Aller au contenu

Le Baron de Saint-Castin, chef abénaquis/09

La bibliothèque libre.
Éditions de l'Action canadienne-française (p. 175-185).


CHAPITRE IX


JOSEPH D’ABBADIE DE SAINT-CASTIN


— I —


Les Pentagoëts reprennent les armes. — Depuis le traité d’Utrecht, la France consolidait fiévreusement le reste de ses possessions acadiennes ; elle élevait des fortifications considérables à Louisbourg ; elle envoyait dans la région de Port-Royal des missionnaires chargés d’entretenir le culte de la mère-patrie dans le cœur des Acadiens et de les attirer au Cap-Breton. Mais les Anglais, en dépit du traité, leur refusaient la permission d’emporter leurs biens.

À la vérité, il aurait suffi d’un peu d’audace pour reprendre Port-Royal. En 1720 encore, il ne s’y trouvait qu’une douzaine de familles anglaises ; les fortifications tombaient en ruines ; la garnison restait réduite à l’extrême. « Les colons acadiens en auraient eu facilement raison », affirme Sylvester (III, 170). Les Français n’y songeaient pas, oubliant que, les Anglais ayant souvent violé l’état de paix, on n’avait pas à se gêner avec eux.

L’influence française persistait dans les tribus abénaquises de la frontière qui gardaient leurs missionnaires et ignoraient le traité d’Utrecht : elles soutenaient toujours que ni la France ni l’Angleterre ne pouvaient disposer de leurs territoires. En 1718, elles écrivaient au gouverneur de Boston que ni les Anglais ni les Français n’avaient conquis leur pays et qu’elles-mêmes ne l’avaient ni donné ni vendu. Les Pentagoëts sur la rivière du même nom, les Sokokis sur la Saco, les Norridgewocks sur la Kennébec près des chutes Ticonic conservaient leur attachement envers la France, malgré la trêve conclue avec les Anglais à Portsmouth.

La mission de Norridgewock avait été établie par le père Sébastien Rasles, vers 1695, et elle portait le nom de Narantsouak, village prospère et bien fortifié. Énergique et dévoué, Rasles défendait les droits des indigènes et représentait la France dans ce coin.

Après le traité d’Utrecht, les Anglais entreprirent de fortifier la frontière naturelle de la Kennébec. Des forts, bientôt entourés de colons, s’élevèrent à Brunswick, Thomaston et en face de l’île des Cygnes. Par malheur, les Anglais s’emparaient des terres sans la permission des sauvages.

La colère grondait dans les tribus, d’autant plus que les colons anglais, selon l’habitude de leur race, traitaient les indigènes avec un souverain mépris. Cependant, les Indiens eurent d’abord recours à la conciliation. Le 9 août 1717, un congrès réunit à Arrowsic leurs délégués et Samuel Shute, successeur de Dudley au gouvernement de Boston depuis l’année précédente. Shute prit les choses de très haut, bouscula le protocole indigène et, quand les plénipotentiaires des tribus eurent protesté contre l’érection des forts, il répondit avec brutalité qu’il érigerait des fortifications où bon lui semblerait. Les sauvages quittèrent la réunion incontinent.

Sur quoi, le père Rasles demanda à Shute, par écrit, l’origine du titre de propriété que réclamaient les Anglais. Le gouverneur ne répondit pas.

Les sauvages redoutaient la guerre à tel point que, le lendemain ils envoyèrent de nouveaux délégués auprès de Shute. Un accord intervint, aux termes duquel les Anglais pouvaient prendre possession de certaines terres à condition d’établir des postes de traite et un atelier d’armurerie près des établissements indigènes.

Une correspondance acerbe s’ensuivit entre le père Rasles, et le gouverneur Shute qui oubliait ses promesses. Un nouveau congrès eut lieu à Georgetown mais sans résultat ; il ne restait plus que le recours aux armes. Les sauvages tombèrent sur les établissements anglais de la Kennébec.

Les indigènes représentaient au gouverneur de la Nouvelle-France qu’ils avaient mérité la protection de la France. Le traité d’Utrecht plaçait les Iroquois sous la tutelle des Anglais, mais ne mentionnait pas les tribus amies de la France. En conséquence, Vaudreuil envoya au secours des Abénaquis 250 sauvages de Saint-François, Lorette, Bécancour et Caughnawaga, sous le commandement de Repentigny de Croisille.

Quatre-vingt-dix canots parurent devant Georgetown. Le commandant Penhallow perdit la tête, mais les assaillants se bornèrent à lui remettre une lettre due sans doute à la plume de Sébastien Rasles sommant Shute de quitter dans trois semaines les terres occupées illégalement, à défaut de quoi ils brûleraient toutes les maisons.

Les sauvages partis, Shute dépêcha des renforts à Georgetown, sous le commandement du colonel Thaxter et du lieutenant-colonel Gofte. Après quoi, il invita les Indiens à une nouvelle conférence. Les indigènes s’en moquèrent.

On était en 1720. Attribuant leurs déboires au père Rasles, les Anglais chargèrent le shérif du comté d’York, accompagné de 150 hommes, de s’emparer du prêtre si gênant. Ce geste, ni honorable ni courageux, n’eut pas de suite, car les sauvages surent défendre leur missionnaire. Mais les Anglais devaient réussir dans une entreprise semblable, quatre ans plus tard 1.


— II —


L’enlèvement de Joseph d’Abbadie. — Le contingent envoyé de Pentagoët à Georgetown avait pour commandant Joseph d’Abbadie, qui prit le nom de Saint-Castin à la mort de son frère.

Plusieurs enfants de Jean-Vincent de Saint-Castin étaient restés en Acadie. Deux de ses fils, au moins, demeuraient toujours à Pentagoët, puisque, le 10 novembre 1720, le marquis de Vaudreuil écrivait au conseil de la Marine :

« Le sieur de St-Castin qui avoit la paye de Lieutenant surnuméraire étant mort, il supplie de procurer cette paye à ses deux frères qui demeurent à Pentagouet et ausquels elle pourra estre partagée par moitié. Comme ils sont de la nation abénakise du costé de leur mère, cette gratification annuelle servira beaucoup à augmenter le zèle avec lequel ils entretiennent les sauvages de cette nation dans les interests des françois. »

Ainsi la famille de Saint-Castin continuait-elle à défendre les intérêts de la France en Acadie. Si les renseignements font parfois défaut sur l’existence du cadet, on sait du moins que l’aîné, Joseph, se dévoua entièrement à cette tâche.

Dès la mort de Bernard-Anselme, les Pentagoëts l’avaient élu chef suprême, titre que n’avait pas eu son frère. Mais Joseph avait toujours vécu dans la tribu.

Quand les Anglais constatèrent la rentrée en scène des Saint-Castin, leur rage ne connut plus de bornes. Au mois de juin 1721, les Abénaquis ayant protesté par écrit auprès du gouverneur anglais contre ses empiètements, Shute donna l’ordre d’arrêter Joseph, auteur du document (lettre de Vaudreuil au ministre, 17 octobre 1722, Archives du Canada, C11 E3 fo 226). La colère du Bostonnais s’accrut lorsque, la même année, Saint-Castin allait à Arrowsic en personne, avec Croisille et deux prêtres, signifier aux Anglais l’ordre de déguerpir (Baxter, p. 110).

À la fin de 1721, un bateau anglais mouillait dans la rade de Pentagoët. Le commandant, ami de Saint-Castin, l’invita à « rompre le pain » à son bord. À peine le jeune homme mettait-il le pied sur le pont que le navire levait l’ancre. Saint-Castin prit ainsi la route de Boston, où il fut jeté en prison avec les criminels de droit commun. C’était, écrit Sylvester, un enlèvement pur et simple ; mais les Anglais avaient l’habitude de ces méthodes.

La General Court traduisit le prisonnier devant les tribunaux ordinaires. Rempli de craintes, le Conseil de la colonie demanda plutôt de consulter des juristes sur la procédure appropriée, avis que rejeta la General Court. La controverse se prolongeait, à la grande satisfaction du conseil désireux de garder Saint-Castin à Boston, mais non pas d’aggraver une affaire où tous les torts étaient de son côté.

À la fin, une commission, créée tout exprès, interrogea le prisonnier, accusé de porter l’uniforme français et, suivant les ordres de Vaudreuil, d’inciter les Abénaquis à la révolte. Il répondit avec beaucoup de sens :

« Je n’avais pas reçu du gouverneur de la Nouvelle-France l’ordre de me rendre à Georgetown. J’ai toujours vécu avec les miens (ma mère était abénaquise) ; je suis leur chef. J’aurais manqué à mon devoir en refusant de faire partie d’une expédition d’une importance si considérable pour eux. Mon uniforme est celui de mon état. Ne suis-je pas lieutenant dans l’armée du roi de France ? J’éprouve la plus grande amitié envers les Anglais et je désire empêcher mes gens de les molester. Je m’efforcerai toujours de leur faire garder la paix. »

Mis au fait de l’enlèvement par le cadet d’Abbadie, Vaudreuil exigeait, dans une lettre du 22 décembre à son collègue de Boston, la libération du Franco-Abénaquis enlevé au mépris du droit des gens. Toujours cavalier, Shute n’accusa pas réception de cette lettre.

Les commissaires, à la suite de l’interrogatoire, concluaient à l’illégalité de la détention, décision inspirée peut-être par la crainte salutaire des Abénaquis. Sous la direction du jeune d’Abbadie et suivant les conseils de Vaudreuil, les indigènes, bien résolus à libérer leur sachem, se disposaient en effet à capturer de nombreux prisonniers qu’ils auraient échangés ensuite contre Saint-Castin. Au reste, les Anglais avaient conçu le projet d’attacher à leurs intérêts ce jeune homme dont ils avaient constaté l’intelligence, l’habileté, l’éloquence, et dont Godfrey a écrit : « He was a very subtle fellow ». Ils le libéraient donc, au mois de mai 1722, après cinq mois d’internement, l’envoyant prêcher la paix dans les tribus. Toutefois ils n’eurent pas plus de succès à cet égard qu’ils n’en avaient eu avec son père ou son frère. Joseph se rendit d’abord à Québec où sa conduite fit scandale : on l’accusa de s’enivrer et de presser les filles de trop près. À quoi on reconnaît qu’il était plus abénaquis qu’officier français. Mais il y avait bien de la calomnie dans ces propos désobligeants.

Il rentrait bientôt à Pentagoët, car les Indiens avaient repris le sentier de la guerre.


Les Anglais tentaient encore de s’emparer de Rasles, dont ils avaient mis la tête au prix de 10 000 livres. Deux cents hommes parurent dans Narantsouak, mais ne trouvèrent pas le missionnaire. Avant de brûler sa maison, ils firent main basse sur ses biens, prenant entre autres choses son Dictionnaire de la langue abénaquise, actuellement conservé à l’université d’Harvard. Rasles s’était caché derrière un arbre, que frôlèrent les soldats en quittant la mission.

Les Pentagoëts attaquaient le fort de Merry-Meeting Bay, en juin 1722. Montés dans vingt canots, ils tombèrent en trombe sur l’établissement, dont tous les habitants furent tués. Ils se répandirent ensuite dans les campagnes, où ils reprirent leurs massacres comme aux beaux jours de Jean-Vincent de Saint-Castin. Affolé, le Conseil de Boston porta à 100 livres la prime accordée pour chaque scalp indien. Ce fut le début de la guerre appelée Lovewell’s War par les chroniqueurs de la Nouvelle-Angleterre, du nom d’un capitaine anglais qui obtint quelques succès au cours des opérations.

Au mois de février 1723, le colonel Westbrook, à la tête de 130 hommes, croisa sur les côtes de l’Est à bord de petits navires, jusqu’aux Monts-Déserts. Nouvelle tentative contre Rasles à cette occasion, et nouvel échec.

L’année suivante, quatre compagnies commandées par les capitaines Harmon, Moulton et Brown ainsi que le lieutenant Bean, partaient du fort Richmond, avec l’ordre de détruire le village de Narantsouak et d’abattre le père Rasles. Les instructions étaient formelles : il ne s’agissait plus d’un simple avantage à obtenir, il fallait tuer et brûler. Grâce à la trahison d’une squaw terrifiée, les Anglais surprirent le village. Le chef Bomazeen et le père Rasles succombèrent les premiers. Criblé de balles au sortir de son église, le Jésuite fut scalpé et mutilé. Le massacre se poursuivit avec méthode. Guerriers, squaws, enfants, tout le monde y passa. « L’inhumanité dont les Anglais firent preuve à l’égard des femmes et des enfants ne saurait trouver d’excuse », écrit Church. La besogne terminée, ils se mirent à la recherche du chef Mogg, le seul qui avait échappé et, quand ils l’eurent découvert, ils le mirent à mort 2.

Certains historiens prétendent qu’à la suite de ce massacre, les Abénaquis se dispersèrent à jamais. C’est inexact, puisque, seul, le village de Narantsouak avait souffert aux mains des Anglais. Vers le même temps, c’est-à-dire le 10 juin 1724, les Anglais tuaient, à Oyster-River, un métis blond, aux manières raffinées. Le capitaine Matthews fit hommage de son scalp au Conseil de Boston, et les pasteurs puritains le firent passer pour le fils de Rasles. Mais cette calomnie à l’égard du missionnaire assassiné ne put s’accréditer. En effet, le linge du jeune métis portait une couronne de baron. C’était évidemment l’un des nombreux fils de Saint-Castin 3. Mentionnons qu’à cette époque, se distinguait à la guerre le chef métis Orono de Pentagoët, qui se disait né en 1688. Les Anglais le prenaient pour un petit-fils de Saint-Castin 4. Vu la date de sa naissance, il ne pouvait être que le fils de Jean-Vincent, dont le mariage ne remontait pas au delà de 1674.


— III —


Joseph encore aux prises avec les Anglais. — Les colonies anglaises voulaient à tout prix terminer une guerre si dévastatrice.

Au début de 1725, des délégués de Boston venaient à Québec prier le gouverneur de ne pas aider les Abénaquis contre les Anglais 5.

En même temps, les Anglais envoyaient à Pentagoët un otage et un prisonnier demander la paix. Saint-Castin engagea des conversations et un courrier porta la bonne nouvelle au fort de Saint-Georges.

C’est le moment que choisit le capitaine Heath, commandant la garnison de la Kennébec pour marcher sur Panamské, village indien établi aux chutes de la Pentagoët. Heath n’y trouva personne, mais il incendia une cinquantaine de wigwams.

Cette petite expédition, « que Heath avait entreprise n’ayant rien de mieux à faire » (Sylvester), provoqua la rupture des négociations. Les Terratines, outrés, menaçaient de tout mettre à feu et à sang.

Les laborieuses explications fournies par les Anglais démontrent qu’ils voulaient la paix à tout prix. Ils avaient réussi à apaiser la tribu et les pourparlers avaient repris en juin, quand un nouvel incident détruisit tout l’effet du beau travail des diplomates. Le capitaine Pritchard, commandant d’un navire anglais, s’emparait d’un petit bateau de Joseph d’Abbadie, rempli de castor, au large de Naskeag-Point (maintenant Sedgewick). Joseph d’Abbadie commandait lui-même son embarcation et il souffrit de la brutalité de Pritchard. Il protesta auprès du gouverneur Dummer de Boston, dans une lettre écrite en anglais, langue qu’il maniait avec aisance 6.

Les Indiens recommencèrent leurs ravages de plus belle dans les colonies anglaises. Ils rencontraient une résistance à laquelle ils n’étaient pas habitués : depuis la fin de 1724, le capitaine Lovewell déployait une activité extraordinaire. Jamais les Anglais n’avaient eu, dans ces parages, un chef militaire aussi habile. Pourtant, le 7 mai 1725, Lovewell et la plupart des 17 hommes qui l’accompagnaient tombèrent sous les balles des sauvages, à Fryeburg, sur la Saco.

De nouveau, les Anglais demandèrent à reprendre les conversations. Elles aboutirent, le 5 août 1726 seulement, à un accord renouvelé en 1727. Joseph de Saint-Castin, tout comme son père autrefois, refusa de le signer au nom des Pentagoëts, laissant ce soin au chef Wenamouit. L’accord, affirmait-il à Vaudreuil, était un simple « traité de paix, d’amnistie et d’accommodement ». En même temps, le père Lauverjat écrivait au gouverneur, de Panawamské 7 le 7 août 1727, que les chefs de la tribu l’avaient assuré de leur fidélité, ni les cadeaux des Anglais ni les traités ne pouvant les séparer de leurs frères français ni les éloigner de leur religion. La nécessité seule, à les en croire, les avait forcés à s’entendre avec les Anglais, malgré quoi ils se rangeraient du côté des Français dès la prochaine guerre. (Ce qui arriva effectivement, lors de la guerre de la succession d’Autriche, en 1714.) Le Jésuite joignait à sa lettre un mémoire portant la marque de tous les chefs de Pentagoët. Mais, soucieux d’éviter les ennuis inutiles, les sachems priaient Vaudreuil d’arrêter les incursions des Abénaquis de Saint-François et de Bécancour, jusqu’à la véritable reprise des hostilités 8.


— IV —


Joseph d’Abbadie et le père Lauverjat. — Les Saint-Castin demeuraient dans leur tribu, soit à Pentagoët au bord de la mer, soit à Panawamské aux chutes de la rivière. Ils y exerçaient une autorité qui venait parfois en conflit avec celle du missionnaire.

Ce fut l’origine de l’étrange lettre du père Lauverjat, en date du 8 juillet 1728, au père La Chasse. « L’insolence de MM. de Saint-Castin, disait-il, est devenue si grande qu’ils n’ont plus aucun respect ni pour Dieu ni pour moi. L’aîné refuse de se marier ». Pourtant (le bon père ne semblait pas s’en douter), Joseph d’Abbadie avait parfaitement le droit de se refuser les joies du mariage. Le missionnaire accusait en outre les deux Saint-Castin de se livrer au trafic public de l’eau-de-vie, de concert avec un jeune M. de Belle-Isle, leur neveu. Cette plainte rouvrait toute la vieille querelle du commerce des spiritueux avec les sauvages, jadis cause de violentes discordes entre le comte de Frontenac et M. de Québec. Les Saint-Castin favorisaient sans doute ces échanges, ou s’y livraient, pour les mêmes motifs que Frontenac. Puisque les Anglais fournissaient de l’alcool aux sauvages, les Français ne devaient-ils pas suivre cet exemple ? Cet argument avait une force particulière dans les tribus de la frontière.

Chef de la famille ainsi que de la tribu, Joseph d’Abbadie avait repris la politique de son père. Il mettait donc au premier rang de ses préoccupations l’intérêt de ses Abénaquis. Lauverjat, au contraire et en toute bonne foi, se constituait le représentant de la France. Les deux hommes ne pouvaient voir du même œil ni la traite de l’eau-de-vie, ni les relations avec les Anglais. Il en résultait de sérieuses controverses, d’où le missionnaire avait conclu à l’insolence de Saint-Castin.

Lauverjat racontait les orgies du cadet d’Abbadie, en compagnie de son neveu et de sauvages. Cette prétendue débauche, dont on ne possède pas d’autre preuve, occupa les gouverneurs jusqu’en 1734 9. Le ministre ne perdait jamais une occasion de se renseigner sur la conduite des Saint-Castin, et le gouverneur de la Nouvelle-France avait, chaque fois, le plaisir de le rassurer.


— V —


Au service de la France. — Joseph d’Abbadie avait pris la place occupée autrefois par son père. Si les circonstances lui rendaient impossibles les résultats bien remarquables, il maintenait du moins l’influence française dans les tribus abénaquises. Les gouvernants s’en rendaient compte, à Québec non moins qu’à Versailles, et lui accordaient de l’aide.

En 1726, le gouverneur de la Nouvelle-France confirmait au jeune Saint-Castin sa qualité d’officier et l’intendant Dupuy recevait l’ordre de lui rembourser une somme de 150 livres empruntée d’un officier anglais durant sa captivité à Boston.

Trois ans plus tard, M. de Beauharnois demandait au ministre de continuer aux deux fils de Jean-Vincent de Saint-Castin la gratification de 720 livres par an qu’ils touchaient depuis la mort de leur frère aîné. Dans une lettre du 28 mars 1730, à Beauharnois et Hocquart, le ministre approuvait. Il craignait, en supprimant cette aide, de les indisposer contre la France et de les voir passer, avec les sauvages, du côté des Anglais.

En 1730, Joseph envoyait au ministre un rapport d’un grand intérêt sur les événements d’Acadie.

« Les Anglois, lit-on dans le résumé de ce document, ne cessent de faire des propositions aux Abenakis de l’Accadie, pour les engager à vendre ou leur louer leurs terres, ce que les Sauvages ne veullent accepter à moins qu’ils ne s’y voient forcés.
«  Les veues des Anglois sont de se rendre maîtres de cette partie de l’Amérique pour l’ériger en principauté et y établir un
héritier de la Couronne d’Angleterre. Ils ont, pour cet effet, fait fortifier un endroit appelé Pemcuit et y ont mis trois mil hommes de troupes réglées, suivant l’ordre qu’en avoit le Commandant que le sieur de St-Castin dit avoir veu et lu.
« Le même ordre portoit qu’il seroit fait un fort à l’entrée de la rivière Panabamské à un endroit appelle Vieux Fort et qu’il devoit y avoir la même quantité de troupes qu’à Pemcuit. Ils ont même proposé au sieur de St-Castin à qui cet endroit appartient qu’il ne tenoit qu’à luy de se le conserver et d’avoir même le commandement des troupes qui y seroient, pourveu qu’il voulut se déclarer sujet du Roy d’Angleterre et en prêter le Serment, qu’ils l’avantageoient du commerce exclusif avec les Sauvages, et que pas un Anglois n’iroit traitter dans cet endroit.
« Le Sieur de St-Castin adjoute qu’ils dévoient aussy faire un fort à un endroit appelle Pesmoukadi et y mettre pareille garnison qu’à Pemcuit, que le Gouverneur du Port Royal estoit venu aux Mines, le printemps dernier avec douze bastimens pour sommer les habitants François de cet endroit de se déclarer sujets du Roy d’Angleterre qu’ils n’ont point voulu accepter et ont même engagé les Micmaks et les autres nations voisines à se joindre à eux pour faire face en cas de violence. Les François ont néantmoins signé un traitté, par lequel ils promettent estre fidèles au Roy d’Angleterre et ne le point trahir en aucune façon. Qu’au surplus, ils ne se déclaroient point ses sujets. »

Les Anglais employaient, afin d’attirer Joseph, les tactiques qui leur avaient si peu réussi avec Jean-Vincent et Bernard-Anselme. Joseph ne se prêta pas davantage à ces manœuvres.

Les deux frères remplissaient en quelque sorte les fonctions d’officiers de liaison entre les tribus abénaquises et la Nouvelle-France. Comme l’atteste une lettre de M. de Beauharnois au ministre, datée d’octobre 1732, les Saint-Castin venaient chaque année à Québec rendre compte de la tournure des événements 10.

Les documents ne mentionnent plus que de loin en loin le nom de Saint-Castin. En tout cas, ils nous apprennent que les fils du baron et de Marie-Pedianske restaient fidèles serviteurs de la France.

Le 26 avril 1741, le ministre envisageait, à leur endroit, une augmentation d’appointements, ajoutant toutefois : « Je crois qu’il convient de ne pas trop se presser pour les grâces qui peuvent leur être accordées ; et peut-être que dans les circonstances présentes, il est plus à propos de les contenir par l’espérance » 11. Le 20 avril 1742, le ministre reconnaissait la nécessité du relèvement. Seulement, notait-il, l’état des finances ne le permettait pas immédiatement. En attendant, le gouverneur de Québec accorderait aux deux frères des ravitaillements puisés dans les magasins du roi et une part du produit des congés 12.

La guerre de la succession d’Autriche éclatait en 1744. Immédiatement le gouverneur de Louisbourg envoyait une troupe s’emparer de Casco avec l’aide des Indiens, puis mettre le siège devant Port-Royal devenu Annapolis. Mais, attaqué lui-même, il rappela son monde avant la chute d’Annapolis et il ne tarda guère à succomber.

De leur côté, les Abénaquis, particulièrement ceux de la Kennébec, avaient repris la guerre d’escarmouches qu’ils aimaient par-dessus tout et qui leur valait des succès appréciables 13.

Le 30 mars 1744, le ministre conseillait à Beauharnois d’organiser des partis contre les Anglais, avec l’aide de Saint-Castin. C’était déjà fait.

Joseph d’Abbadie fit toute la guerre sur les frontières de la Nouvelle-Angleterre.

Son frère cadet, durant l’hiver de 1745 à 1746, mena un groupe de ses Indiens à Québec, puis, au printemps, se mit en campagne avec eux sous les ordres de M. de Ramezay. Le 15 août 1746, au cours d’une querelle avec un de ses neveux, il recevait deux coups de couteau. Dix jours plus tard, ayant négligé ses blessures, il expirait.

Les Saint-Castin étaient si précieux que le ministre voulut s’attacher la troisième génération acadienne de cette famille, en transportant à son fils les secours que touchait la victime 14.

Joseph de Saint-Castin continuait à guerroyer avec ses Abénaquis.

Jusqu’à la fin du régime français dans la Nouvelle-France, il y eut toujours un Saint-Castin au moins qui combattit dans les rangs des Français, accomplissant jusqu’au bout l’œuvre dont s’était chargé, en 1674, le grand ancêtre, Jean-Vincent.


F I N