient déclaré qu’un particulier de Canada, qui devait passer en France, devait donner advis aux Anglais d’icy et de Canada à son retour des projets de Sa Majesté et de l’estat de la colonie. Les soupçons de ceux qui ont donné cet advis sont tombez sur le nommé Lino lequel ayant esté mis à la Bastille en a esté relasché faute de preuves » 31.

Pour prix de sa trahison, Nelson fut embarqué pour la France où on l’enferma au château d’Angoulême. Il obtint plus tard sa liberté, grâce au cautionnement de 15 000 livres fourni par un ami français, et la promesse d’obtenir la libération des troupes de Port-Royal. Comme l’Angleterre refusait de se rendre à sa requête, ne voulant pas manquer à sa parole et désireux d’éviter une perte à son ami, il se reconstitua prisonnier, cette fois à la Bastille. Il ne revit Boston qu’après une absence de dix ans, ayant été libéré grâce à l’intervention de sir Purbec Temple, un parent sans doute, qui avait désintéressé sa caution 32.