Le Baron de Saint-Castin, chef abénaquis/06

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Éditions de l'Action canadienne-française (p. 108-131).


CHAPITRE VI


IBERVILLE ET SAINT-CASTIN


— I —


Atermoiements. — À la fin d’août 1692, M. d’Iberville arrivait de France à Québec avec le Tranquille et le Poli, escortant six vaisseaux marchands. Les deux navires de guerre étaient destinés à une attaque contre les postes anglais de la baie d’Hudson, genre d’opérations où M. d’Iberville était singulièrement habile. Mais, comme la traversée avait pris plus de trois mois, la saison était trop avancée.

Le gouverneur Frontenac imagina d’organiser, le long des côtes de la Nouvelle-Angleterre, une expédition qui ferait passer à Phipps le goût de revenir à Naxouat comme on lui en connaissait l’intention. Justement, M. de Bonaventure s’en allait, sur l’Envieux. ravitailler M. de Villebon. Le Poli se joignit à l’Envieux et M. d’Iberville prit le commandement de cette miniature d’escadre. Comme sa réputation inspirait les plus grandes espérances à M. de Frontenac, celui-ci pensait même que, conjuguant son action avec celle des Indiens par la voie de terre, il détruirait le fort de Pemquid encore inachevé. Agissant de concert, écrivait Frontenac au ministre le 15 septembre, les deux capitaines « pourront par ce moyen se rendre plus facilement maîtres de tous les bâtiments qu’ils rencontreront, et être en état d’entreprendre ce qu’ils jugeront à propos de faire. »

Le gouverneur ajoutait : « Je leur ai même promis de fortifier ici leurs équipages de 40 ou 50 Canadiens, et donné ordre à deux capitaines des Abénaquis et Canibats qui s’y sont rencontrés, d’aller en diligence à leurs villages assembler trois cents de leurs sauvages pour se rendre à Pentagouët dans la fin de la lune de septembre, où nos deux vaisseaux mouilleront et les y attendront pour ensuite les embarquer sur leurs bords, et s’en servir s’ils jugent pouvoir faire quelque descente et ravager le plat pays. Je ferai aussi embarquer dessus le sieur de La Motte-Cadillac  » 1. Le 11 novembre, le gouverneur écrivait encore : « J’ay fait embarquer la subsistance pour un mois de deux cents sauvages qu’ils doivent prendre à Pentagouet à l’Acadie » 2.

Qu’advint-il de ce beau projet ? Iberville nous l’apprend dans sa relation du 16 décembre 1692.

Le 22 septembre, les deux navires levaient l’ancre, puis, le cap de Gaspé doublé, gouvernaient vers l’île Saint-Paul. M. Jerpaus, qui y était mouillé, apprit à M. d’Iberville qu’il prendrait des pilotes à la baie Verte, où l’Envieux devait débarquer les provisions destinées à Villebon, mais ce dernier préférait les recevoir à Pentagoët. Le 24 octobre, on abordait à l’île des Monts-Déserts dans la baie de Pentagoët. Immédiatement le commandant envoyait prévenir le baron de Saint-Castin. Son canot étant à terre, ses gens virent paraître un bateau pêcheur à une portée de pistolet. C’est alors qu’apercevant les matelots français. Petitpas et Saint-Aubin dévoilèrent le complot d’assassinat contre Saint-Castin.

« J’appris d’eux, raconte Iberville, que, à Boston, ils se préparaient à revenir à Québec, au printemps suivant, avec 12 frégates de 50 à 24 canons ; et 3.000 hommes de guerre, y compris les Sauvages alliés, par le chemin d’Orange »  3.

Iberville constata l’impossibilité de prendre Pemquid cette année-là. Il se borna donc à croiser sur les côte : « Ne voyant pas bien, monseigneur, de pouvoir réussir à Pemquid, ni à Pescadouet, et ne pouvant mener les sauvages plus loin à cause de leurs familles, nous jugeâmes plus à propos d’aller croiser le long des côtes anglaises et de pénétrer dans les rades où ils se méfiaient le moins. Pour cela, nous partîmes des Monts-Déserts, le 11 novembre, les Sauvages ne nous ayant joints que les 6 et 7 du mois ; 160 hommes que M. de Saint-Castin mène en trois heures de Pemkuit, où il fatiguera la garnison de ce fort et le prendra, s’il le peut, dans l’hiver ».
Iberville, sans doute le plus grand homme de guerre qu’ait connu le Canada, rendait un hommage précieux à Saint-Castin : « M. de Saint-Castin est un homme de mérite qui a un grand crédit sur l’esprit des sauvages, fort porté pour le service du roi, qui les retient dans notre patri contre toutes les misères qu’ils souffrent d’aller en guerre, n’ayant pas facilement leurs commodités de Québec, fort éloigné. Les Anglais leur font des offres considérables pour avoir la paix, aussi bien qu’au sieur de Saint-Castin pour les y amener M. de Villieu leur a donné tous les présents du roi : ce qui leur a été d’un grand secours, surtout de la poudre dont ils manquent : ils eussent bien souhaité avoir des fusils et sont résolus à donner des marques de leur fidélité aux Français dans toutes les occasions qui se présenteront : M. de Villieu reçut là toutes les provisions et les chargea dans la barque du sieur de Saint-Castin et partit comme nous, le 11 novembre ».

Le Moyne d’Iberville, élevé dans les bois canadiens, appréciait à sa valeur un personnage tel que Saint-Castin. Il comprenait qu’avec cet homme si au courant des bonnes méthodes de guerre en ces pays difficiles il accomplirait de grandes choses. À partir de cette époque, il ne fit guère de projet contre la Nouvelle-Angleterre sans réclamer l’aide de Saint-Castin. La prise de Pemquid, en 1694, démontra ce qu’une telle collaboration pouvait donner. Pour le malheur de la Nouvelle-France et de l’Acadie, ces deux hommes ne purent que bien rarement unir leur action.


Frontenac n’aima point la tournure qu’avait prise l’expédition.

L’année suivante, M. d’Iberville arrivant encore trop tard de France pour le voyage à la baie du Nord croisa de nouveau sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre. Saint-Castin se tenait prêt à appuyer une attaque contre Pemquid.

Cette attaque ne se produisit pas, parce que, en vue du fort, Iberville constata l’insuffisance de ses moyens contre la formidable défense des Anglais. Du reste, une frégate croisait dans le port et, assure Charlevoix, Iberville n’avait pas de pilote côtier.

Furieux, Frontenac écrivit au ministre, le 25 octobre 1693 :

« Je n’ay jamais pu comprendre avec quelles raisons le Sr d’Iberville a pu s’excuser de son inaction et d’estre demeuré vingt et un jours aux Monts Déserts sans rien faire et sans mesme en les quittant attaquer le fort de Pemkuit qu’il luy estait fort facile de prendre ny courir sur trois frégates ennemies dont l’une était à la rade de ce fort, l’autre à Pescadouet et la troisième devant Port-Royal, dont il se serait très aisément rendu le maistre ou que du moins il aurait pu couler à fond ; les officiers qui estaient avec luy m’ont dit à leur retour que rien n’estait plus facile et qu’ils luy proposaient tous (…) Des intérêts particuliers et la crainte d’exposer des femmes et une sœur qu’il avait sur son bord et qu’il emmenait en France, avait prévalu sur toutes leurs remontrances dont mesmes les sauvages qui s’estaient rendus au rendez-vous que je leur avais donné avaient esté fort indignez » 4.

Frontenac se laissait emporter par son caractère violent. Iberville n’avait pas attaqué Pemquid parce qu’il avait vu la parfaite inutilité d’un combat qui lui aurait coûté, sans résultat, du monde et peut-être ses navires. Intrépide, il savait modérer sa fougue quand la prudence s’imposait.


— II —


Traité. — Les sauvages n’étaient pas restés inactifs. Le 5 octobre 1692, l’intendant Champigny de la Nouvelle-France écrivait au ministre que « les Canibats et les Abénaquis désolent la campagne vers Boston et Manate, ce qu’on voit par le nombre de prisonniers et de chevelures qu’ils envoient ».

Cependant, regrettant l’avortement des plans d’Iberville et mal ravitaillés, les Abénaquis aspiraient à la paix. D’un autre côté, au printemps de 1693, le capitaine Convers, à la tête d’une forte troupe, avait parcouru la région pour la nettoyer des bandes de pillards. S’il avait tué peu d’indiens, les tribus s’étant évanouies dans les bois selon leur coutume, il avait agi avec vigueur et couronné sa campagne par la construction d’une solide forteresse à Saco 5. Ce fort, s’ajoutant à celui de Pemquid, ne pouvait que produire une profonde impression sur les indigènes.

De leur côté, aussi épuisés et au surplus mécontents de la nomination de Phipps au poste de gouverneur, les colons désiraient tout autant la paix.

En conséquence, un traité était signé à Pemquid, le 11 août 1693. Madokawando et Ahonquit y apposaient leurs marques au nom des Indiens de Pentagoët ; d’autres plénipotentiaires signaient au nom des autres tribus.

Par ce pacte, les sauvages s’engageaient à remettre en liberté leurs prisonniers anglais (ce dont ils se gardèrent bien). Ils renonçaient à leur alliance avec la France et reconnaissaient le roi d’Angleterre pour leur souverain. Comme gage de leur bonne foi, ils livraient cinq otages, parmi lesquels Wenongahewitt, cousin de Madokawando. Ces otages ne tardèrent pas à s’évader 6.

Saint-Castin n’avait pas signé cet instrument. De fait, il n’apposa jamais sa signature aux traités de cette sorte. Était-ce désir de ne pas lier son sort à celui des indigènes et de laisser dans l’ombre son rôle de chef abénaquis, afin de conserver l’amitié des Anglais et de reprendre avec eux un commerce profitable, la paix revenue ? Sa prudence, ou sa duplicité, s’inspirait plutôt d’un autre motif. Personne ne prenait bien au sérieux les traités signés par les sauvages. Ce n’était presque toujours, on ne l’ignorait pas, que des trêves pures et simples dont les combattants profitaient pour refaire leurs forces et leur ravitaillement. Engageant sa parole et sa signature de blanc, d’ancien officier français, Saint-Castin au contraire se serait vu dans l’obligation d’imposer le respect de la foi jurée. C’est ce qu’il entendait éviter.

Neal (p. 190) et Mather (II, 625) reproduisent le texte du traité de 1693, dont les historiens de la Nouvelle-Angleterre ne mettent pas l’existence en doute.

Ceux de chez nous affirment qu’il n’y eut que des pourparlers. Leur erreur vient d’une lettre de Callières en date du 19 octobre 1691 7. À défaut d’autre preuve, la lettre de Lamothe-Cadillac, datée du 28 septembre 1691, devrait les éclairer : « Ayant fait la paix dans un navire où le gouverneur de Boston était, et ayant jeté la hache de guerre dans la mer, afin disaient-ils qu’on ne la pût jamais repêcher »  8.

En vérité, les sauvages se payaient la tête des blancs, aussi bien des Anglais que des Français. En même temps qu’ils juraient, dans Pemquid, une amitié éternelle à leurs voisins de la Nouvelle-Angleterre, leurs courriers affirmaient à Frontenac que les pourparlers avec les Anglais n’aboutiraient à rien, si ce n’est à soutirer des vivres aux Anglais. La chose devait se renouveler l’année suivante. Aussi Frontenac écrivait-il au ministre :

« Vers la fin du mois de novembre, deux sauvages d’Amirkankan, village abénaquis, vinrent présenter un collier à Monsieur le Gouverneur, d’une grandeur et d’une figure extraordinaire, pour l’assurer que quoyqu’ils eussent eu des pourparlers avec les Anglais, qu’ils eussent donné des ostages et en eussent tiré des hardes et des marchandises, leur cœur n’avait pas changé pour cela, et la seule nécessité de ravoir quantité de leurs gens qui estaient prisonniers et de se fournir des choses qui leur étaient nécessaires et qu’ils ne pouvaient avoir de nous, les avaient obligez à faire ces démarches, qu’ils méditaient un coup considérable à la première occasion et que rien n’estait capable de les destacher des intérêts des Français ». Et encore : « Il y a peu de jours que j’ay esté averty que nos Cannibats qui en estaient proches s’estaient crus obligez d’entrer en quelques pourparlers pour tirer d’eux des hardes et les choses dont ils avaient besoin. Ils m’ont cependant envoyé des députez pour m’assurer que tout ce qu’ils avaient fait n’estait que par grimace et pour les mieux tromper quand ils en trouveraient l’occasion favorable » 9.

Le traité était à peine signé que, dans la Nouvelle-Angleterre, on accusait les plénipotentiaires anglais d’avoir été les jouets des Indiens (Niles, p. 234).

Les Français n’approvisionnaient pas les sauvages comme ils le promettaient et comme le comportait le plan mirifique élaboré par Louis XIV au camp de Mons. La France voulait bien que les Indiens se fissent tuer pour elle, mais le ventre vide. Leur récompense résiderait dans ces belles paroles des gouverneurs : « Vous avez mérité la faveur du roi mon maître ». Cette phrase pouvait combler d’aise un courtisan de Versailles. Au fond des forêts acadiennes, elle manquait de force persuasive.

Les sauvages réclamaient. À la fin de 1692, des messagers de Pentagoët allaient en France demander des vivres. On les avait choisis jeunes, peut-être pour attendrir le roi. Mais le roi n’avait pas l’attendrissement facile. Il ne vit dans cette démarche qu’un indice du total assujettissement des Peaux-Rouges. Le ministre écrivait à Frontenac, le 14 février 1693 : « Le Roy n’a pas laissé d’espérer que ces Sauvages sauront demeurer fidèles et dans les dispositions où ils auront esté jusqu’à présent de nuire aux Anglais de toutes leurs forces quand Sa Majesté a sçeu que les chefs avaient envoyé deux de leurs enfants pour luy demander du secours ». Par une lettre du 14 août de la même année Frontenac annonçait le retour de l’un de ces enfants, fils de Madokawando (Mataowando, ainsi qu’il écrit ce nom). L’autre était mort de la petite vérole à Niort 10.

Frontenac et Villebon n’écrivaient pas une lettre en France sans implorer l’envoi de présents aux sauvages. Cela devenait une obsession. N’y voyaient-ils pas la condition essentielle du salut de l’Acadie, comme de la Nouvelle-France ? Les sauvages ne combattaient que ravitaillés, et ils constituaient pour ainsi dire la seule défense efficace contre la Nouvelle-Angleterre, surtout en Acadie. Dès la fin de 1692, ainsi que l’écrivait le ministre dans sa lettre à Frontenac en date du 14 février 1693, « M. de Villebon avait esté abandonné par les officiers que vous luy aviez cy-devant envoyés à la réserve du Sr de Neuvillette, et il n’a pu retenir les Canadiens que vous aviez détachez l’année passée pour servir sous ses ordres, en sorte qu’il ne luy estait resté que les six soldats revenus de Boston ».

Il vint du secours en 1693, mais les envois n’eurent aucune régularité. Dès le 13 mars 1694, Frontenac écrivait encore au ministre :

« Il est ordonné au Sr de Bonaventure… d’aller à la rivière Pentagouet pour y porter les présens pour les sauvages de ladite rivière et pour les Canibats, ce qu’on a cru indispensable pour asseurer davantage la fidélité des derniers, pour faire cesser leurs besoins et les esloigner des habitudes qu’ils ont commencé de prendre avec les Anglais ». Le gouverneur de la Nouvelle-France en était réduit à prendre sur les fonds de Québec pour ravitailler les sauvages de l’Acadie 11.

Le traité de 1693 ne pouvait étonner les gouvernants coloniaux. Combien de fois n’avaient-ils pas averti l’aveugle ministre ! Frontenac et Champigny écrivaient conjointement le 15 septembre 1692 :

« Quelque précaution que l’on puisse prendre pour la conservation de l’Acadie et pour le secours des habitans français du même lieu, on ne saurait y réussir avec le peu de forces qu’il y a, quand les Anglais y en voudront mener de considérables comme il leur est aisé. Tout ce que l’on peut faire est d’envoyer de temps en temps des munitions comme on a fait aux habitans des mines de Beaubassin et des autres endroits pour empêcher que l’abandon où ils croiraient être, si on ne les secourait, ne les contraignit de se donner aux Anglais, ce qu’ils ont jusques ici refusé de faire quoiqu’ils en aient été fort sollicités et aux menaces, comme aussi d’engager les Canibats et les Abénaquis par les présents que le Roi leur envoie à être toujours en action pour harceler les Anglais et détruire leurs campagnes ». Les mêmes revenaient à la charge, le 4 novembre 1693 : « Il est important… d’envoyer les choses nécessaires… pour faire la traite avec les Sauvages qui ne manqueraient pas si on ne leur donnait les moyens d’avoir avec les Français les marchandises et munitions pour leurs pelleteries de les porter aux Anglais ».

Villebon n’était pas pris au dépourvu. Les sauvages de Kennébec, Pentagoët, Médoctet et Dodagaria avaient envoyé des délégués à Naxouat, au mois de juin, expliquer qu’ils entraient en pourparlers parce qu’ils manquaient de tout. Ils ajoutaient qu’ils se rendraient à Pemquid avec sept Bostonnais afin d’échanger les prisonniers. Si les négociations n’aboutissaient pas, leur intention était de ne plus faire de quartier. Ils se rendraient là-bas en nombre, de sorte qu’ils seraient en état de tomber immédiatement sur la colonie en cas d’échec 12.


— III —


Villieu. — Les secours vinrent enfin, à Villieu et aux sauvages. Ceux-ci oublièrent leur traité.

Dans sa lettre du 14 février 1693, le ministre annonçait à Frontenac : « Comme le Roy ne veut pas que le Sr de Portneuf retourne à la rivière St-Jean, Sa Majesté désire que vous envoyiez pour remplir sa place de lieutenant dudit Sr de Villebon un officier dont la valeur, sagesse et expérience vous soient bien connues. On a indiqué le Sr de Courtemanche comme un sujet propre à cet employ… Le Roy fait sçavoir au Sr de Villebon que s’il a besoin de quelqu’autre officier d’augmentation, d’hommes et autres choses, qu’il ayt à s’adresser à vous ». Le roi se décidait à agir à cause des renseignements qu’Iberville lui avait communiqués sur les intentions hostiles des Bostonnais : « Vous aurez encore appris que les advis que vous avez donnés des menaces de ceux de la Nouvelle-Angleterre d’attaquer Québec au printemps prochain ont esté confirmez par le rapport des nommez Petitpas et de St-Aubin, et tellement circonstanciez qu’il n’y a guère lieu d’en douter ». Le 4 novembre, Frontenac annonçait l’expédition des secours : « Le Sr de Villieu, lieutenant du Sr de Villebon et capitaine des 40 soldats qui doivent servir à l’Acadie avec le Sr de Montigny, son lieutenant, sont partis de cette ville pour s’y rendre afin de s’acquitter des devoirs de leurs emplois ».


Enfin ravitaillés, les Indiens reprirent les armes. Lamothe-Cadillac résumait hardiment leur campagne, dans sa lettre du 27 septembre 1694 :

« Si vous avez reçu les lettres que j’eus l’honneur de vous écrire l’année passée vous pourrez voir les sentiments où j’étais touchant la paix que les Abénaquis avaient faite avec les Anglais ; ce que j’avais présumé est arrivé, je vous faisais savoir que si le Roi continuait à prendre soin d’eux, et qu’on réveillât un peu leurs morts en leur reprochant que leur chevelure était encore saignante, et qu’ils n’avaient pas encore vengé leur mort, qu’ils ne manqueraient jamais de recommencer une guerre plus dangereuse que jamais. Cela est arrivé ainsi que je l’avais prédit ; en sorte qu’ayant fait la paix (…) deux jours après sa conclusion (les Anglais n’étant plus sur leurs gardes), les Sauvages tombèrent sur la rivière de Pescadouet et tuèrent trente-cinq personnes, et firent quelques prisonniers. On peut dire que les négociations du Sr de Villieu, ses soins, sa présence et sa valeur ont beaucoup contribué et presque tout fait en cette entreprise ».

À vrai dire, Lamothe-Cadillac ne s’embarrassait jamais des dates. Le traité avait été signé en août 1693 et les Indiens n’attaquaient sérieusement les Anglais que le 14 juillet 1694. Ce manque de foi leur valut de belles imprécations de la part des chroniqueurs puritains.

Il avait fallu assez de diplomatie de la part des Français pour décider les indigènes à reprendre les armes. Un groupe, dirigé par Madokawando, aurait désiré une plus longue période de paix, surtout en vue de recouvrer les prisonniers encore aux mains des Anglais. D’autre part, ils se méfiaient des Français. Des secours étaient venus, mais l’expérience avait appris à ne pas compter sur leur régularité.

Villebon se dépensait auprès d’eux. Il adopta Taxous (nommé aussi Moxous) comme son frère et, à cette occasion, lui donna son meilleur manteau. Cette année-là, les Indiens de l’Acadie reçurent 2 500 livres de poudre, 6 000 livres de plomb et une multitude d’autres cadeaux. D’autre part, l’abbé Thury, missionnaire à Pentagoët, s’employait à convaincre les Indiens de la mauvaise foi des Anglais.

Ayant passé l’hiver à Naxouat, Villieu arrivait le 1er  mai à Médoctet avec l’intention de convertir les Indiens. Le 9, sa croisade l’amenait à l’embouchure de la Mattawamkeog, affluent de la Pentagoët et il s’y assurait l’appui de Taxous. Il se rendit ainsi jusqu’à la Kennébec. Enfin, il revint à Pentagoët où Madokawando faisait toujours des difficultés, parce que Phipps venait de promettre la libération des prisonniers. Villieu prétendit ensuite qu’il avait surmonté la répugnance du grand sachem, en excitant sa jalousie contre Taxous. En réalité, Madokawando se décida quand il apprit de ses espions que les Anglais assemblaient mille hommes à Pescadouet « pour venir fondre sur les Abénaquis et les détruire entièrement », et que l’offre de Phipps n’était qu’une ruse pour gagner du temps. Le vieux guerrier n’hésita plus.

En juin, la troupe s’ébranlait de Pentagoët en canots. Madokawando et Taxous étaient à la tête des Abénaquis ; Villieu commandait quelques Canadiens, les Micmacs et les Malécites. Ils avaient pour mission d’agir vigoureusement, c’est-à-dire, comme l’écrivit Villieu dans sa relation, « de casser des têtes à la surprise après s’estre divisés en plusieurs bandes de quatre ou cinq, ce qui ne peut manquer de faire un bon effet ». Villebon n’avait-il pas reçu ces instructions, le 1er  mai : « Il faut que les sauvages ne songent qu’à lever des chevelures, et qu’ils ne doivent point prendre de prisonniers comme ils ont fait jusques à présent parce que les renvoyant dans la suite à rançon ils ne manquent pas d’informer l’Anglais de leur force et du temps où on les pourrait surprendre » 13.

Le 14 juillet, ils débarquaient près d’Oyster-River, poste situé à une douzaine de milles de Portsmouth. Les éclaireurs firent connaître que le village, peu gardé, s’étendait sur les deux rives de cet affluent de la Piscataqua. Phipps avait exprimé l’avis, peu de temps auparavant, qu’on n’avait pas à craindre les incursions. Toutefois, douze garrison-houses offraient un excellent moyen de défense.

Le soir du 17, les Indiens s’approchaient de la petite ville, divisés en deux troupes, dont l’une devait mener l’attaque sur la rive nord, tandis que l’autre attaquerait sur la rive sud. Un coup de mousquet, à l’aurore, devait sonner l’heure H, ainsi que nous dirions maintenant.

Les plans furent un peu bousculés. Avant l’aurore, les sentinelles du camp indien s’avisèrent de tirer sur un colon en marche vers les bois. L’attaque n’en fut pas moins vigoureuse. Cinq fortins tombèrent tout de suite aux mains des assaillants, qui les brûlèrent. Dans l’un d’eux, les sauvages tuèrent quatorze personnes. Les sept autres résistèrent. Les Indiens n’insistèrent pas, mais firent un horrible massacre dans les maisons non protégées. Une centaine de personnes perdirent la vie. Charlevoix fixe ce nombre à 230 et à 20 celui des maisons brûlées 14.

Pour les sauvages, ce n’était que le début de la campagne. Villieu, satisfait de la gloire ainsi récoltée, rentra tout de suite à Québec avec quatre sauvages. Il arriva à point nommé, pendant un congrès d’indigènes convoqué par Frontenac. Avec un grand sens de la mise en scène, Villieu parut brusquement à une réunion des délégués, accompagné de ses Abénaquis, et jeta treize chevelures anglaises aux pieds du gouverneur de la Nouvelle-France. Ce fut un beau coup de théâtre. En outre, Villieu ne manqua pas de se vanter copieusement, de sorte que son exploit remplit la correspondance des gouvernants pendant des mois. À eux seuls, les sauvages avaient déjà accompli bien davantage. Villieu aimait à accaparer l’attention et souffrait mal l’autorité d’un supérieur. La mésentente régnait entre lui et Villebon, de qui il se plaignait fort 15.

L’envoi de Villieu en Acadie fait naître des doutes sur le rôle de Saint-Castin auprès des sauvages. Les Français considéraient-ils qu’il remplissait si mal sa mission qu’il importait d’envoyer à la rescousse d’autres officiers ? Nous examinerons cette question dans un autre chapitre. Notons simplement ici que Villieu ne fit que passer, qu’il disparut des tribus de l’Acadie après un premier combat, pour n’y plus rentrer. Songeons aussi que son voyage constituait le résultat décevant du beau plan avorté, grâce auquel Villebon devait joindre des troupes blanches aux sauvages. Malgré son mérite, on se serait parfaitement passé de Villieu 16.


— IV —


La campagne se poursuit. — Les Indiens tenaient toujours la campagne. Avec quarante d’entre eux, Taxous, « trouvant qu’il n’avait pas assez de chevelures », se dirigeait vers l’ouest où, au fort de Groton, il tuait une vingtaine de personnes. Un autre groupe remontait la Piscataqua et y levait des scalps que Madokawando porta à Québec où Frontenac le paya généreusement 17.

En août. Kittery était ravagé et, le 15 septembre, les Indiens, sous les ordres de Saint-Castin cette fois, attaquaient Deerfield.

Le récit détaillé des opérations engendrerait la monotonie. Les sauvages avaient repris les tactiques de la guerre d’usure, se montrant partout, ne s’exposant nulle part. Ils portèrent la dévastation jusqu’aux portes de Boston.

À la fin de l’année, leur ardeur faiblit, surtout parce que leurs approvisionnements s’épuisaient et que, de nouveau. la France tardait à leur en envoyer. Les navires français avaient viré de bord à la rivière Saint-Jean, signe de la supériorité des Anglais sur mer. Phipps, d’un côté, menaçait de considérer les Abénaquis comme complices d’une agression contre le droit des gens. Pemquid, cette forteresse qui inspirait la crainte aux tribus depuis sa reconstruction, était en état de venger leur perfidie. D’autre part. Phipps leur aurait fait un pont d’or pour les gagner, « sauf à les trahir ensuite » (Charlevoix).

Les dernières déprédations des Indiens avaient causé « de si grands murmures parmi la populace de Boston que le gouverneur Phipps avait flattée d’une espérance de paix assurée avec les sauvages qu’il en a pensé être assommé » 18.

Les pourparlers s’engagèrent. Le 1er  mai 1695, plusieurs sachems se présentaient à Wells afin de signer un traité 19. L’affaire débutait mal.

Phipps sommait les Abénaquis de lui donner satisfaction sous vingt jours de la violation de la paix. Les Abénaquis étaient embarrassés. D’un côté, ils craignaient un peu les représailles ; de l’autre, ils auraient assez aimé à poursuivre leurs déprédations. Bacqueville de la Potherie écrit qu’ils étaient partagés entre « l’affection qu’ils avaient pour les Français et l’aversion qu’ils nourrissaient dans leur cœur contre les Anglais ». À vrai dire, leur affection pour la France n’était pas très vive : les approvisionnements n’arrivaient pas. Ils allaient céder aux sollicitations de Phipps quand Saint-Castin et Thury les persuadèrent de ne pas répondre au gouverneur anglais, mais, leur maïs récolté, de se retirer plutôt au fond des bois, hors de l’atteinte de l’ennemi. C’est ce qu’ils firent.

Sur les entrefaites, Phipps passait en Angleterre et y mourait bientôt. Les débuts de Stoughton, son successeur, furent malheureux.

« L’on avait projeté, écrit Bacqueville, de faire un échange de prisonniers de part et d’autre. Saint-Castin devait se charger de la part du comte de Frontenac de cette négociation ». Sept plénipotentiaires pentagoëts se dirigèrent vers la Nouvelle-Angleterre, portant à Boston les lettres de Frontenac et de Saint-Castin. Ils en avaient une aussi des prisonniers anglais au capitaine Chubb, commandant de Pemquid, par où ils passèrent d’abord. Chubb, au mépris du droit des gens, les retint prisonniers et les envoya à Boston, enchaînés. En route, trois ou quatre furent massacrés 20.

Stoughton se montrait impitoyable. Aux plénipotentiaires qui parvinrent à Boston, « il faisait de sanglants reproches sur leurs dernières hostilités et y ajoutait les plus terribles menaces s’ils ne lui en livraient pas les auteurs » 21.

On se calma de part et d’autre et la fureur mutuelle n’eut pas tous les effets qu’on en aurait pu attendre. Stoughton, malgré tout, n’était pas rassuré ; de leur côté, les Indiens ne voulaient pas perdre toute chance de recouvrer leurs prisonniers. Toutefois, on ne signa aucun traité, si ce n’est une trêve de 30 jours, le 20 mai 22. À l’été, les Indiens se lançaient de nouveau sur le sentier de la guerre. Ils s’emparaient du major Hammond à Kittery et l’envoyaient à Québec, au mois de juin, puis en août, ils prenaient un fortin et tuaient quinze personnes à Billerica. Fait remarquable, lors de ce dernier engagement, les assaillants étaient à cheval. Les mêmes cavaliers tuaient le sergent Haley près de Saco. Le 9 septembre, le sergent March et neuf miliciens subissaient le même sort ; puis, le 7 octobre, neuf personnes étaient capturées dans la maison de John Brown à Newbury. Le capitaine Greenleaf se mit à la poursuite de l’infernal ennemi ; ce fut pour être blessé grièvement 23.


Vers la fin de l’année, les Abénaquis avaient recouvré toute leur ardeur guerrière. En effet, Bonaventure, Baptiste et d’autres corsaires français avaient fait de nombreuses prises sur les côtes. D’où les indigènes concluaient que les Anglais n’étaient pas les maîtres de la mer. En outre, les corsaires leur avaient apporté des secours.

Villebon écrivait dans son journal de 1695 :

« Le 5 août, je reçus une lettre de MM. Thury et St. Castin qui me marquoient qu’il y avoit deux partis de la rivière de Quinebiqui (c’est Kennébec que Villebon orthographiait de la sorte) en guerre et que ceux de Pentagouet attendoient ceux de la rivière de Pesmonquidis et le long de la coste pour former ensuite un gros parti au retour de ceux de Kinibéqui et que les sauvages avoient été trompés dans les pourparlers qu’ils avoient eus à Pemiquid au sujet de leurs prisonniers retenus à Boston » 24.


La France se décidait enfin à exécuter un coup important et, d’abord, à détruire Pemquid toujours menaçant pour les indigènes. Frontenac désirait abattre à jamais la puissance anglaise en Amérique. Mais, ainsi que l’écrit Charlevoix (II, 160), en France on ne comprenait pas la nécessité d’affaiblir les Anglais dans l’Amérique septentrionale. On les voulait simplement déloger de trois points d’où ils menaçaient particulièrement le commerce (seule préoccupation de la cour, en somme), c’est-à-dire Pemquid, Terre-Neuve et la baie d’Hudson.

La situation de l’Acadie et de la Nouvelle-France inspirait beaucoup d’inquiétude à Frontenac, car, à ses yeux, le sort des deux colonies était lié. Il savait aussi que les moyens de fortune ne suffisaient plus : on repoussait les attaques tant bien que mal, on allait ravager quelques établissements anglais ; on restait sur la défensive, on temporisait. Ce n’était pas sérieux. Frontenac voulait se débarrasser d’un voisinage gênant afin que la colonie pût se développer en paix. Il ne fallait plus tarder, car les Anglais finiraient par devenir trop puissants.

Le gouverneur ne cessait de le répéter. Le 4 novembre 1694, il écrivait : « Il serait à souhaiter que les affaires de Sa Majesté permissent de faire un armement assez considérable pour nettoyer toutes ces côtes (dans le voisinage de l’Acadie) et se rendre maître de Manathe et de Boston, parce que cela finirait tout d’un coup les guerres de ce pays ». Dès le 12 novembre 1690, il avait écrit : « Maintenant, Monseigneur, que le Roi a triomphé de ses ennemis et par mer et par terre, et qu’il est le maître de la mer, croirait-il mal employer quelques-unes de ses escadres de vaisseaux à punir l’insolence de ces véritables et vieux parlementaires de Boston, de les foudroyer aussi bien que ceux de Manathe dans leur tanière et de se rendre maître de ces deux villes, qui mettraient en sûreté toutes ces côtes ». Et encore le 10 mai 1691 : « Si Sa Majesté prend la résolution de faire quelque entreprise du côté de Boston et de Manatte (…) on fera une paix solide et durable ».

Pour éveiller davantage l’attention du roi. Frontenac annonçait toujours une attaque imminente. Le roi n’en croyait rien. Il s’en ouvrait au gouverneur de la Nouvelle-France, dans une lettre du 14 juin 1695 : « L’événement a justifié ce que Sa Majesté a mandé l’année dernière du peu d’apparence qu’il y avait que les Anglois pussent attaquer le Canada par une invasion générale, ny pour faire le siège de Québec. Les ennemis au contraire n’ont pas esté en estât de se deffendre des attaques des sauvages de l’Accadie, ny de se mettre à couvert des déprédations d’un corsaire avec un seul brigantin ». Il ne comprenait pas la nécessité de l’offensive.

Enfin, la cour se décidait à attaquer Pemquid, Terre-Neuve et la baie d’Hudson en 1696. Frontenac ne pouvait s’en contenter, ainsi qu’il l’expliquait à M. de Lagny, le 2 novembre 1695 : « Je ne crois pas, comme je l’ai marqué à Mr   de Pontchartrain, qu’on dût s’arrêter simplement à la prise du fort de Pemquit, puisque pour peu qu’on voulût ajouter à l’armement qui seroit nécessaire pour ce dessein, on pourroit facilement entreprendre de bombarder Manath et Baston, ce qui serait bien d’une plus haute importance et couperait tout d’un coup la racine du mal qui nous vient de ce côté et principalement de Manath ».

Mais il ne fallait pas se montrer trop exigeant. Le roi se décidait à attaquer parce que les circonstances lui permettaient d’accomplir beaucoup… aux frais des autres. Il fournissait deux vaisseaux pour la prise de Pemquid, mais Saint-Castin promettait les troupes de débarquement. À Terre-Neuve, Iberville devait faire le coup avec les coureurs de bois payés de ses propres deniers. Enfin, la Compagnie du Nord se chargeait des dépenses de l’expédition à la baie d’Hudson.

Dispositions excellentes sans doute : jamais campagne n’eut autant de succès. Il faut ajouter qu’elle était dirigée par le grand capitaine d’iberville, secondé par des gens habitués à la guerre d’Amérique, c’est-à-dire les coureurs de bois et le baron de Saint-Castin.


— V —


Prise de Pemquid. — En février 1696, M. Bégon, intendant à la Rochelle, recevait l’ordre d’armer à Rochefort l’Envieux et le Profond.

« La Cour avait extrêmement à cœur cette entreprise ; une place fortifiée au milieu des nations abénaquises donnant lieu de craindre qu’à la fin ces sauvages, si nécessaires à la Nouvelle-France, ne fussent accablés par toutes les forces de la Nouvelle-Angleterre, ce qui serait infailliblement arrivé, si les Anglais avaient eu des gouverneurs plus habiles ; ou détachés pour toujours de notre alliance par le défaut de secours de notre part, mais nos ennemis prenaient pour arriver à ce but des moyens qui n’étaient propres qu’à les en éloigner » (Charlevoix, II, 176).

Iberville mettait à la voile de Rochefort au mois de mai, avec trois vaisseaux : l’Envieux qu’il commandait, le Profond sous M. de Bonaventure et le Wesph, commandant Jean Léger de la Grange, corsaire canadien. L’aumônier Jean Beaudoin, ancien mousquetaire du roi devenu jésuite, rédigeait le journal du voyage.

Le 27 juin, la flottille jetait l’ancre à la baie des Espagnols, d’où le Wesph s’en allait chercher à Québec les Canadiens de M. d’Iberville. Germain Bourgeois apportait des lettres dans lesquelles M. de Villebon faisait connaître l’intention manifestée par les Anglais d’enlever le navire du ravitaillement annuel.

On leva l’ancre le 4 juillet. En passant à l’île Verte, le corsaire Baptiste joignit à la flottille son brigantin où 24 sauvages avaient pris place.

Le 14, on mouillait à cinq lieues de la rivière, par un épais brouillard où s’entendaient des coups de canons ; les ennemis se faisaient des signaux. La brume une fois dissipée, sur les deux heures de l’après-midi, M. d’Iberville aperçut trois navires anglais, le New Port, le Sorling et une conserve, qui venaient à lui. Il se porta de l’avant à petite voile. « Le Profond se mit en façon de prise et ne devait ouvrir ses sabords qu’à portée du fusil des ennemis qui allaient être bien reçus de nos gens ». Deux Anglais s’approchant lancèrent leurs volées. Soudain, le Profond ouvrit sa batterie d’en bas et mitrailla. L’ennemi s’enfuit.

« Le grand navire (c’était le Sorling) se trouva à mon travers, écrit M. d’Iberville, il n’avait que 36 canons et il força de voile à ma troisième volée et me dépassa au vent. Le petit, le New Port, de 24 canons, se trouva alors à mon travers ayant essuyé la volée du Profond. Je lui en envoyai deux : la troisième le démâta de son grand mât de hune. Cela l’obligea d’arriver vent arrière, avec toutes ses voiles devant, pour se sauver dans la baie Française ; ce que je l’empêchai de faire, arrivant un peu sur le large en le croisant et le canonnant, étant prêt à l’aborder. Il amena pavillon et mit en panne. Je continuai à chasser le gros, laissant celui-là au Profond à l’amariner Je le joignis à la portée du canon, vers 5 heures. On se canonna deux heures, ce que je fis de loin, pour tâcher de le démâter et le désemparer avant la nuit qui vint si obscure et la brume si forte qu’il me fut impossible de le garder ».

Bonaventure, ayant amariné la prise, chargea Baptiste de la conduire à la rivière Saint-Jean. On y laissa les munitions et les matériaux destinés au fort de Naxouat, puis le New Port réparé, on repartit le 30, non sans avoir embarqué M. de Villebon, avec cinquante sauvages et M. de Villieu à la tête de sa compagnie.

Le 7 août, la flottille arrivait au rendez-vous de Pentagoët. Quatre-vingt-dix sauvages de cet endroit, soixante-dix de Kennébec, d’autres de Passamaquoddy et de la rivière Saint-Jean, en tout 217 hommes, étaient prêts à partir. Iberville distribua les présents et festina tout le monde.

Le 13, MM. de Villieu et de Montigny partaient en canots. Le baron de Saint-Castin, les pères Thury et Simon, avec les indigènes, avaient déjà pris la voie de terre. Ils avaient pour mission de « s’emparer des postes par où les Anglais pourraient se sauver et donner avis à Boston ».

Les sauvages arrivaient les premiers au rendez-vous et préparaient un chemin de deux lieues pour le charroyage des canons et des mortiers. Les navires ne tardaient guère 25 et le débarquement commençait. Mis immédiatement en demeure de déguerpir, le commandant Chubb répondit que « quand la mer serait toute couverte de vaisseaux français et les bois remplis de Français et de Sauvages, écrit Iberville, il ne se rendrait qu’il n’y fût forcé et qu’il n’eût vu effectivement les efforts que l’on ferait pour le réduire ; ce qu’il ne soutint pas par la suite ».

On mit les canons en batterie, puis Saint-Castin, interprète des assaillants, fit parvenir à Chubb une lettre dans laquelle il lui annonçait que, s’il s’obstinait, la garnison n’aurait pas de quartier, mais serait livrée à la fureur des sauvages. M. d’Iberville appuya cette missive de quatre ou cinq bombes. Chubb demanda à parlementer. « M. de Saint-Castin, qui servoit d’interprète, leur donna si bien l’alarme, écrit des Gouttins, qu’ils dirent au commandant qu’ils voulaient se rendre et demandèrent à M. de Saint-Castin un certificat comme on avait 500 bombes à leur jeter ». Chubb, pressé par sa garnison forte de 95 hommes, capitula, ce pourquoi Niles (p. 239) le voue aux gémonies. La garnison devait sortir, sans armes, mais être envoyée à Boston en échange de prisonniers français et abénaquis.

Iberville fit transporter les Anglais dans une île à portée des canons de ses navires, « où il n’y avait pas à craindre qu’ils fussent insultée par les sauvages, nous apprend Charlevoix, et cette précaution était plus nécessaire qu’on ne l’avait cru d’abord ».

En effet, Villieu, pénétrant le premier dans le fort, y trouva un Abénaquis aux fers et l’ordre, venu de Boston, de le pendre. Le pauvre bougre était dans un état déplorable « ayant les jambes roides comme un bâton, et paraissant prêt à expirer, ce qui mit ses compatriotes dans une rage dont on eut bien de la peine à empêcher les effets ». Iberville et Saint-Castin les continrent.

Les sauvages se partagèrent les armes et les munitions trouvées dans le fort. M. des Chauffours, en chaloupe, s’en alla livrer une partie des prisonniers anglais de Pemquid et du New Port, en échange des flibustiers de Guyon, d’autres Français et d’Abénaquis. Puis on mit le feu au fort qui brûla du 17 au 19, en même temps qu’un mannequin représentant le Prince d’Orange et que soldats et matelots avaient d’abord lapidé avec entrain.

Le 19, Iberville partait pour Pentagoët. M. de Montigny, qui avait attendu M. des Chauffours à Pemquid, rentrait le 30, sans nouvelles de Boston. On apprit par la suite que sa barque n’ayant plus assez de provisions pour tout le monde, — « tous ces extraordinaires nous en ont consommé à chacun trois semaines » (Iberville), — M. des Chauffours avait renvoyé les soldats anglais à Boston dans une caiche avec six jours de vivres et n’avait gardé que seize officiers comme otages 26. Saint-Castin négocia plus tard l’échange des prisonniers au nom de Frontenac. « On n’aurait pu choisir un plénipotentiaire plus dévoué ni plus intelligent » 27. Iberville se dirigea vers Terre-Neuve, où il accomplit l’un de ses plus glorieux exploits.

La prise de Pemquid n’avait coûté qu’une vie, celle du garde-marine du Tast, « qui avait, écrit Beaudoin, gagné sa pleurésie en faisant charrier les canons et les mortiers ». Iberville avait procédé avec sa méthode habituelle : préparation minutieuse, puis exécution foudroyante. Saint-Castin n’avait pas mis moins de vigueur dans ses négociations avec Chubb.

Quant à l’importance de cette victoire, Frontenac la souligna dans sa lettre du 25 octobre 1696 au ministre : « La prise de Pemkuit (…) ne saurait produire que de très bons effets, et quoiqu’elle ne puisse pas beaucoup contribuer à la sûreté des côtes du sud de Canada, qui ne sont guère exposées aux incursions des Anglais de Boston que nous n’y avons pas encore vus, elle ne laissera pas de mettre les Sauvages de ce côté là en état de les inquiéter beaucoup et de les empêcher de songer à nous venir rendre de nouvelles visites à Québec, s’ils avaient assez de forces pour l’entreprendre ». Il en profitait pour revenir sur son projet favori : « Le véritable et solide avantage que l’on pourrait retirer de toutes les entreprises qu’on fait de ce côté serait d’insulter Manath, parce que ce serait couper la racine d’où nous vient le mal ». Jamais ce plan ne se réalisera.


— VI —


Church. — Dès le début de l’été, le ridicule major Church avait levé des volontaires, à la demande du gouverneur Stoughton, se proposant d’attaquer Pentagoët, principal repaire de l’ennemi, dit-il dans sa relation. Au cours de ses préparatifs, ayant appris la chute de Pemquid, il s’embarqua dans trois navires de guerre afm d’opérer sa jonction à Piscataqua avec le colonel Gidney parti de York à la tête de 500 hommes. Le colonel Hawthorne, commandant une autre flottille, devait le rejoindre à Saint-Jean.

Les navires anglais manquèrent Iberville de justesse, comme il quittait l’île des Monts-Déserts pour Terre-Neuve. Mais ils prirent Villebon, qui rentrait avec ses sauvages. À Pentagoët, Church ne vit personne, ni, surtout, le baron Casteen qu’il cherchait particulièrement. Il s’en alla saccager Beaubassin, bien que Bourgeois l’eût régalé et lui eût montré un « écrit de fidélité souscrit à Phipps », puis assiéger Naxouat. Là encore, sa proie lui avait échappé. L’enseigne Chevalier, chargé du commandement en l’absence de Villebon, s’était sauvé dans les bois et il ne tarda pas à rejoindre son supérieur remis en liberté. Les deux Français, à la tête de leurs Peaux-Rouges, harcelèrent si bien Church que ses troupes, pourtant si nombreuses, n’y purent tenir, d’autant que la mauvaise saison faisait des ravages dans leurs rangs. Church dut rentrer à Boston, n’ayant, comme toujours, obtenu que des résultats insignifiants malgré son grand appareil de guerre 28. Villebon reprit possession de son fort, qu’il répara facilement.

Loin de se reposer sur les lauriers de Pemquid, les Pentagoëts avaient recommencé leurs ravages habituels dans les campagnes. Ne retenons, parmi tous ces faits d’armes, que le sauvage exploit d’Haverhill.

Le 15 mars 1697. les Indiens paraissaient aux environs de ce village, où ils tuaient une trentaine de personnes et faisaient une dizaine de prisonniers.

C’est à la maison des Dustin que le carnage avait commencé. Le chef de la famille, Thomas Dustin, se trouvait dans les champs quand, entendant les whoop de guerre, il saisit son mousquet toujours à portée de sa main et se précipita vers la maison, criant aux enfants qui l’accompagnaient : « Sauvez-vous à la garrison-house ! » Il en avait huit, dont le plus jeune était né la semaine précédente. L’infirmière Mary Neff gardait sa femme. Sachant qu’il ne pouvait sauver les femmes ni le dernier-né, Dustin voulait du moins protéger les aînés. Pendant que ceux-ci couraient vers le fortin, Dustin sortit son cheval de l’écurie et rattrapa les jeunes sur la route. Sautant à terre, il s’abrita derrière la bête pour échanger des coups de feu avec les Indiens. Quand il vit ses enfants en sûreté, il sauta en selle et put se réfugier à la garrison.

Sa femme Hannah et Mary Neff étaient capturées et, avec les autres prisonniers, prenaient le chemin de Pentagoët, sous la conduite de douze sauvages, pendant que les autres Abénaquis s’en allaient vers de nouveaux massacres.

Parmi les prisonniers, se trouvait un jeune homme. Samuel Leonardson, qui, ayant déjà été captif, connaissait le langage des ennemis, Hannah Dustin le pria de se renseigner sur la façon de tuer un homme d’un seul coup de tomahawk.

Les indigènes répondirent avec bienveillance à ses questions. Captifs et gardiens s’arrêtèrent, pour la nuit, dans une petite île au confluent des rivières Merrimac et Contoocook. Le camp une fois endormi, Mrs  Dustin donna le signal convenu. Mary, Samuel et Hannah, s’emparant chacun d’un tomahawk, se glissant silencieusement entre les dormeurs, expérimentèrent sur leurs instructeurs, avec une énergie et une précision admirables, les connaissances acquises au cours de la journée. En quelques instants, sans que le silence eût été troublé, tous les Indiens étaient morts, Haverhill était vengé.

Ramassant fusils et provisions les trois Anglais montèrent dans un canot. Ils allaient partir quand Ilannah débarqua, afin de réparer un oubli à l’entendre, malgré les supplications de ses compagnons. Elle revint bientôt, brandissant douze chevelures.

Hannah Dustin devint à juste titre l’héroïne d’Harerhill et le colonel Nicholson, gouverneur du Maryland, lui envoya 50 livres en signe d’admiration 29.

Les Abénaquis eurent, vers le même temps, l’occasion de satisfaire une vengeance qui attendait depuis vingt ans. Waldron avait payé de sa vie la trahison de 1676 à Cocheco. Restait le major Frost, son complice. Les sauvages n’oubliaient pas, ils n’oubliaient jamais.

Le 4 juillet 1697, un dimanche, Frost se rendait à l’église de Quampegan (South-Berwick). À un mille de sa maison barricadée, comme il s’engageait dans un sentier bordé d’un grand rocher, trois coups de feu éclatèrent. Frost et ses compagnons, Dennis Downing et Mme Heard, s’écroulèrent sur le sol. Les deux premiers avaient été tués sur le coup ; la dernière, bien que grièvement blessée, se traîna jusqu’à la prochaine habitation.

Les colons firent des funérailles solennelles à Frost. Mais la haine des Indiens n’était pas assouvie. Pendant la nuit, ils déterrèrent le cadavre, puis l’empalèrent sur un long poteau au haut d’une colline 30.


À la tête de 500 hommes aguerris, le major March se mit en campagne. Dans tous les établissements, la milice se tint sous les armes. Sauf près de Casco, où March réussit à engager un combat vite terminé par la retraite des Peaux-Rouges, les Anglais s’épuisèrent en d’inutiles marches et contre-marches. Fidèles à leurs tactiques habituelles, divisés en petits groupes, les sauvages avaient repris la guerre d’embûches. On les signalait à de nombreux endroits à la fois ; partout ils tuaient des colons, brûlaient des habitations, mais jamais où se trouvaient des troupes 31. La terreur régnait dans ce dangereux pays frontalier. Bien que la saison des récoltes fût venue, on n’osait se risquer dans les champs qu’en groupes fortement armés.


— VII —


Nesmond. — Le 28 mai 1697, le Canadien Vincelotte arrivait à Québec par la route de terre, « des Monts Déserts, proche de Pentagoët, où M. de Gabaret l’avait débarqué », et il remettait à Frontenac les dépêches de la Cour.

Une lettre du ministre, en date du 6 mars, priait le gouverneur de tenir ses troupes prêtes en vue d’une entreprise encore secrète 32. Par une autre voie, le ministre lui avait écrit le 9 mars :

« Vous trouverez cy joint le duplicata d’une lettre que je vous ay envoyée par une frégatte exprez que Sa Majesté a fait passer à Pentagouet, vous l’aurez sans doute receue avant celle cy, mais comme ce qu’elle contient est d’une très grande importance, tant pour la seureté du Canada que pour l’exécution des desseins de Sa Majesté dont vous serez informé par les vaisseaux qui vous porteront les secours ordinaires, j’ay jugé à propos de vous en envoyer coppie par les vaisseaux destinez à Plaisance ».
Le 21 avril, le roi s’expliquait. « Ayant résolu d’envoyer une puissante escadre de mes vaisseaux dans l’Amérique septentrionale sous le commandement du Sr marquis de Nesmond, lieutenant général de mes armées navales, pour m’assurer la possession de l’isle de Terreneuve et celle du Canada contre les entreprises des Anglais, j’ay crû que je pouvais aussi l’employer à ruiner les establissements de cette nation dans la Nouvelle-Angleterre et mesme ceux de la Nouvelle York s’il reste assez de temps à mes vaisseaux pour l’exécuter ; et pour cet effet, j’ay résolu d’y employer mes troupes du Canada sans lesquelles celles de mes vaisseaux ne seraient pas suffisantes pour de pareilles entreprises, c’est pour cela particulièrement que je vous ay cy devant donné ordre de faire approcher de Québec 1 500 hommes de ces troupes ou des milices du pays, et je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est qu’aussytost que led Sr de Nesmond vous aura donné advis de son arrivée et vous aura escrit de les faire marcher, vous les fassiez partir pour se rendre avec diligence à Pentagouet où vous trouverez mes vaisseaux (…) Je vous laisse la liberté de les conduire vous-mêsme, si les affaires du pays et vostre santé vous le permettent ». Frontenac protesta aussitôt que ni son âge ni sa santé ne l’empêcheraient de prendre part à si belle partie.

Saint-Castin devait être de la fête. Dans le long mémoire du 27 avril au comte de Frontenac, le roi écrivait : Sa Majesté compte qu’il attaquera et prendra Boston « avec le détachement du Canada et les sauvages de l’Acadie qu’elle a ordonné de faire rassembler à Pentagoët dans le mesme temps que les Canadiens et cette escadre y arriveront, ce qui sera vers la fin de juillet ». Il était de toutes les combinaisons imaginées contre Boston. Une lettre de Lagny à Pontchartrain, en date du 20 janvier 1697, révèle qu’on projetait une vaste expédition en Nouvelle-Angleterre, mais dont le commandement suprême aurait été assuré par M. d’Iberville. Lagny ajoutait que si ce dernier devait plutôt monter à la baie d’Hudson, le baron de Saint-Castin commanderait les troupes de terre et qu’on trouverait un autre commandant pour la flotte 33.


Frontenac prépara le grand coup.

Dès l’arrivée de Vincelotte avec les premières dépêches de la Cour, écrivait-il le 15 octobre 1697, « nous n’avons pas perdu un moment pour mettre Québec en état de faire une vigoureuse défense, si nous y étions attaqués, et pour préparer tout ce qui nous était nécessaire pour aller joindre l’escadre de Mr  le marquis de Nesmond (…) Toutes choses étaient si bien arrangées que huit jours après avoir reçu des nouvelles de Mr  le marquis de Nesmond, j’aurais pu me mettre en marche pour me trouver au rendez vous qu’il m’aurait donné, et je me sentais même assez de force et de santé pour pouvoir être de la partie ; car je crois. Monseigneur, que vous ne doutiez pas de ma bonne volonté ».

Mais le 7 septembre, arrivant avec la Gironde, l’Amphitrite et des bateaux marchands, M. des Ursins apportait une lettre désolante du marquis de Nesmond, dans laquelle Frontenac apprenait « que la contrariété des vents avait rendu la traversée si longue qu’il n’y avait pas lieu d’espérer qu’on pût exécuter le projet dont il était chargé ». La déception fut grande. Tout était prêt, « les troupes étaient descendues à Québec, les Canadiens étaient commandés et les canots, vivres et munitions nécessaires pour l’entreprise étaient préparés pour partir au premier ordre ».

Nesmond était arrivé le 21 juillet à Plaisance, en Terre-Neuve, d’où Iberville était parti le 8, las d’attendre l’escadre de France. Des vents contraires lui avaient fait perdre deux mois en mer. Il avait dix vaisseaux de guerre : le Superbe, l’Heureux, le Bizarre, le Juste, le Téméraire, l’Aimable, le Courtisan, l’Excellent, le Fleuron et le Capable ; une galiote, la Bellone et deux brûlots, l’Imprudent et le Dangereux.

Ne trouvant pas d’Anglais à Plaisance, Nesmond cingla vers Saint-Jean. L’amiral anglais John Norris avait pénétré dans le port, manquant de justesse M. d’Iberville, à la tête d’une escadre de sept navires de ligne (de 54 à 70 canons), quatre frégates (36 à 44 canons), deux brûlots et deux galiotes.

Le Téméraire, accompagné de la Bellone, partit en éclaireur, une estacade renforcée de câbles barrait la passe entre deux rochers à pic. « Le port est hors d’état d’être insulté, note l’amiral français, à moins que de prendre les forts par terre et à revers, ce que nous ne sommes pas en état de faire ». Norris, en effet, avait rétabli la situation des Anglais dans l’île ravagée par Iberville au cours de l’hiver.

Le conseil de guerre réuni par Nesmond jugea la saison trop avancée pour une attaque contre la Nouvelle-Angleterre et l’amiral rentra en France sans avoir tiré un coup de canon.

Frontenac, qui ne perdait jamais courage, élabora de nouveaux plans :

« Je prendrai la liberté de vous dire que la prise de Manatte serait beaucoup plus utile pour la sûreté de cette colonie et la délivrer des Iroquois, que celle de Boston dont elle n’est en aucune façon incommodée, et que la première serait beaucoup plus aisée à exécuter par les seuls vaisseaux de Sa Majesté et les troupes qu’on en pourrait débarquer, pendant que celles du Canada, pour faire diversion, attaqueraient Orange qui est à leur portée », écrivait-il le 15 octobre 1697.

Ces projets ne devaient pas être repris de si tôt, puisque la France et l’Angleterre signaient la paix à Ryswick, le 20 septembre. Le roi en avisait le gouverneur de la Nouvelle-France dans une lettre du 12 mars, mais Frontenac l’avait appris dès le début de février par les soins des « Anglais d’Orange » 34. En même temps qu’il prévenait son collègue de Québec, le gouverneur de New-York, lord Bellomont, envoyait une copie du traité à Saint-Castin 35. Fait remarquable, qui soulignait la situation particulière du baron.

Ce geste des Anglais devait du reste leur coûter cher, puisque les Pentagoëts, constatant qu’on les avait oubliés dans les négociations et qu’on ne leur rendait pas leurs prisonniers, restèrent en campagne et continuèrent à ravager les établissements anglais.

Dès la fin de février, ils lavaient dans le sang l’injure impardonnable du major Pasco Chubb qui avait tué le chef Egeremet de Pentagoët, à Pemquid. Abreuvé d’injures par ses compatriotes puis emprisonné à Boston pour avoir cédé Pemquid à M. d’Iberville, Chubb avait été libéré à la conclusion de la paix, mais cassé de son grade et proclamé à jamais inapte à tout commandement. Il s’était retiré à Andover dans le Massachusetts, où demeurait sa famille. Le 22 février, trente Indiens surgissaient dans ce village, et tuaient plusieurs personnes, dont Chubb et sa femme. La mort de Chubb, écrit Hutchinson « leur causa autant de joie que la prise d’une ville entière, parce qu’ils satisfaisaient la vengeance à laquelle ils tenaient tant à cause de sa perfidie et de sa barbarie à l’égard de leurs compatriotes ». Ils s’acharnèrent sur son cadavre le perçant de nombreux coups de feu, le déchiquetant littéralement, « juste récompense de sa trahison » (Drake, p. 306).

La guérilla se poursuivit jusqu’en 1699 36, alors que l’ardeur des Indiens se ralentit.

Madokawando était mort en 1698, ainsi que d’autres chefs « of a grevious unknown disease which consumed them wonderfully » (Mather, I, 649). S’il était remplacé par d’excellents chefs, dont son gendre Saint-Castin, personne ne pouvait comme lui communiquer une ferveur mystique aux Peaux-Rouges. Sa mort laissa désemparées les tribus qui le considéraient un peu comme un prophète ou un représentant de l’Au-delà.

Justement, les Anglais manifestaient l’intention de traiter de bonne foi. Les Abénaquis y consentirent d’autant plus volontiers que la France, n’ayant plus immédiatement besoin d’eux, avait arrêté les secours : Frontenac leur avait annoncé en termes non équivoques qu’ils ne pouvaient plus compter sur lui.

Les sauvages posaient comme conditions à la paix que tous les prisonniers leur seraient rendus ; que les Anglais ne s’établiraient pas dans leurs territoires et ne prétendraient à aucune autorité sur eux puisqu’ils reconnaissaient l’alliance du roi de France.

Les colonies déléguèrent au congrès de Casco le colonel Phillips, le major Convers et le capitaine Cyprian Southack. Les Abénaquis envoyèrent des sachems de toutes les tribus intéressées. Moxous représentait les Pentagoëts. Les pourparlers furent ardus, mais, au cours de l’hiver, on signait enfin le traité.

Ainsi prenait fin une guerre de douze ans, la guerre de Saint-Castin, menée avec vigueur et cruauté de part et d’autre. Tous les établissements anglais de la frontière étaient dévastés et les colonies, chargées de dettes énormes. Les sauvages avaient beaucoup moins souffert, ayant perdu peu de monde et pouvant sans difficulté relever leurs wigwams.