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Le Baron de Saint-Castin, chef abénaquis/08

La bibliothèque libre.
Éditions de l'Action canadienne-française (p. 150-174).


CHAPITRE VIII


BERNARD-ANSELME DE SAINT-CASTIN


— I —


Le flambeau relevé. — L’absence de Saint-Castin se faisait cruellement sentir en Acadie.

En 1701, éclatait la guerre de la succession d’Espagne. appelée « guerre de la reine Anne » en Nouvelle-Angleterre.

Brouillan offrit la neutralité à Boston qui, malgré son peu de préparation, repoussa cette offre.

Boston, raconte Belknap, avait deux griefs contre l’Acadie. D’abord, l’éternelle question de la pêche. Brouillan appliquait, avec la vigueur qu’il mettait en tout, l’interdiction signifiée aux vaisseaux anglais de pêcher sur les côtes acadiennes. Ensuite, le différend tout aussi ancien des frontières. Les missionnaires ne venaient-ils pas de fonder une mission à Norridgewock, dans le haut de la Kennébec, territoire le plus disputé ?

Les Français reprirent leur ardeur belliqueuse, dont le tempérament de Brouillan s’accommodait mieux. Le 18 juillet 1703, le ministre lui annonçait le départ de Saint-Castin, nommé commandant à Pentagoët. Le 6 juin, il avait écrit : « Le roi n’a pas été content des missionnaires qui se sont entremis pour l’adoption d’un traité de neutralité entre les Abénaquis et les Anglais. » Cette dernière lettre fait la lumière sur un point que nous avons déjà abordé. Les chroniqueurs et les historiens de la Nouvelle-Angleterre ont accusé les Jésuites (appellation sous laquelle ils englobaient tous les prêtres catholiques) et surtout le père Rasles, « that virulent priest » (Sylvester), d’avoir poussé les indigènes à la guerre malgré leur désir de paix. En réalité si l’on s’en rapporte à sa lettre du 6 juin, le ministre priait le père La Chaise, supérieur, de rappeler Rasles, suspect de tiédeur à l’égard de la guerre. Déjà, le 30 décembre 1701, Brouillan annonçait au ministre l’envoi d’une lettre que les sauvages de Pentagoët « ou peut estre leur missionnaire mesme a escrit au gouverneur de la Nouvelle Angleterre. Alle parle assés clairement pour faire connoistre qu’ils ont abandonné le party des françois. » Il n’aurait jamais pu penser « que messieurs les missionnaires qui sont des gens de bien et d’honneur fussent devenus anglois comme il me paroît qu’ils le sont par leur conduitte ».

Dudley, gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, avait exécuté l’ordre de reconstruire le fort de Pemquid. Ayant remarqué des mouvements insolites dans les tribus, il voulut s’assurer l’amitié ou, à tout le moins, la neutralité des Indiens. Déjà, en 1702, lors d’une conférence préliminaire entre Anglais et Abénaquis, Callières avait exhorté ces derniers à rompre les pourparlers. Selon leur habitude, les rusés Peaux-Rouges avaient manifesté des sentiments de la plus grande cordialité envers les Anglais, mais raconté ensuite aux Français qu’ils avaient repoussé les offres avec indignation. La lettre du 6 juin 1703 naquit des inquiétudes causées à Versailles par ces négociations. D’un autre côté, la Nouvelle-Angleterre en avait été rassurée au point de concevoir les projets les plus belliqueux. Son assurance s’augmentait de l’absence de son grand ennemi, Saint-Castin.


Le 20 juin 1703, un congrès réunissait, à Casco, Dudley et son état-major d’un côté et, de l’autre, les sachems Moxous de Norridgewock, Wamsegunt et Wanadalgubuent de Pentagoët, sans compter de nombreux chefs subalternes, accompagnés de 250 hommes montés dans 65 canots et bien armés. En style fleuri, les chefs affirmèrent à leur frère Dudley : « Aussi haut qu’est le soleil au-dessus de la terre, aussi éloignée de nous la pensée de porter la moindre atteinte à la paix ». En gage de leur bonne foi, ils remirent au gouverneur un collier de wampum. Rivalisant d’amabilité, les Anglais promettaient l’établissement de postes de traite et d’un atelier d’armurier dans les tribus ; ils annonçaient à des prix fort avantageux toutes les marchandises nécessaires aux Indiens et, enfin, ils donnaient des cadeaux magnifiques.

Après quoi, selon la coutume de ces sortes de réunions, chaque groupe se prépara à tirer une volée de mousqueterie en guise de salut. Se rappelant sans doute la trahison de Waldron en 1676, les Abénaquis invitèrent les Anglais à s’exécuter d’abord. Quand vint leur tour, ils dirigèrent leurs armes vers un tas de cailloux. Les autres constatèrent alors que les fusils étaient chargés à balles. Les sauvages n’avaient pas réalisé leur évidente intention de tuer le gouverneur Dudley et son état-major, parce que ces personnages s’étaient tout à coup rapprochés des chefs indigènes. Peu de temps après, les Anglais apprenaient qu’ils avaient échappé à un danger plus grand encore. En effet une nombreuse troupe de Français et d’indiens retardée en route devait surgir pendant les pourparlers 1.

Le 10 août, 500 Français et Abénaquis, commandés par M. de Beaubassin, prenaient d’assaut la petite ville de Wells. Divisés en plusieurs groupes, les assaillants ravagèrent ensuite tout le territoire entre Wells et Casco. En peu de temps, 130 personnes y perdaient la vie. La terreur et la confusion se répandirent dans la colonie ; les cultivateurs n’osaient s’aventurer dans les champs qu’en groupes, armés et protégés par des sentinelles.

De Portsmouth, on expédia en toute hâte un corps de 350 cavaliers qui, naturellement, ne trouva pas un seul sauvage. Jusqu’à l’hiver, les partis d’Indiens tinrent tout le pays, de Deerfield à Casco, dans une alerte continuelle.

« Leur commandant Bobassar (c’est-à-dire Beaubassin), écrit Niles, ayant dévasté tous les établissements anglais, voulut raser le fort, à Casco. Il en fut empêché par le capitaine Southack qui réussit à disperser une bonne partie de la flottille de 200 canots dans lesquels était venu son monde. Bobassar dut lever le siège ».

Au cours de l’automne, les Anglais saccagèrent la maison de Saint-Castin, absent 2. Cette année-là, les Franco-Abénaquis dévastèrent Wells, Casco, Deerfield, Kennebunk, Saco, Cape-Porpoise, Scarboro, Spurwinck, Purpooduck.

En février 1704, Hertel de Rouville et quatre de ses frères, à la tête de 300 Français et Indiens, s’emparaient de Deerfield, dont ils ne laissaient pas pierre sur pierre. La Nouvelle-Angleterre s’agitait désespérément. Elle offrit jusqu’à 40 livres sterling, somme alors énorme, pour chaque chevelure indienne, tant il était difficile d’atteindre les diables rouges.

Durant l’hiver, les majors Winthrop et Hilton, les capitaines Chepley et Davis se mirent en campagne, avec des hommes chaussés de raquettes. Ils ne tuèrent pas un seul Indien.

Au printemps, les hostilités reprenaient de plus belle. De nouveau, Oyster-River était dévasté de fond en comble. De nouveau aussi, Church organisait à grand fracas une de ses expéditions infructueuses. Il avait embarqué ses neuf compagnies, au mois de mai, dans le port de Piscataqua. « Arrivés à Pentagoët, écrit Church, nous avons tué ou pris tout le monde, Français ou Indiens. Je ne pense pas qu’un seul ait échappé. Parmi nos prisonniers. se trouvait la fille de St. Casteen 5 qui nous dit que son mari était allé en France rejoindre son père, monsieur Casteen. Comme ses enfants étaient avec elle, le commandant fut plein de prévenance envers eux ». Les prisonniers ne durent pas être nombreux, la plupart des hommes étant à la guerre.


L’ardeur des Indiens se calma à la fin de l’année. Durant l’hiver 1705, le colonel Hilton, à raquettes, se rendit à Norridgewock, dont il détruisit les wigwams désertés. L’été se passa en palabres visant à l’échange des prisonniers. Dudley les faisait durer, sous le prétexte d’une entente à négocier avec les autres provinces au sujet d’une offre de neutralité reçue de Québec. Il profitait du répit pour garnir sa frontière et achever les réparations à Pemquid. Tous les mois, il envoyait une patrouille nombreuse dans les régions exposées.

En même temps, le gouverneur de la Nouvelle-France attirait à Saint-François les restes des tribus abénaquises les plus éprouvées, en particulier les Sokokis. Les Pentagoëts repoussaient l’offre de Vaudreuil : « On dira que nous fuyons par crainte de la guerre. S’il y a de la honte, elle retombera sur toi ». Peu d’entre eux émigrèrent.

Vaudreuil affermissait ses positions, mais aux dépens de l’Acadie. Et, pourtant, la défense de Pentagoët importait plus que tout. Laissés à eux-mêmes, les indigènes n’étaient pas sûrs. Beaubassin et Rouville avaient fait merveille dans ce coin, en 1703, mais Québec les avait rappelés tout de suite. L’envoi occasionnel de commandants ne suffisait pas à entretenir le feu sacré. D’un autre côté, les Indiens ne se laissaient pas leurrer par des officiers transformés en agents provocateurs. Le Franco-Abénaquis Saint-Castin offrait la seule solution possible.

L’indispensable baron était retenu en France par d’odieuses chicanes judiciaires ; le ministre lui-même ne pouvait ramener à la raison le voleur qui empêchait son retour dans la colonie. En 1705, Pontchartrain exprimait simplement l’espoir que Saint-Castin passerait bientôt à l’Acadie.

Dans cette extrémité, on songea à l’enfant du baron et de Marie-Mathilde, petit-fils du sagamo Madokawando.

Subercase écrivait au ministre (Archives du Canada, C11 D5 fo 321-322) : Nous avons besoin des indigènes et ils aiment mieux les Français que les Anglais parce que les Français s’accoutument à leurs manières. « Il est très important d’avoir toujours un homme de caractère parmy ces sauvages pour veiller à leur conduitte (…) Le fils du sr de St Castain est très propre pour cela parce que sa mère est de leur nation, et que d’ailleurs c’est un jeune gentilhomme très sage et très capable. Il (Subercase) propose de luy accorder un brevet d’enseigne de vaisseau avec les appointemens et il est certain que personne de la colonie ne gagnerait mieux son argent que luy ».

Cette lettre est du 22 septembre 1706. Saint-Castin était en Acadie depuis quelque temps et Subercase avait pu l’observer de près, en particulier au combat de Port-Royal.

Dans sa lettre du 30 juin 1707 à Vaudreuil, annonçant la mort de Jean-Vincent, le ministre écrivait : « M. de Subercase doit employer son fils, qui est fort propre à cela, de la même manière ».

Bernard-Anselme de Saint-Castin était né en 1689, à en croire le père Le Jeune. En 1704, il étudiait au séminaire de Québec, quand le commandant de l’Acadie le pria de rentrer dans la tribu de sa mère.

À peine âgé de quinze ans, il ne songea pas à esquiver la tâche qui lui était imposée, prélude d’une existence extrêmement rude, où son énergie fut à la hauteur des circonstances.

Bernard-Anselme relevait le flambeau tombé des mains de Jean-Vincent.


— II —


L’attaque contre Port-Royal. — L’arrivée de Saint-Castin en Acadie eut des résultats immédiats. Au printemps de 1706, les Indiens tombaient sur Oyster-River. En juillet, au nombre de 270, ils attaquaient Piscataqua. Mais, comme à leur ordinaire, c’est par petits groupes isolés qu’ils faisaient le plus de ravages. Le récit de cette campagne se résumerait encore à l’énumération d’escarmouches et de massacres. Niles et Sylvester y consacrent des pages et des pages.

De nouveau aux abois, les colonies lancèrent le colonel Hilton à la poursuite des Peaux-Rouges. Ils étaient insaisissables, ils devenaient un cauchemar. Quand, au début de l’hiver 1707, Hilton en tua quatre et s’empara d’une squaw, l’exploit fut considéré comme un triomphe, s’il faut en croire Belknap (p. 341).


Dudley, attendant des secours de l’Angleterre, hésitait à se porter contre Port-Royal ainsi que son conseil le lui demandait. D’un autre côté, abreuvé d’injures, accusé sans doute avec raison d’entretenir un commerce clandestin avec les Français, il n’osa pas, écrit Charlevoix, accepter la neutralité que les autorités acadiennes lui avaient proposée.

« Les cris des habitans qui ne pouvoient cultiver leurs terres, ou qui les voyoient tous les jours ravagées par les sauvages, l’inquiettoient beaucoup et il crut que le meilleur moyen de faire cesser les hostilités qui en étoient le sujet étoit de chasser entièrement les François de l’Acadie ».

Il réunit mille hommes, divisés en deux régiments commandés par les colonels Wainwright et Hilton. Tout le monde s’embarqua à Nantasket dans vingt-trois transports, escortés de deux navires de guerre sous le commandement des capitaines Stuckley et Southack. Le colonel March commandait en chef.

Depuis quelque temps, les dirigeants de l’Acadie attendaient une attaque, bien que, aveugle volontaire, le ministre eût écrit à Des Gouttins en 1706 : « Les Anglais n’exécuteront pas leurs menaces contre l’Acadie ». Dudley, en tout cas, avait poussé avec une telle diligence ses derniers préparatifs que les gens de Port-Royal furent stupéfaits, quand, le 6 juin, vingt-quatre navires, dont le plus puissant portait cinquante pièces de canon, parurent devant la capitale de l’Acadie. Le lendemain, 1 500 hommes débarquaient du côté du fort et 500, près de la rivière. (Ce sont les chiffres de Charlevoix, qui ne concordent pas avec ceux des chroniqueurs anglais.) Subercase 4 résolut d’arrêter l’ennemi dans les bois. « Il semble, écrit Charlevoix, qu’il y ait eu une espèce de fatalité attachée au Port-Royal, pour que ses gouverneurs, même les plus vifs et les plus vigilants, y fussent toujours pris au dépourvu ».

Dans Pentagoët, Saint-Castin avait appris le départ de l’armée bostonnaise. Tout de suite, il se mit en route, mais il arriva après le débarquement. Incapable de joindre Subercase dans les bois, il réunit les habitants à ses sauvages afin de harceler avec eux les Anglais  5.

Cinq cents ennemis tentèrent de forcer le passage. Les troupes françaises se replièrent en bon ordre et Denys de la Ronde les arrêta au gué de la rivière où elles tinrent tête à l’assaillant. Le 8 juin, combat assez vif où Subercase eut un cheval tué sous lui. Il se retira ensuite, couvrant parfaitement sa retraite. Décontenancé par la vigueur de la défense, l’ennemi resta dans l’inaction, le lendemain. Après quoi, il se disposa à assiéger le fort. Subercase fit brûler les maisons avoisinantes.

La tranchée était ouverte dans la nuit du 10 au 11. Le jour venu, 400 Anglais voulurent en sortir. Saint-Castin les y rejeta en désordre. Dans la nuit du 16, nouvel assaut, repoussé avec pertes. Au matin, les Anglais constatèrent que Saint-Castin manœuvrait de façon à couper les communications qu’ils gardaient avec leurs bateaux. Effrayés, ils levèrent le siège.

À Casco, March apprit que Boston avait commencé les réjouissances destinées à célébrer la prise de Port-Royal. N’osant s’y aventurer, il chargea plutôt des émissaires d’aller expliquer que sa défaite avait eu pour cause un soulèvement, même des principaux officiers, dans son armée. La nouvelle plongea le conseil de Boston dans la stupeur. Cet échec déshonorait la colonie dont le prestige ne se relèverait jamais aux yeux des sauvages. Le conseil ajouta à l’armée d’invasion 600 hommes et trois gros navires.

Le 20 août, la flotte anglaise paraissait à l’entrée du bassin de Port-Royal, « avec un vent aussi favorable qu’elle le pouvait désirer. Aussi à deux heures après midi était-elle mouillée, rangée en très bel ordre et hors de la portée des bombes ».

La nervosité régnait dans Port-Royal, mais Subercase se faisait fort de repousser l’ennemi. Non seulement il avait profité du répit pour parachever ses retranchements, mais il avait reçu le précieux renfort de soixante Canadiens amenés par Vincelotte, et des corsaires Bonaventure, Baptiste et Morpain.

Pierre Morpain de Blaye commandait un petit navire irrégulier, l’Intrépide, appartenant à M. de Charritte, gouverneur intérimaire de Saint-Domingue. En route, il avait pris une frégate anglaise, si l’on en croit Robert Chevalier dit Beauchesne 6. En tout cas, il avait précédé la flotte anglaise d’une huitaine de jours dans la baie de Port-Royal 7. Les vivres et les munitions qu’il apportait avaient sauvé la colonie.

Comme les Anglais n’attaquèrent pas tout de suite, le commandant français eut le temps d’alerter les habitants des environs et les sauvages, que le jeune Saint-Castin se chargeait de commander, tandis que Bonaventure se mettait à la tête des troupes régulières.

Le 21, quatre-vingts chaloupes débarquaient l’ennemi à un quart de lieue de la place, sur les bords de la rivière. Subercase envoya 80 sauvages et 30 habitants s’embusquer, en amont, dans les bois.

Le 22, l’assaillant se fortifiait et, le 23, expédiait 800 hommes vers le fort. L’avant-garde, surprise par Saint-Castin, se replia vers le camp fortifié ainsi que le gros des troupes. La nuit, Subercase fit illuminer la rivière, de sorte que les Anglais ne purent débarquer leur artillerie. Le lendemain, les bombes lancées du fort les obligèrent à abandonner leur camp et à prendre position devant le fort. Le lieu était malsain pour eux. Le 26, ils décampaient pour aller se poster une demi-lieue plus bas.

Harcelés par les troupes volantes, ils se rembarquèrent. On se demandait, dans Port-Royal, si le débarquement s’effectuerait sur la rive opposée de la rivière. En prévision de ce mouvement, Subercase avait dépêché Saint-Castin. Le lendemain en effet, à la faveur du canon de la flotte, les troupes anglaises opéraient leur descente à l’endroit prévu par le commandant de Port-Royal. « Elles avoient devant elles une pointe couverte de bois, où le baron de Saint-Castin s’étoit mis en embuscade avec 150 hommes ; il les laissa approcher jusqu’à la portée du pistolet, et il fit alors sur elles trois décharges consécutives avec beaucoup d’ordre. Elles les soutinrent avec une intrépidité que Saint-Castin n’avoit pas attendue ». Cependant, elles s’arrêtèrent bientôt, ramassèrent leurs morts et, dans cinquante chaloupes qui regagnèrent les bateaux, rembarquèrent une partie de leurs effectifs.

Subercase « avoit ordonné audit sieur de St. Castin en cas que les ennemis prissent la résolution de le forcer de se retirer et d’aller joindre un autre poste qui estoit dans le bois où il y avoit encore cent hommes embusquez derrière un bon retranchement et d’attendre là ses ordres ».

Constatant la confusion de l’ennemi, Subercase envoya M. de la Boularderie avec 150 hommes renforcer Saint-Castin et « sauter dans un retranchement ennemi ». Subercase lui-même suivait avec « six-vingts hommes » afin de soutenir l’attaque, laissant Bonaventure au fort. « Il y eut à cet endroit un combat fort vif à coup de haches et à coup de crosses de fusil ». La Boularderie, blessé, s’effondra. Saint-Castin et l’enseigne de Saillans arrivèrent à la rescousse. L’ennemi commençait à plier quand, constatant que Saint-Castin et Saillans venaient aussi d’être blessés, il se ressaisit. Mais les deux officiers français, malgré leurs blessures, tinrent bon : ce qui fit hésiter les Anglais. Alors, un autre officier, nommé Granger, reforma la troupe de La Boularderie et chargea avec impétuosité. Les Anglais lâchèrent pied, ayant perdu plus de 200 hommes, affirma Subercase dans son rapport ; mais Belknap, avec une mauvaise foi évidente, ramène ce chiffre à quinze. Chez les Français, il y eut seulement quinze ou vingt blessés. Trois moururent et, parmi eux, M. de Saillans 8.

L’armée anglaise, rembarquée dans la confusion, rentra à Boston exténuée, découragée, honteuse. La ville, en rumeur, demandait la tête de March.

Dans le même temps, les Abénaquis menaient leur sarabande habituelle, parmi les établissements de la frontière. « Les colons, écrit Belknap, gagnaient leur pain au risque continuel de leur vie ». La culture devenait pour ainsi dire une impossibilité. L’élevage des bestiaux, le commerce du bois, la pêche, tout déclinait. Diéreville écrit à ce sujet (p. 122) :

« Les Abénaquis et autres Sauvages amis des Français, faisaient une guerre cruelle aux Anglais, en leur enlevant la chevelure, en tuant un grand nombre, faisant des prisonniers qu’ils amenaient à Québec, et dont plusieurs ont embrassé la religion catholique, et pillant leurs bestiaux, leurs volailles et leurs maisons ; de manière qu’ils leur avaient fait abandonner 50 lieues de pays, et qu’ils n’osaient sortir ni aller faire leur récolte que la nuit, ou avec escorte, et qu’on avait publié à Boston, que l’on donnerait cent livres sterlin pour chaque sauvage au-dessus de douze ans qu’on amènerait. Le Sieur Dierfield, gouverneur d’Orange dans la Nouvelle-York, avait plusieurs fois sollicité les Sauvages de faire la paix avec les Anglais de la Nouvelle-Angleterre ; mais ils avaient toujours répondu que pour faire la paix, il fallait la traiter avec le gouverneur du Canada ».

Subercase, qui venait d’accomplir des prodiges, ne se leurrait pas. La reine d’Angleterre, pensait-il, enverrait du monde afin de prendre l’Acadie. Après quoi, l’ayant prise, elle ne la rendrait pas à la conclusion de la paix. Les pêcheries étaient trop profitables à la Nouvelle-Angleterre : la morue se vendait de 14 à 15 livres le quintal à Boston, d’où on l’exportait en Italie.

« Il s’en fallait bien, écrit Charlevoix (vol. II, p. 322), qu’on fût aussi attentif en France à la conservation de cette province qu’on l’était en Angleterre aux moyens de la conquérir ».

Les vaisseaux arrivés de France peu après le départ des Anglais n’apportaient de marchandises ni pour les habitants ni pour les sauvages. Pourtant, Subercase ne pouvait abandonner les indigènes qui, par leurs incursions en Nouvelle-Angleterre, occupaient l’ennemi et ménageaient un peu de répit aux Français de Port-Royal. Aussi annonçait-il au ministre, dans sa lettre du 20 décembre 1707 9, qu’il « a envoyé le Sieur de St. Castin à Pentagouet pour porter à ceux de ce village un peu de vivres qu’il leur a envoyés gratis avec les présens ordinaires ». Les sauvages, ajoutait-il, ne vendaient pas leur castor, parce que les Français n’allaient pas le chercher. Ils en auraient obtenu, à Boston, près de quatre louis la livre. Malgré leur aversion pour les Anglais, ils finiraient par s’y rendre, car nécessité ne connaît pas de loi.

Le pauvre gouverneur exposait sa détresse et s’écriait que ses troupes étaient sans valeur. « Les compagnies qui sont à l’Acadie, affirmait-il, sont presque toutes remplies de fripons ».

Le 6 juin 1708, le ministre répondait simplement qu’il apprenait avec chagrin la disette de l’Acadie, et qu’il « tâcherait d’y remédier ». Mais il ajoutait, sèchement, que le roi finirait par abandonner l’Acadie si elle lui était toujours à charge.

À la même date, ce cher ministre demandait à Des Gouttins d’interdire aux habitants les achats à Boston. On nageait dans l’incohérence, l’incompréhension, la stupidité.

L’ineptie des bureaux de Versailles atteignait son comble. Aux renseignements précis des gens de l’Acadie, ils opposaient une fin de non recevoir et des opinions fondées uniquement sur leurs désirs. Bégon se plaignait-il du manque de vivres ? Le ministre rétorquait, en août 1709 : « L’Acadie produit assez de blé pour se suffire ». Vaudreuil faisait-il connaître les projets belliqueux des Anglais ? Versailles répliquait, le 15 octobre de la même année, qu’il était mal renseigné. Quinze jours plus tard, dans une lettre au marquis de Vibraye, Pontchartrain repoussait l’idée qu’une escadre se préparait à Boston. Comme Subercase lui faisait part de ses inquiétudes, le ministre affirmait placidement, le 20 mai 1710 : les échecs subis par les Anglais en Acadie éloignaient toute possibilité d’attaque.

Quatre mois après, Port-Royal succombait.

Enfin, le 7 juin 1710, le ministre se rendait compte de la détresse de l’Acadie, puisqu’il exprimait ses regrets que le vaisseau destiné à Port-Royal eût relâché à la Martinique, et l’espoir que Subercase pourrait s’approvisionner à même les prises des corsaires. Mais, tout de suite après, soit le 10 août, le ministre osait, dans une lettre au pauvre Subercase, interdire aux Acadiens le tissage de la toile, sous prétexte que cette industrie domestique nuisait au commerce du royaume. Le ridicule venait s’ajouter à l’odieux.


— III —


Bernard-Anselme en Acadie. — Dès son premier combat, Bernard-Anselme (baron de Saint-Castin depuis la mort de son père) s’était couvert de gloire. Subercase. qui s’y connaissait en bravoure, écrivait au ministre, le 20 juin 1707 10 : « Le sieur de Saint-Castin que j’ai mis à la teste des habitans y a parfaitement bien fait son devoir ». Nous lisons encore dans un rapport daté du 20 décembre :

« Il (Subercase) a tiré de grands services du sieur de St Castin dans la dernière action des Anglois. C’est un jeune homme très brave et qui promet beaucoup par sa bonne conduite. Il l’a empesché de passer en France pour donner ordre aux affaires que la mort de son père luy a laissées parce qu’il est très nécessaire à l’Acadie ; il luy a promis que Sa Majesté luy accorderoit un ordre pour suspendre ses affaires jusqu’à ce qu’il puisse venir. Il propose de l’establir commandant de tous les sauvages avec la paye de lieutenant d’infanterie ». Notons que le père, Jean-Vincent, n’avait eu ni ce titre ni cette solde.
Le 24 août 1707, le ministre écrivait à Subercase et à Saint-Castin, se déclarant satisfait de la conduite du jeune baron et de la peine qu’il s’était donnée en vue de rassembler les habitants et de les mener au combat. Le 6 juin 1708, il annonçait à Subercase : « Le roi trouve bon qu’il donne le commandement des sauvages à Saint-Castin. Il est habile et fort capable de les gouverner ». À la même date. Saint-Castin recevait une lettre de la Cour annonçant sa nomination « au même commandement qu’avait son père » et des lettres d’État « pour surseoir les affaires qu’il a en France » 11.

Blessé d’une balle et de plusieurs coups de bayonnette ou de hache dans l’affaire de Port-Royal, Bernard-Anselme se trouva forcément immobilisé. Il en profita pour épouser, à 18 ans (on n’attendait jamais le nombre des années dans cette famille), soit le 21 octobre 1707, Marie-Charlotte d’Amours, fille de Louis d’Amours sieur de Chauffours et de Jemseck, frère d’armes de Jean-Vincent de Saint-Castin lors de l’expédition contre Pemquid.

Quelques semaines plus tard, c’est-à-dire le 7 décembre, les deux sœurs de Bernard-Anselme, Thérèse et Anastasie de Saint-Castin, épousaient, la première, Philippe Mius d’Entremont et, la seconde, Alexandre Le Borgne, fils de Le Borgne de Belle-Isle seigneur de Port-Royal. Les jeunes Saint-Castin s’alliaient aux meilleures familles de l’Acadie.


Bernard-Anselme se fixa à Port-Royal d’où il allait à Pentagoët, de temps à autre. Abandonnées de la France, les tribus ne faisaient plus que d’intermittentes incursions en Nouvelle-Angleterre. Le ministre se plaignait de leur commerce avec les Anglais. Le 30 juin 1707, il demandait à Subercase de les approvisionner afin d’empêcher ces échanges et de confier à un homme d’autorité comme Saint-Castin le soin de veiller à leur conduite. Le 21 août, il revenait à la charge. Il faut tâcher, écrivait-il. de ramener les Canibas qui sont allés traiter chez les Anglais et qui, au lieu de commercer avec ceux-ci, devraient les combattre. À cet effet, il est nécessaire d’envoyer des marchandises à Pentagoët et à Kennébec, ajoutait candidement le ministre, sans songer que Subercase dénué de tout ne recevait rien. Dès le 20 juin, le gouverneur de Port-Royal avait prévenu que les Abénaquis n’obtenant rien de France passaient à la Nouvelle-York en vue de la traite et, réunis aux Iroquois, pouvaient fort bien déclarer la guerre aux Français.

L’influence de Saint-Castin écartait toutefois cette calamité, et les sauvages continuaient leurs déprédations chez les Anglais, par intermittences il est vrai. Tandis que les forces de la Nouvelle-Angleterre s’acharnaient contre Port-Royal, à l’été de 1707, les Abénaquis restés à la frontière harcelaient les colons ennemis. Au printemps de cette année-là, affirme Sylvester (III, 100), tous les établissements à l’est de Saco et autour de la Piscataqua avaient cessé d’exister. L’habileté des sauvages atteignait un tel point que, estime Belknap, chaque Indien tué ou capturé coûtait mille livres aux colonies anglaises.

À l’été de 1708, ils redevenaient le principal élément militaire dans ces parages. Français et Anglais se disputaient leur appui, ainsi que l’atteste une lettre du gouverneur de Boston, Dudley, à Subercase, datée du 25 août 1708 :

« Vous croyez que les sauvages de Kénébec et de Pentagoët dépendent de vous, écrivait Dudley. En réalité, ils sont sujets de la couronne de Grande-Bretagne. Vous voulez leur persuader le contraire. Je ne doute pas qu’avec le temps, je les réduise à l’obéissance ».

À la fin d’août, justement, les Abénaquis se joignaient aux Algonquins que Saint-Ours des Chaillions et Hertel de Rouville menaient contre la Nouvelle-Angleterre et ils participaient à l’attaque d’Haverhill où une centaine d’Anglais succombèrent. C’est au retour de cette expédition que MM. de Chambly et de Verchères trouvèrent la mort dans une embuscade.

Le 20 décembre 1708, Subercase annonçait l’envoi de Saint-Castin à Pentagoët avec des présents. Il était revenu le 12, ayant trouvé le village à peu près vide. Abandonnés à eux-mêmes, les sauvages avaient quitté Pentagoët pour l’hiver, craignant les attaques des Anglais sur la neige. Le 1er décembre, n’avaient-ils pas aperçu trois petits bâtiments en croisière sur leurs côtes ?

On voit, par là, que Bernard-Anselme, s’il jouait à l’occasion le rôle de chef abénaquis, ne suivait pas en tout les gens de sa tribu ainsi que l’avait fait Jean-Vincent. Il se considérait plutôt comme officier français et « capitaine des sauvages », ne prenant le commandement des Pentagoëts que pour appuyer l’action des blancs.

Fier de son titre de lieutenant, Bernard-Anselme ne se livrait pas au commerce dont son père avait tiré de grands avantages. C’est pourquoi Subercase écrivait au ministre, le 20 décembre 1708 : « Cette pauvre famille est dans la dernière misère, et n’auroit pas de pain sy d’honnestes gens ne se melloient de leurs affaires ». Il ajoutait que, faute de retirer régulièrement la solde de lieutenant, Bernard-Anselme « seroit obligé d’abandonner pour se retirer sur son bien en France n’ayant pas d’autre ressource pour vivre ».


— IV —


La chute de Port-Royal. — Saint-Castin se fit corsaire, à bord d’un bateau qui lui appartenait.

La « guerre de course » était, du reste, la suprême ressource de Subercase. Plusieurs flibustiers, attirés par lui en Acadie, désolaient le commerce anglais, faisaient vivre la colonie et fournissaient même la matière de présents aux sauvages. Pierre Morpain, Baptiste, Ricord Delacroix, Robineau, Vialet, Saint-Castin, d’autres encore, capturaient ou coulaient en 1709 trente-cinq navires anglais et faisaient 470 prisonniers 12.

À cet égard, l’histoire de Morpain mérite particulièrement de nous retenir. En 1706, il avait pris et amené à Port-Royal la frégate la Bonnitte chargée de 750 barils de farine, 25 tonneaux de beurre, sans compter d’autres articles fort utiles. Ainsi avait-il ravitaillé la garnison, à laquelle il restait alors à peine 30 tonneaux de farine. Subercase avait pu, en toute tranquillité d’esprit, repousser les attaques de March. Au retour des Anglais, le 20 août, Morpain avait participé aux combats. En 1709, parti des Antilles sur le Marquis de Choiseul appartenant au gouverneur de Saint-Domingue, il avait embarqué des pilotes en Acadie. Dix jours après, il rentrait à Port-Royal, ayant pris dix bateaux ennemis et en ayant coulé quatre autres. Attaqué par un garde-côtes, il s’en était emparé. Il amenait cent prisonniers et rapportait des vivres. Afin d’attacher à sa province un homme si précieux, Subercase l’avait marié à Marie d’Amours, belle-sœur de Bernard-Anselme de Saint-Castin, et avait demandé pour lui le brevet de lieutenant de frégate. Rentrant à Saint-Domingue, Morpain se vit reprocher par le gouverneur de cette île les vivres donnés à l’Acadie. Revenu dans ce dernier pays, en 1711, il collabora efficacement avec Saint-Castin 13.

Secouru par les flibustiers. Subercase reprit espoir. Il projetait de créer à La Hève un vaste port d’attache pour les navires de la flotte irrégulière qui, de là, auraient pu s’élancer à la chasse des bateaux anglais ou au secours de Port-Royal. Ne comprenant pas l’intérêt de ce projet, Versailles lui refusa toute aide et, pour commencer, une frégate qu’il réclamait. Les corsaires s’en allèrent vers des régions plus propices et Subercase, abandonné à son sort, sombra dans le désespoir. Le 1er octobre 1710, il écrivait :

« Si nous ne recevons pas de secours, j’ai toutes raison » de redouter quelque chose de funeste tant de la part des habitants que des soldats. Les uns et les autres désespèrent, car ils ne voient pas venir les choses nécessaires. Je ferai tout ce qui dépend de moi ; mais, vraiment, Monseigneur, je vous prie de croire que je ne puis faire l’impossible. Je suis comme dans une prison où je ne puis rien apporter et d’où je ne puis rien envoyer ; et la récolte a été mauvaise à Port-Royal. En outre, je n’ai pas un sou, et mon crédit est épuisé. Je me suis engagé pour des sommes considérables. J’ai trouvé à force d’initiative le moyen d’emprunter de quoi faire vivre la garnison depuis deux ans. J’ai payé tout ce que j’ai pu en vendant tous mes meubles. Je donnerai jusqu’à ma chemise. Mais je crains bien qu’après tout j’en serai pour ma peine si nous ne sommes pas secourus. »

Quatre jours plus tard paraissait une flotte anglaise considérable.

La Nouvelle-Angleterre s’était jurée de venger l’humiliante défaite de March devant Port-Royal. En janvier 1710, à Londres, Samuel Veto avait demandé une expédition. La reine Anne lui avait promis, pour le printemps, six vaisseaux, un régiment de marine, des armes, des munitions et de l’argent.

Les quatre colonies de l’Est (Massachusetts, Connecticut, New-Hampshire et Rhode-Island) accordaient leur appui au projet. Le colonel sir Francis Nicholson, ancien gouverneur de la Virginie, avait pris le commandement des troupes. Au prix de 32 000 livres, il organisa rapidement une armée formidable pour l’époque et le lieu : 36 vaisseaux bien montés, 3 500 soldats divisés en quatre régiments.

Subercase n’avait que 258 hommes, dont 100 miliciens. Les sauvages étaient loin ; les corsaires aussi. Les vivres, les munitions manquaient.

Les Anglais investirent la place selon toutes les règles. À leur terrible appareil de guerre, Subercase opposait à peine quelques boulets. Quand il les eut tirés, cédant aux supplications des habitants affamés et affolés il se rendit, non sans avoir tué 10 hommes aux Anglais. Port-Royal devint Annapolis et Vetch, gouverneur de la Nouvelle-Écosse. Après quoi, on accusa le pauvre Subercase de trahison.


Une semaine après, Saint-Castin paraissait en rade de l’ancien Port-Royal, à bord d’un de ses navires, venant chercher des armes et des marchandises. Une vedette anglaise s’empara de son bateau et de ses effets et il eut toutes les peines du monde à regagner la terre ferme, où il apprit la défaite de Subercase.

Le baron fit parvenir une lettre à ce dernier, prisonnier des Anglais et qui, en réponse, le pria d’obtenir de ses geôliers l’autorisation de se rendre auprès de lui.

Les Anglais profitèrent de cette circonstance pour lui demander de passer à leur service « lui offrant beaucoup d’argent et de beaux emplois ». Il refusa. Mais cette offre témoigne qu’il avait hérité du prestige, de l’influence et de la puissance de son père.

Subercase et Nicholson l’envoyèrent à Québec, en compagnie du major John Livingston et d’un valet, afin de soumettre la capitulation à Vaudreuil.

Partis de Port-Royal à la mi-octobre, les messagers passèrent d’abord par Pentagoët d’où ils remontèrent la rivière en canot. Dans sa tribu, Saint-Castin eut du mal à sauver Livingston des Indiens qui voulaient lui faire un mauvais parti. Conduits à travers bois par trois sauvages, nos gens arrivèrent à Québec le 16 décembre, après un voyage très pénible.

On a prétendu que Saint-Castin se livra, pendant son séjour à Québec, à des actions répréhensibles dans les couvents. Cette accusation repose sur l’erreur d’un historien 14 qui a mal lu un passage du Mémoire de l’État présent du Canada en 1712 15, dû à la plume de M. d’Auteuil, où Livingston est incriminé mais non pas Saint-Castin, ainsi que l’établissent ces lignes :

« Dès le printemps précédent le sr de St-Castin, gentilhomme français né à l’Acadie, ayant été pris à la mer par les Anglais, refusa de servir parmi eux et demanda d’être ramené à Québec. Ils y consentirent à condition qu’il y serait conduit par le sr Livingston accompagné d’un valet. Ils y arrivèrent ensemble et Livingston y a demeuré tout un hiver. Pendant ce long séjour Mr de Vaudreuil l’a régalé et reçu chez lui de son mieux, l’a lui-même promené partout jusques à le faire entrer dans tous les couvents de filles sans exception où il a causé à sa vue tous les scandales les plus surprenants, non seulement par rapport à la pudeur, mais aussi par rapport à la religion, à tel point que dans l’Hôpital Général gouverné par des religieuses après avoir mis la modestie de ces pauvres filles à bien des épreuves, ayant trouvé une statue de St Michel il commit contre le saint et son image toutes les injures et les ordures les plus grossières que les crocheteurs ont accoutumé à se dire entre eux et mêla tout cela de beaucoup d’impiétés et blasphèmes contre le culte que nous rendons aux saints. Le reste de sa conduite n’a pas été moins scandaleuse par rapport au service du Roi car, outre qu’il a vu tout ce qu’il a voulu voir, le public jugea que son voyage et son séjour n’étaient point sans dessein et que son prétendu valet était tout autre chose. Le murmure en fut tel que Mr de Vaudreuil pour le faire cesser ne put s’empêcher de faire arrêter ce prétendu valet, qu’il relâcha quelque temps après et les fit partir séparément l’un après l’autre pour avoir occasion d’envoyer sous prétexte de leur conduite deux barques chargées de toutes sortes de marchandises pour les Anglais ».


— V —


Commandant en toute l’Acadie. — Saint-Castin ne resta qu’un mois à Québec. Vaudreuil le renvoya tout de suite, avec le titre de « Commandant en toute l’Acadie », ce qui était un honneur peu ordinaire, vu son jeune âge, et que n’avait jamais eu son père.

Bernard-Anselme était chargé d’une mission semblable à celle que Frontenac avait confiée à Jean-Vincent chez les sauvages. Il devait en outre combattre les Anglais et tenir les Acadiens au moins dans la neutralité. Le 18 janvier 1711, Saint-Castin recevait ces instructions de Vaudreuil :

Ordre et Instructions pour le Sieur baron de St-Castin
Le bien du service de Sa Majesté, après la prise du Port-Royal et le retour de M. de Subercase en France avec sa garnison nous obligeant d’establir un commandant dans toute l’étendue de l’Accadie, tant sur les Français que sur les Sauvages afin de faire exécuter nos ordres et maintenir ces derniers dans nos intérêts, nous avons creu ne pouvoir faire un meilleur choix que du sieur baron de St-Castin, qui est desjà pourveu d’une Commission de Sa Majesté pour commander à Pentagoët. Sa Majesté ayant bien voulu faire cet honneur en reconnoissance des services du feu sieur de St-Castin son père et de ceux qu’il luy a desjà rendus. Nous, suivant les pouvoirs que nous en avons de Sa Majesté, sous son bon plaisir, et en attendant qu’elle en ait autrement ordonné, enjoignons et ordonnons sous peine de désobéissance à tous François de quelle qualité et condition qu’ils puissent estre, estant establis à l’Accadie, de reconnoitre ledit sieur baron de St-Castin, Lieutenant des troupes de Sa Majesté en ce pays, pour commandant, et luy obéir en tout ce qu’il leur ordonnera pour le service du Roy et pour l’exécution des ordres que nous pourons luy envoyer.
Le sieur baron de St-Castin ayant l’honneur d’estre né gentilhomme et estant pleinement informé de la conduitte qu’a tenu feu son père dans la dernière guerre que nous avons eue avec les Anglois, nous avons tout lieu de croire qu’il répondra entièrement à ce que nous attendons de lui, et qu’estant arrivé à l’Accadie, il mettera tout en usage pour maintenir les sauvages de ces quartiers dans nos intérêts et pour les engager à continuer la guerre aux Anglois, nos ennemis communs, leur faisant remarquer qu’il est de leur intérest, plus que jamais, de s’unir à nous, contre les Anglais, qui ne tachent à envahir ce continent, que pour les réduire eux-mêmes dans l’esclavage, en les privant, s’ils venaient à bout de nous, des secours que nous leur donnons, comme sont les vestemens, la poudre, le plomb et les armes, les faisant ensuitte attaquer par d’autres nations pour les détruire entièrement, ce qui doit leur faire connoistre que leur propre conservation et la seureté de leurs familles dépend de la véritable et sincère union d’esprit et de religion qu’ils conserveront avec nous et qu’il est à propos qu’ils conservent tant que la guerre durera entre les Princes en Europe.
Comme il n’y a nullement à doutter que le Gouverneur Anglois, qui sera à Port Royal, fera tous ses efforts, soit par promesses ou par menaces, pour gaigner ou intimider les sauvages de l’Acadie affin de les attirer à son party, se servant pour cela des habitans mesme du Port Royal, pour leur porter des marchandises dans la proffondeur des bois, par ce que, estans connus des Sauvages, ils auront plus de facilité à avoir accès chez eux.
Nous, pour prévenir les suittes dangereuses qu’un pareil commerce pourrait produire, nous enjoignons au sieur baron de St-Castin de faire piller par les François et sauvages qui seront avec luy générallement tous les Anglois qui porteront de la marchandise dans la proffondeur des bois et dans les lieux de traitte, et, semblablement, les François du Port Royal et autres lieux de l’Accadie qui n’auront pas un ordre ou congé par escrit, signé de nous, faisant séparer sur l’heure les marchandises à tous les sauvages et françois qui seront avec luy et mesme s’il est possible à tous les villages sauvages de l’Accadie, et en cas de résistance de la part des Anglois et François faire main basse sur eux, espargnant néanmoins le sang tant qu’il sera possible et se contentant sy lesdits François ou Anglois ne se mettent point en deffense de les arrester prisonniers ou de nous les renvoyer, icy, d’abord que la saison le poura permettre.
Le sieur baron de St-Castin nous ayant donné sa parolle d’honneur de faire faire par les sauvages le plus de partis qu’il luy sera possible contre les Anglois, qui sont au Port Royal et contre ceux du gouvernement de Boston, et mesme, d’y aller en personne, nous luy enjoignons, sy tost qu’il y aura quelques nouvelles de conséquence de nous le faire savoir par des canots qu’il nous despeschera exprès, lesquels canots serviront ensuittes à reporter aux villages du bord de la mer les présens que Sa Majesté voudra bien leur faire et sy le sieur de St-Castin a nouvelle certaine que les ennemis soient partis pour venir en ce pays, nous lui enjoignons, en ce cas, de venir luy mesme et de nous amenner avec luy le plus de sauvages qu’il luy sera possible.
La manière obligeante avec laquelle le Révérend Père de la Chasse et tous les missionnaires qui ont esté à l’Accadie nous ont toujours escrit au sujet du sieur de St-Castin nous faisant connoistre la bonne intelleigence qui est entre eux, il est de la dernière conséquence que le sieur de St-Castin donne tous ses soins pour les continuer, agissant mesme de concert avec ces missionnaires et prenant leurs avis lorsque l’occasion s’en présentera sur ce qui regardera le plus grand bien du service de Sa Majesté. Nous remettant au surplus à l’expérience et bonnes conduitte du Sieur baron de St-Castin sur ce que nous pouvons avoir oublié dans la présente instruction.
Fait à Québec ce 18e janvier 1711.


Les sauvages harcelaient toujours les Anglais, et dès son retour à Pentagoët (où il se fixa, cette fois) Bernard-Anselme s’occupa de coordonner leur action.

Au printemps de 1711, les sauvages arrivèrent en Nouvelle-Angleterre « avec les oiseaux », affirme Sylvester. Animés d’une ardeur nouvelle, ils multiplièrent les massacres. Si bien que, voulant à tout prix se défaire d’eux assure Belknap, Nicholson passa en Angleterre afin de demander à la métropole une flotte et une armée destinées à la conquête du Canada. Ce fut l’expédition de Walker, dont le remarquable insuccès encouragea fort les Indiens, qui tinrent la campagne jusqu’en 1713.

Le jeune Saint-Castin n’était pas moins heureux dans ses autres entreprises.

En juin 1711, il envoyait 40 Abénaquis, sous les ordres du chef L’Aymalle, contre un parti d’Anglais qui molestaient les habitants. À dix milles de Port-Royal, en un lieu appelé depuis l’Anse-au-Sang, 80 Anglais montés en trois embarcations tombaient dans une embuscade, où trente perdirent la vie et les autres furent capturés.

Cet exploit plut fort aux habitants des campagnes, déjà mécontents de la façon cavalière dont le gouverneur anglais les traitait. Unis aux sauvages, ils campèrent sous les murs du fort dont la garnison avait été réduite, par une épidémie, de 450 à 100 hommes.

Le marquis d’Alogny se préparait à partir de Québec avec douze officiers et 200 hommes pour renforcer Saint-Castin qui avait grand espoir de prendre Port-Royal 16. On apprit alors que la flotte de Walker avait mis à la voile de Boston. Alogny ne bougea pas et Saint-Castin leva le siège.

Un grand nombre d’Acadiens durent se soumettre, parce que les Anglais incendiaient leurs habitations. Bernard-Anselme les rappela rudement au sentiment de leur devoir, les menaçant même du courroux des sauvages dont la haine envers les Anglais restait intacte. Voici sa lettre du 3 septembre 1711 « aux habitants de la banlieue du Port-Royal » :

« Messieurs, j’ay reçu par Pierre Le Blanc la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire par laquelle j’aprends que vous vous estes accomodé avec Messieurs les Anglois. Je souhaite que cet accomodement soit sincère de leur costé et qu’ils ne vous rendent point coupables des coups que les Sauvages feront continuellement sur eux, et peut-estre sur vous mesmes par l’opposition qu’ils metteront pour vous empescher de faire les pièces que ces Messieurs vous demandent. Vous vous exposés à estre ruinés par les Sauvages qui ne veulent aucun accomodement avec ces Messieurs. Ils sont trop animés contr’eux pour souffrir de pareils accomodements qui sont si préjudiciables au Roy et à leurs propres intérêts. Les cruautés que ces Messieurs ont exercé et qu’ils exercent à l’esgard de leurs proches quand ils en trouvent l’occasion leur sont toujours présentes à l’esprit, et, tant qu’il y en aura un en ce pays, ils exerceront les mêmes cruautés à leur égard, par représailles et, dans le temps que vous croirez qu’il n’y en aura point au Port-Royal et que vous vous croirez en seureté pour accomoder ces Messieurs des pièces qu’ils vous demandent, vous vous trouverez saisis par les Sauvages, qui tueront vos bestiaux et vous prendront prisonniers comme ennemis du Roy, trop heureux si vous pouvez conserver votre vie et celle de vos enfants ! Pensez à cela, ne pouvant absolument ensaisiner votre requeste, estant opposée à mes ordres et ne pouvant dompter la fureur animée des Sauvages contre les ennemis de Sa Majesté. — Je suis tout à vous Messieurs, de Saint-Castin ».

Les Acadiens étaient bien disposés. Plusieurs servirent sous les ordres de Saint-Castin, encourant la confiscation de leurs biens aux mains des Anglais. Toujours parcimonieux à l’égard de l’Acadie, le roi de France mit bien du temps à les en indemniser et c’est ce qui explique, en bonne partie, la neutralité où se cantonnèrent par la suite la plupart des Acadiens.

Saint-Castin n’avait pas perdu l’espoir de reprendre Port-Royal. À la tête de ses Abénaquis et de 300 des Acadiens restés fidèles, il rejoignit l’abbé Gaulin, parti de Canso avec un groupe de sauvages et de blancs. Les deux hommes attendaient les munitions et les canons embarqués par Pierre Morpain à Plaisance. Par malheur, attaqué par une grosse frégate de 30 canons, Morpain succomba. Les secours n’arrivaient pas non plus de Québec, où l’on craignait toujours une attaque. D’un autre côté, Boston faisait parvenir des renforts à Vetch. Réduits à leurs propres forces, privés d’artillerie, Saint-Castin et Gaulin abandonnèrent le siège.

Le 22 juin 1712, le ministre écrivait froidement à Gaulin que les deux intrépides avaient trop attendu pour attaquer, qu’ils auraient dû donner l’assaut immédiatement après la défaite des 80 Anglais à l’Anse-au-Sang, alors qu’une épidémie affaiblissait la garnison.

Les habitants se soumirent de nouveau et le baron de Saint-Castin se réfugia aux Mines près du récollet Félix. Les Anglais eurent bientôt leur revanche, prenant au baron son bâtiment, détruisant sa maison et tous ses biens. Le 21 juin 1712, le ministre lui écrivait :

« J’ay receu la lettre que vous m’avez écrite de Pentagouet le 1er novembre de l’année dernière. J’ay esté fasché d’apprendre que les Anglois vous ayent pris votre bastiment et tous vos effets. J’aurois souhaitté que vous eussiez en cette occasion une meilleure destinée. J’ay esté informé par M. le Marquis de Vaudreuil des services que vous avez rendus et de ceux que vous rendez tous les jours. Les bons témoignages qu’il m’en a donnés ont déterminé Sa Majesté à vous accorder une lieutenance dans ses troupes dont la commission est jointe à la lettre commune. Vous verrez qu’elle ne vous attache à aucune compagnie pour que vous soyez en état de rester à l’Acadie où elle vous recommande d’exécuter ponctuellement tous les ordres qui vous seront donnés par M. le Marquis de Vaudreuil. »


— VI —


À l’Île Royale. — L’Acadie n’était pas plutôt perdue que la France en comprenait enfin la valeur. Immédiatement, lamentations du ministre : il fallait reprendre l’Acadie. Mais il avait le tort de persister à croire que les sauvages ou les particuliers accompliraient cet exploit à leurs propres dépens. Des marchands de Saint-Malo offrirent d’armer des vaisseaux en vue de la reprise de Port-Royal. Le roi en fut enchanté, mais il leur laissa tous les risques de l’entreprise, en échange d’une promesse de concession. Comme ils exigeaient de sa part des engagements plus précis, il oublia le projet 17.

Les plénipotentiaires d’Utrecht s’étaient agités pour garder l’Acadie. Ils n’y avaient pas réussi. Voyant en danger toutes ses colonies de l’Amérique, le roi se réveilla de sa léthargie. Lui qui avait tout refusé à l’Acadie conçut un plan grandiose, aboutissant à la construction, à coups de millions, de la forteresse de Louisbourg. Et cette forteresse tomba au premier assaut…

Dans l’île du Cap-Breton, baptisée Île-Royale à cette occasion, Versailles imagina d’élever des défenses formidables et d’attirer les Acadiens. Mais, au mépris des traités, les Anglais empêchèrent les habitants de quitter la Nouvelle-Écosse avec leurs biens.

On songeait aussi aux sauvages et Saint-Castin devait les préparer à l’émigration. Le 29 mars, le ministre écrivait à Vaudreuil en ce sens, ajoutant que Bernard-Anselme préférerait sans doute le Cap-Breton à Québec.

Le 8 avril, il envoyait à Saint-Castin même une lettre fort habile, où il ne craignait pas de se servir du style indien.

Sa Majesté, disait-il, est persuadée que les sauvages se détermineront volontiers à habiter le Cap-Breton, « tant par raport à la religion catholique qu’ils professent que par ce qu’ils sont accoutumés avec la Nation françoise de qui ils ont toujours receus toutes sortes de secours. Il faut que les François et les Sauvages de l’Acadie voyent le soleil et les étoilles de dessus la mesme terre, que la hache des uns et des autres se repose et soit levée ensemble et que leurs os soient dans le mesme lieu. Je suis persuadé que personne n’est plus capable que vous de déterminer ces sauvages de se rendre à l’Isle et Sa Majesté auroit souhaitté que vous eussiez agi auprès d’eux pour les y engager. » Il terminait en accordant à Saint-Castin le congé qu’il demandait, mais en exprimant l’espoir que le jeune homme ne passerait pas encore en France. Vaudreuil informait le ministre, peu de temps après, que Bernard-Anselme oubliait ses intérêts pour ne songer qu’à ceux du roi.

Le ministre n’avait pas encore pénétré la psychologie des sauvages. Les bons Peaux-Rouges, pensait-il, éprouvaient à l’égard des Français une affection de bons chiens qui suivent partout leurs maîtres. Il ne se rendait pas compte de l’attachement passionné qu’ils éprouvaient pour le territoire de leur tribu, et que seul cet attachement les avait portés à combattre l’Anglais envahisseur. Ce dernier projet n’eut pas plus de succès que le premier.

Saint-Castin passa l’hiver avec sa tribu, à Panamské, sur la rivière Pentagoët, mais à l’intérieur des terres. Les sauvages avaient ainsi l’habitude d’hiverner loin de la mer. Au printemps, il ne négligea rien pour entraîner les indigènes à sa suite, mais ses efforts échouèrent. Les Indiens n’ignoraient pas le traité, désastreux pour les colonies, conclu à Utrecht par la France. Ils continuèrent les hostilités pendant quelque temps, mais, à la fin de l’année, ils négocièrent avec les Anglais, à Casco, une paix qu’ils renouvelèrent à Arrowsic, l’année suivante, mais qu’ils brisèrent deux ans plus tard, afin d’empêcher l’érection d’un fort à Beaubassin.


— VII —


Bernard-Anselme passe en France. — Bernard-Anselme passait en France avec les derniers bateaux de 1714. Le roi lui refusant même les vivres essentiels, sa situation à Pentagoët devenait intenable 18.

Il désirait mettre ordre à ses affaires du Béarn. La mort de son père, en 1707, avait redonné de la vigueur aux machinations du juge Labaig qui refusait de rendre la succession, arguant, cette fois, de l’illégitimité de son neveu. En décembre de cette année-là, le jeune Saint-Castin avait voulu traverser l’Atlantique. Mais il venait de se montrer si utile dans la défense de Port-Royal et les Anglais restaient si menaçants que Subercase avait usé de toute sa diplomatie pour le garder.

« J’ai retenu le sieur de Saint-Castin, écrivait Subercase le 20 décembre 1708, qui voulait passer en France pour une chicane avec des parents voulant absolument qu’il soit bâtard malgré tous les certificats des missionnaires, des peuples, des témoins et de l’évesque même. Monseigneur obtiendra sans doute un ordre du roi pour surseoir grâce aux certificats que je prends la liberté de vous envoyer signés des missionnaires et de tous les anciens du pays. Ce pauvre garçon a à faire au premier chicaneur de l’Europe et lieutenant général de la ville d’Oléron en Béarn, qui depuis de longues années jouit de ce bien-là, et cette pauvre famille est dans la dernière misère, et qui n’auroit pas de pain sy d’honnestes gens ne se melloient de leurs affaires. Il espère Monseigneur que vous voudrés encore adjouter à la grâce que vous luy avés faite de commandant de Pentagoët celle d’y adjouter au moins les appointements de lieutenant dans ce pays ici parce qu’autrement il seroit obligé d’abandonner pour se retirer sur son bien en France n’ayant point d’autre ressource pour vivre, et je puis assurer à vostre Grandeur qu’il est utile dans ce pays icy. »

Les Anglais avaient, en effet, si bien saccagé ses établissements que Saint-Castin en était réduit à demander des appointements. On ne sait, du reste, ce qu’était devenue la grande fortune accumulée par Jean-Vincent à Pentagoët. Sans doute avait-elle fondu par l’effet des guerres incessantes.

Subercase avait communiqué au ministre des certificats si convaincants que M. de Pontchartrain chargea M. Méliand, intendant de Béarn, de régler l’affaire au plus tôt.

Labaig eut alors l’idée de s’en remettre à Pontchartrain de la décision. Il se trahissait du reste, puisqu’il acceptait d’avance toute proposition raisonnable, tenant compte de « l’état douteux du prétendu héritier ».

Le juge d’Oloron contestait une partie des réclamations de Bernard-Anselme de Saint-Castin. Par une convention, datée de 1703, Jean-Vincent de Saint-Castin avait cédé certaines créances à Labaig, en échange d’une somme de 22 000 livres. Mais Labaig se prétendait obligé à parfaire cette somme seulement après les recouvrements, opérations difficiles six ans après la contestation.

Ensuite, affirmait-il, une enquête instruite en Acadie l’avait convaincu de l’illégitimité de Bernard-Anselme. Cet argument ne tenait guère devant le témoignage des Acadiens, le Béarnais y opposant uniquement les racontars d’un ancien valet de Saint-Castin.

Labaig s’engageait dans des arguties, prétendant que l’évêque de Québec avait outrepassé ses pouvoirs en autorisant le mariage religieux de Jean-Vincent 19.

Pontchartrain pria l’évêque de Québec, prisonnier en Angleterre, et l’abbé Gaulin de confirmer leurs premiers certificats. Le 18 septembre 1709, le ministre accusait réception des éclaircissements envoyés par l’évêque, rentré d’Angleterre. Le même jour, Pontchartrain exprimait à M. de Saint-Macary l’avis que les difficultés soulevées par le juge Labaig tombaient par le fait même. Enfin, le 4 décembre, il apportait une fin de non recevoir à la demande d’intervention formulée par l’administrateur de la succession, attendu que le bien-fondé de la cause ne faisait plus de doute.

Resté en Acadie pendant tout ce temps, Bernard-Anselme avait envoyé une procuration au beau-frère de Subercase, Jacques de Sarraute-Marjolet.

Sarraute fit apparemment rendre gorge à Labaig, puisque, arrivant en France à la fin de 1711, Bernard-Anselme lui demanda des comptes. Le nouveau régisseur de ses biens n’était pas plus scrupuleux que le premier, car il refusa de s’exécuter. Menacé d’un procès, il invoqua la question du domicile.

Le ministre, qui demandait à Saint-Castin de rentrer en Acadie, pria, le 4 avril 1715, l’intendant de Pau, M. de Harlay de Cély, d’intervenir :

« Le sieur Baron de St-Castin, officier dans les troupes de Canada qui a passé l’année dernière en France par permission de Sa Majesté pour y vaquer à ses affaires, m’écrit que le sieur de Sarraute Mariolet qui a régy ses affaires depuis quelques années en vertu de sa procuration, a des comptes à lui rendre de la gestion de son bien qu’il élude autant qu’il peut de terminer, se prévalant de ce qu’il est du ressort du Parlement de Guienne ou le sieur de St-Castin n’a pas le temps de le poursuivre par ce qu’il faut qu’il reparte dans le mois de May ou au commencement de Juin pour le Canada, ce qu’il seroit hors d’état de faire s’il estoit obligé d’aller plaider à Bordeaux. Comme il est, cependant, très important au service de Sa Majesté que le sieur de St-Castin repasse cette année en Canada, je vous prie de vouloir bien luy accorder votre protection et vos bons offices (…) Je vous seray obligé en mon particulier des plaisirs que vous ferés au sieur de St-Castin. »
Sarraute consentit à un compromis. Mais, comme

nous l’apprend une lettre du ministre à Harlay de Cély datée du 7 juillet, il éludait même les obligations ainsi acceptées. Le 4 août 1715, le ministre écrivait encore à Harlay de Cély :

« J’ai reçu une lettre du sieur de St-Castin par laquelle il se plaint que le sieur de Sarraute publie qu’il est bastard, quoique le contraire ait été prouvé et bien reconnu. C’est une calomnie qui mériteroit punition et il me parroit que le sieur de Sarraute devroit parler tout autrement à son égard. Par tout le procédé qu’il tient, il paroit qu’il cherche à éluder avec beaucoup de mauvaise foi le compte qu’il doit au sieur de St-Castin de la gestion de ses biens en qualité de son Procureur. Il y parviendra si vous continuez vos bons offices à cet officier. Je vous le demande pour luy et de luy faire rendre la justice qui luy est due. Je vous en seray fort obligé ».

Au printemps de 1716, l’affaire traînait encore au Parlement de Navarre. En même temps, Bernard-Anselme intentait un autre procès au chevalier de Florence à propos de la succession de Pierre-Paul de Florence, abbé d’Arette.

Son séjour en France se prolongeait. En conséquence, il se fit admettre aux États de Béarn, dans l’ordre de la noblesse, pour la terre de Saint-Castin, le 28 avril 1717. Mais ses affaires n’étaient pas brillantes, car en 1720, il demandait le versement de sa solde, à quoi le ministre répondait le 31 mai :

« Vous devés scavoir que le Roy ne paye point d’appointements aux officiers qui sont absents de leurs employs, particulièrement quand ils le sont depuis plusieurs années ; cependant lorsque vous serés en estât de vous embarquer pour retourner en Canada, le Conseil examinera ce qu’il pourra faire pour vous sur cela ; c’est à vous à prendre de justes mesures pour vous y rendre au plustost. »

Bernard-Anselme mourut à quelque temps de là, âgé probablement de trente ans. Le 8 octobre 1720, sa veuve écrivait au conseil de la Marine que son mari était mort sans avoir touché ses appointements depuis 1717, qu’il était parti du Canada avec congé pour vaquer à ses affaires et qu’on lui avait fait espérer le payement à son retour dans la colonie. Elle demandait qu’on eût pitié d’elle et de ses enfants. Le conseil lui accorda 600 livres, alors que Bernard-Anselme touchait 720 livres par année 20.