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Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/II

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A. Cadot (tome Ip. 5-11).

II

LE DAIM ENCHANTÉ.


La preuve irrécusable du récent passage d’un homme dans la forêt Santa-Clara constituait non-seulement pour la petite troupe des aventuriers un événement mystérieux, mais aussi un fait de la plus haute importance.

En effet, il n’était guère probable qu’un homme eût osé et pu pénétrer seul au cœur de cette dangereuse solitude. Mais alors quels étaient ses compagnons ? Quels desseins secrets poursuivaient-ils ? Qu’attendre de leur rencontre ? Une alliance ou un choc ?

Toutes ces pensées, qui se présentaient rapides et confuses à l’esprit des Mexicains, leur faisaient garder un anxieux silence.

Ce fut M. Henry qui, le premier, prit la parole.

— Vraiment ! leur dit-il d’une voix railleuse, je ne conçois pas qu’une découverte aussi insignifiante produise sur vous une si vive impression ! Si ces empreintes sont celles d’un être surnaturel, ne possédez-vous pas vos chapelets ? Si elles proviennent d’un homme en chair et en os, n’avez-vous pas vos carabines ?… Et toi, Grandjean, que crois-tu ?

— Moi, monsieur Henry, répondit Je Canadien en espagnol, je ne crois qu’à ce qui est possible. Je nie donc l’existence de cette piste.

— Pourtant, reprit le jeune homme après un léger silence, la trace reçue et conservée par le sol est d’une si scrupuleuse fidélité ; elle rend si bien jusque dans ses moindres détails, l’empreinte d’une chaussure, que le doute n’est pas permis !… Regarde… là… tout contre la lagune… N’aperçois-tu pas deux étroites circonférences, légèrement creusées dans la terre ?… elles proviennent certainement de la pression de deux genoux… et ici… là… tout auprès… observe ces dix doigts marqués par le sol… on voit le profil des deux pouces et des ongles des doigts… Il est incontestable qu’un homme s’est agenouillé et appuyé ici, probablement pour boire dans la lagune…

— J’ai déjà lu d’un seul coup d’œil les pistes que vous épelez si lentement, dit Grandjean. J’ai même remarqué des brisées de branches qui me permettraient de jurer, en toute autre circonstance, qu’un homme et un cheval ont tout récemment passé ici…

— Alors, puisque tu as si bien vu, pourquoi te récries-tu contre l’évidence ?

— Je vous le répète, parce que ma raison se refuse à admettre l’impossible !… Or, je n’admets pas qu’un idolâtre, un juif ou un chrétien, ait pu pénétrer seul jusqu’ici…

— Nous nous y trouvons bien, nous…

— Ça, c’est une tout autre chose ! D’abord nous sommes sept hommes ; ensuite, pour atteindre le monte de Santa-Clara, nous avons traversé simplement la Sonora

— Eh bien ?

— Eh bien ! pour qu’un homme eût pu arriver jusqu’ici sans passer par la Sonora, il faudrait, ni plus ni moins, qu’il eût franchi les montagnes Rocheuses, le rio Colorado et les territoires indiens !… Or, C’est à peine si une armée pourvue de vivres se hasarderait à entreprendre un tel trajet !…

— Et qui te dit que cet homme n’a pas imité notre exemple ? qu’il n’a pas, comme nous, côtoyé constamment le golfe de la Californie ?

— Le moindre bon sens suffit pour détruire cette supposition !… Si celui que vous vous obstinez à appeler un homme nous avait suivis, il ne serait pas encore arrivé ; s’il nous eût précédés, nous aurions trouvé à chaque instant sa piste le long de notre chemin.

— D’où tu conclus ?

— Que la supposition que vous avez émise tout à l’heure, en manière de raillerie, est la seule vraisemblable, la seule à laquelle nous devrions nous arrêter…

— De quelle supposition parles-tu, Grandjean ?

Le Canadien hésita ; mais bientôt prenant son parti :

— Je n’ignore point, dit-il d’un ton bourru, que ma réponse va vous prêter à rire… Cela m’est, du reste, on ne peut plus égal… Je n’attache aucune importance à ce que l’on pense de moi, car je sais ce que je vaux. Je vous déclare donc, selon moi, que cette trace, dont vous cherchez en vain l’origine, a été laissée par un esprit…

— Un esprit ! répéta M. Henry. Qu’entends-tu par là ?

— J’appelle un esprit ce que vous nommiez tout à l’heure un être surnaturel !… Mettez revenant ou fantôme, si bon vous semble…

En entendant cette réponse, le jeune homme ne put garder son sérieux ; quant aux Mexicains, ils ne semblèrent nullement partager l’opinion du Canadien : le Mexicain accepte, les yeux fermés, tout ce qu’on lui présente sous le nom de miracle ; mais il n’ajoute aucune foi aux manifestations surnaturelles qui se produisent sans l’intervention d’un saint.

— Moquez-vous de moi tant que vous voudrez, reprit Grandjean, les habitants de Villequier croient aux revenants, et mes compatriotes ne sont pas des imbéciles ! Après tout, si le mot de revenant vous choque, remplaçez-le par celui de sorcier…

— Les revenants et les sorciers voyagent généralement peu à cheval et n’ont guère l’habitude de se désaltérer aux sources qu’ils rencontrent sur leur route, dit M. Henry ; mais laissons de côté cette ridicule discussion, et occupons-nous des apprêts provisoires de notre souper ; que nous reste-t-il en fait de provisions ?

— Cinq livres de pinoli[1] et une tranche de tasajo[2], répondit le Mexicain.

— C’est peu, dit le jeune homme,

— Dieu veuille, seigneurie, que nous n’en soyons pas réduits bientôt à regretter cette maigre pitance… ce qui ne peut manquer d’avoir lieu, si vous vous obstinez à poursuivre votre course insensée…

— Silence, interrompit M. Henry d’une voix impérieuse et en regardant fixement le Mexicain, qui baissa les yeux ; je hais les observations et ne fais aucun cas des conseils… Ce que j’exige de vous, c’est une obéissance passive !… Je vous paye, vous êtes mes serviteurs ; ne l’oubliez pas !…

Une étincelle de colère, brilla, rapide comme un éclair, dans l’œil noir du Mexicain.

— C’est bien, seigneurie, dit-il avec un sang-froid glacial qui frisait l’impertinence, je ne l’oublierai pas.

— Grandjean, poursuivit le jeune homme en se retournant vers le Canadien, qui depuis un instant semblait tout pensif, prends ta carabine, et va faire un tour dans la forêt. Il est probable que tu rencontreras quelque pièce de gibier sur ton chemin… Je te confie le soin de notre souper.

Cette mission, qui n’était pas sans danger, parut plaire au géant ; il vérifia avec soin les capsules de son rifle, serra la ceinture de cuir qui lui ceignait la taille, remplit d’eau une gourde qu’il portait suspendue à son côté, et partit presque aussitôt.

Tandis que les Mexicains, après avoir pansé leurs chevaux et les avoir attachés aux endroits où l’herbe était la plus fraîche et la plus abondante, s’occupaient à couper du bois pour entretenir le feu qui devait brûler pendant toute la nuit, M. Henry causait, ou, pour être plus exact, interrogeait Traga-Mescal, car l’Indien était peu causeur de sa nature.

— Ainsi, Traga-Mescal, lui disait-il, tu es bien certain que nous n’avons pas fait fausse route ?… bien certain qu’avant quinze jours nous serons arrivés au but de notre voyage… au palais du grand chef des Sables-d’Or ?

— À quoi bon ces questions ? répondit l’Indien. Si je t’ai trompé lorsque nous nous sommes vus pour la première fois, je ne serai pas assez enfant pour t’avouer maintenant ma trahison… Si mes paroles ont été vraies alors, je ne puis te répéter aujourd’hui que ce que tu sais déjà… On n’interroge pas deux fois un homme sur le même sujet… Je ne suis pas une femme…

— Si tu me trahissais, répéta-M. Henry en baissant la voix et d’un ton de menace, malheur à toi !….

— Quel intérêt ai-je à te trahir ?

— Aucun… au moins que je sache.

— M’as-tu payé à l’avance ?

— Non !

— M’as-tu insulté ?

— Non !

— Ai-je à venger sur toi la mort d’un frère ou d’un ami ? continua l’Indien, après une légère pause et en accentuant particulièrement cette dernière question.

— Non !

— Non, dis-tu ? Eh bien ! alors, pourquoi me soupçonnerais-tu ?

— Je ne te soupçonne pas, Traga-Mescal, car mes intérêts sont trop les tiens, pour que tu ne désires pas de tout ton cœur me voir réussir ; seulement je crains que tes renseignements ne soient faux, que tu ne nous aies égarés !… Plusieurs fois déjà, depuis trois jours, je t’ai vu hésiter sur la direction à suivre.

— Quand a-t-on jamais vu un Seris perdre sa route ? dit l’Indien d’un air superbe. Cette forêt, quoique je ne l’aie jamais visitée, ne m’offre pas plus de difficultés que ne m’en présenterait le parcours de ce que vous appelez une ville… Si tu savais que le wigwam d’une personne que tu cherches est situé dans la ville où tu te trouves, tu serais assuré, n’est-ce pas, en prenant des informations aux faux-pâles désœuvrés qui encombrent vos rues, d’arriver jusqu’à ce wigwam ?… Il en est de même pour moi. Le soleil, la mousse des arbres, la nature du sol, tout, jusqu’au chant des oiseaux et aux rugissements du tigre, répond à mes questions et m’indique mon chemin !… Si parfois j’hésite, c’est que là où je flaire un danger, je préfère user ma chaussure à aller me heurter contre un obstacle !… L’homme brave, quand il parcourt le sentier de la guerre, évite toute lutte inutile qui pourrait le fatiguer avant qu’il ait atteint son véritable ennemi !… Mais voilà beaucoup de paroles ! Causer dans une forêt, quelque peu fréquentée qu’elle soit, c’est s’exposer à déposer son secret dans une oreille invisible !

Traga-Mescal, après avoir dit ces mots, croisa ses bras sur sa poitrine et s’éloigna d’un pas lent et majestueux, sans paraître se soucier le moins du monde de son interlocuteur.

— Oh ! murmura le jeune homme en le suivant à la dérobée du regard, lui aussi m’est suspect ! Quelle affreuse position est la mienne ! Quel terrible pays est celui-ci !… La mort s’offre de tous côtés à vos regards sous mille formes différentes !… Le fer, le poison, la faim, la soif, la fièvre, tout conspire contre votre existence ! Non-seulement le sol que l’on foule à ses pieds fourmille de reptiles, il est en outre semé de trahisons. Avoir à craindre à chaque pas une embûche, ne savoir à qui se fier, n’accomplir qu’avec des précautions extrêmes les actes les plus insignifiants de la vie, c’est une intolérable existence !… Non… non… Au contraire, c’est là vivre, continua le jeune homme, dont les yeux brillèrent subitement d’un sauvage enthousiasme !… Ici, point de sottes lois à craindre, point de ridicules positions sociales à ménager !… L’homme courageux est roi dans le désert ! Son indomptable énergie, ses fortes et ardentes passions, que rien ne comprime, se développent à l’aise et prennent librement leur essor !… Ah ! si le hasard de ma destinée m’avait fait naître dans le Nouveau-Monde, ma jeunesse, ne se serait pas tristement écoulée dans une stérile agitation ! Les violences et les hardiesses qui tachent mon passé seraient, au yeux de tous, des titres de gloire !… Les principes de la sotte éducation que j’ai reçue n’obscurciraient pas mon esprit, et je n’aurais pas à subir les nuits d’insomnie fiévreuse qui me torturent ! Hélas ! c’est en vain que mon orgueil se révolte… Jamais je ne parviendrai à m’affranchir complètement des premières impressions de mon enfance !… Pourtant qui sait, lorsque le succès aura couronné mes efforts, si la joie du triomphe n’ouvrira pas un nouvel horizon à mon intelligence ?… Qui sait si je ne foulerai pas dédaigneusement sous mes pieds les pompeux paradoxes inventés par les habiles pour exploiter les niais ?… Au reste, mon parti est irrévocablement pris !… Rien ne me fera dévier de ma route ; ce que je veux, c’est de l’or, beaucoup d’or ! Une souillure magnifiquement dorée ne fait plus tache dans un blason… au contraire : elle en augmente l’éclat !… Tous les plats faquins et les tristes viveurs de Paris, qui, pour s’affranchir de la terreur que je leur inspirais, ont lâchement prétendu qu’il n’était plus permis à un honnête homme de croiser son épée avec la mienne, brigueront l’honneur, lorsque je serai millionnaire, d’être admis dans ma salle à manger pour y glaner les miettes de mon opulence !… Allons, du courage ! Je sens en moi un fond d’énergie qui m’assure la victoire ! Toutefois, si mes pressentiments sont faux, si je tombe… eh bien ! je veux encore que le retentissement de ma chute soit si éclatant, qu’il couvre le bruit de mes erreurs de jeunesse !…

Celui que l’on appelait M. Henry, fit une légère pause, puis, passant à un nouvel ordre d’idées :

— Le point essentiel pour le moment, continua-t-il, soit que je pousse en avant, soit que je retourne sur mes pas, c’est de sortir sain et sauf de la téméraire entreprise dans laquelle je me suis embarqué. Mon entretien avec Grandjean achangé en certitude les doutes qui depuis quelque temps se représentent sans cesse à ma pensée. Il est incontestable que je me trouve à la veille d’une catastrophe ! L’allure impudente de mes Mexicains et les airs dignes et majestueux de Traga-Mescal me sont également suspects. Que m’importe, après tout ! Je ne crains rien de tels adversaires ! M’attaquer de face, ils ne l’oseraient. Me surprendre, ils ne le pourront jamais, je me tiens trop sur mes gardes. Mais s’ils allaient m’abandonner, que deviendrais-je, perdu dans ces immenses solitudes ? Je succomberais fatalement aux atteintes de la soif et de la faim !… Pourquoi m’abandonneraient-ils ? Je leur dois encore une partie de leur salaire ! Et puis Grandjean, lui, malgré sa brutale franchise, et sa rare indifférence, ne suivrait pas ce honteux exemple ! Il me resterait fidèle, non pas par attachement à ma personne, mais par respect pour sa parole. Singulière et bizarre nature que celle de cet homme ! C’est un honnête condottiere moderne ; le bravo loyal de la Prairie. Tant que l’engagement qui lie son sort au mien ne sera pas expiré, je pourrai compter sur son appui. Seulement, le jour où il redeviendra libre, si quelqu’un le paye chèrement pour m’assassiner, il n’hésitera pas à m’envoyer une balle dans la tête… J’ai eu tort de le brusquer tantôt ; il faudra, au contraire, que je tâche de gagner son affection. Ce Grandjean est un instrument précieux qui peut m’être, dans l’avenir, d’une extrême utilité.

Une détonation d’arme à feu, qui retentit en ce moment dans les profondeurs de la forêt, fit relever la tête à M. Henry et l’arracha à ses pensées.

Pendant quelques secondes, le cou tendu, l’oreille au guet, il écouta attentivement les moindres bruits qui flottaient indécis dans l’air ; il allait reprendre sa promenade, quand un nouveau coup de carabine, répercuté au loin par l’écho, le retint immobile à sa place.

— Bah ! murmura-t-il bientôt, c’est Grandjean qui s’occupe de notre souper… Quelle est la contenance de mes Mexicains ? Ils paraissent inquiets. Ils ne comptent donc sur aucun secours étranger pour m’attaquer… C’est d’eux seuls que je dois me défier… Et Traga-Mescal, où est-il ?… Ah ! le voici. On dirait, à le voir, une statue de bronze. Il dort appuyé contre un arbre, mais un froncement presque imperceptible de ses sourcils, que je ne remarquerais certes pas si je n’étais prévenu, dément ce sommeil si subit. Traga-Mescal me conduirait-il tout bonnement dans une embuscade indienne, et ces deux coups de feu, au lieu de venir de Grandjean, n’auraient-ils pas été plutôt tirés contre lui.

Le jeune homme, après une courte hésitation, arma sa carabine, puis se dirigea vers l’Indien.

— Traga-Mescal, lui dit-il en espagnol et en le secouant rudement par le bras, voici l’instant de déployer cette profonde connaissance des forêts dont tu te vantais tout à l’heure. Tu vas me conduire, sans perdre une seconde, à l’endroit d’où sont partis ces deux coups de feu que tu as dû entendre malgré ton sommeil… Laisse là tes armes… Elles pourraient te gêner dans ta course.

M. Henry achevait à peine de prononcer ces paroles, quand les branches d’un épais buisson, auprès duquel il se trouvait, s’agitèrent violemment, et donnèrent passage à Grandjean.

Le Canadien paraissait fort ému, l’inquiète mobilité de son regard, ses mouvements brusques et saccadés, sa main crispée autour du canon de sa carabine, et par-dessus tout, la pâleur, qui, malgré le hâle de son teint, couvrait son visage, permettaient de supposer que la crainte n’était pas étrangère à son émotion.

— Quoi ! déjà de retour… Grandjean ! dit M. Henry ; la chance, à ce qu’il paraît, t’a été favorable !… Qu’as-tu tué ? deux daims ou deux chevreuils ?

— J’ai tiré sur un daim !…

— Où est-il ?

— Je l’ignore !

— Comment cela ?

— Je l’ai vu tomber, mais je n’ai pu le retrouver.

Le jeune homme regarda Grandjean d’un air étonné.

— Si je n’avais pas été témoin cent fois de l’infaillibilité de ton coup d’œil, je prendrais ta réponse évasive pour une mauvaise excuse de chasseur maladroit et vaniteux ; mais, avec toi, une pareille supposition n’est pas possible ! Si tu as tiré sur un daim, tu as dû l’abattre. Comment se fait-il que tu reviennes les mains vides ?

Le Canadien frappa du pied avec violence, puis d’une voix distraite et qui répondait plutôt à ses propres pensées qu’aux questions de son interlocuteur :

— Oh ! si j’avais eu une balle d’argent, grommela-t-il entre ses dents, ce ne serait pas seulement un daim, mais bien le diable en personne que j’aurais rapporté ! Un homme sensé ne devrait jamais s’aventurer dans les forêts de ce damné pays-ci, sans avoir en réserve au moins une couple de balles en argent fondu, et, par surcroît de précautions, bénites ensuite par un curé.

— Qui te fait parler ainsi ?

— Ce qui vient de m’arriver.

— Ah ! et que t’est-il arrivé ?

— Une aventure que je ne tiens nullement à vous raconter, car vous me traiteriez de fou, et vous refuseriez d’y ajouter foi.

— Qui sait ! moi aussi j’ai mes heures de crédulité. Voyons cette aventure.

— Vous avez entendu deux coups de feu, n’est-ce pas ?

— Oui. Après ?

— Eh bien ! de ces deux coups de feu, un seul a été tiré par ma carabine.

— Et l’autre ?…

— Je ne me charge pas de l’expliquer… Tout ce que je puis faire, c’est de vous rapporter ce qui m’est personnel.

— Dis, j’écoute.

— Je venais à peine d’entrer dans la forêt, poursuivit le Canadien, lorsqu’un daim se leva à environ cent pas de moi. Empêché par les branches de lui envoyer une balle, je me mis à suivre sa piste. L’allure irrégulière et pleine d’abandon de l’animal me prouvait qu’il ne soupçonnait pas ma présence, et qu’il ne fuyait pas mon approche ; j’étais donc certain de le rejoindre, et je le considérais comme une proie assurée. Ce n’était plus qu’une question de temps ? En effet, après quelques nouveaux élans, il s’arrêta au beau milieu d’une espèce de clairière formée, sans doute jadis par le concours d’une trombe ; je levai ma carabine et je tirai : l’animal, frappé en plein corps, fit un bond prodigieux et retomba lourdement par terre !…

Sachant que, presque toujours, lorsqu’un daim n’est pas atteint au cœur, il s’éloigne rapidement et va souvent mourir à une distance considérable de l’endroit où il a été blessé, je m’élançai pour le saisir… À peine vingt pas me séparaient-ils de l’animal, lorsque, effrayé et excité par ma vue, il parvint, par un puissant effort, à se relever et à prendre la fuite. Je me mis à sa poursuite… presque aussitôt un coup de feu partit à mes côtés ; le daim tomba foudroyé…

— Et qui avait tiré ce coup de carabine ? demanda M. Henry.

— Un coup de carabine, répéta Grandjean en levant les épaules d’un air de doute et de pitié, croyez-vous que c’en était un ?… Si je me sers de cette expression, c’est que je n’en trouve pas d’autre pour rendre ce que j’ai entendu… ce que j’ai vu. Riez tant que bon vous semblera, vous ne me prouverez jamais qu’un coup de carabine ne produise ni feu, ni fumée !… Or, cette fois, c’est ce qui a eu lieu !…

— As-tu au moins visité l’endroit d’où est parti ce coup de tonnerre ? Tu vois que je respecte tes préjugés, Grandjean, demanda le jeune homme d’un air moqueur.

— À quoi bon ? Je vous répète que c’était tout près de moi ; il n’y avait personne.

— Et le daim, qui t’a empêché de le ramasser ?

— Je n’y ai même pas songé. C’eût été comme si je voulais essayer d’allumer un foyer au contact d’un feu follet, répondit le Canadien d’un ton de conviction profonde. Croyez-moi, Monsieur Henry, ne vous obstinez pas, par fanfaronnade, à nier la puissance du diable, cela vous porterait malheur !

— Enfin, ce que je vois de plus clair dans tout ceci, reprit le jeune homme, c’est qu’il nous faudra souper ce soir avec notre tasajo et notre pinoli, car la nuit se fait, et ce serait une imprudence inutile que de vouloir rentrer dans l’intérieur de la forêt. Je regrette, Grandjean, de t’avoir envoyé à la découverte, et de ne pas m’être chargé moi-même de ce soin. C’est un daim que nous y perdons.

— Vous vous figurez donc que ce daim était réellement un daim ? dit le géant.

— À moins que ce ne fût un tigre déguisé.

— Vos railleries ne prouvent qu’une chose, monsieur Henry, interrompit Grandjean d’un ton bourru ; c’est que l’instruction que l’on reçoit dans les écoles des grandes villes produit des ignorants vaniteux. Un homme qui n’a jamais vécu dans l’intimité de la nature est un sourd qui croit entendre, un aveugle qui s’imagine voir, un bavard qui parle à tort et à travers. Ce que je dis là n’est pas pour vous humilier ! Dans quelques années, lorsque vos sens commenceront à se développer, vous reconnaîtrez, avec un étonnement extrême, combien j’avais raison de m’expliquer ainsi que je le fais en ce moment ! Dieu veuille pour vous, ce qui est fort douteux, que d’ici là votre triste présomption ne vous soit pas fatale, et ne vous conduise pas à une malheureuse fin !

Le jeune homme avait écouté le Canadien avec une patience et une douceur qui ne lui étaient pas habituelles. Le désir de s’attacher Grandjean motivait cette bienveillance inaccoutumée.

— Brave et savant compagnon, répondit-il en affectant une gaieté presque familière, tout enfant que je suis encore je me sens ce soir un appétit formidable et capable de lutter contre la voracité d’un Indien, Or, mes Mexicains qui achèvent de fumer leur vingtième cigarette, ne songent plus à souper ! Si tu ne t’occupes point de mon repas de ce soir, il est probable que tes sinistres prédictions à mon égard ne tarderont pas à se réaliser ; demain, l’on me trouvera mort de faim.

Une heure après cette conversation du Canadien et de M. Henry, une nuit sans étoiles enveloppait d’une ombre épaisse la forêt Santa-Clara ! Un immense amas de branches mortes et de feuilles sèches, allumé par le Canadien, éclairait de ses flammes inégales et tremblantes la petite troupe des aventuriers, et lui donnait un singulier aspect.

Les branches touffues et serrées des arbres qui s’étendaient, ainsi qu’un impénétrable dôme de verdure, au-dessus du bûcher, condensaient l’éclat de sa flamme, et formaient comme une espèce d’auréole rouge et enfumée d’un bizarre effet !… Encadrés dans ce rayon lumineux, qui les mettait énergiquement en relief, les aventuriers ressemblaient assez à des créations de légende. Un Européen qui se serait trouvé tout à coup transporté au milieu d’eux, n’aurait pu se défendre d’un mouvement d’étonnement et d’effroi.

Les Mexicains, malgré les fatigues de la journée et les préoccupations du lendemain, jouaient une partie de monte. Traga-Mescal était couché par terre ; à quelques pas plus loin, et dans l’ombre, Grandjean, appuyé sur sa carabine, veillait à la sûreté de ses compagnons ; quant à M. Henry, il se promenait lentement sur le bord de la lagune.

Habitué depuis son enfance à la vie nomade, le Canadien y avait acquis une telle expérience qu’il lui suffisait de déployer une médiocre attention pour être une infaillible sentinelle. À la nonchalance de sa pose, à ses yeux à moitié fermés, à l’abandon de son maintien, celui qui n’aurait pas connu ses remarquables aptitudes, n’aurait pas hésité à l’accuser d’une coupable négligence.

Il y avait à peine dix minutes que Grandjean était de faction, lorsqu’il fut arraché tout à coup à sa demi-somnolence par une vive émotion. Son regard, fixe et ardent, sembla vouloir percer les ténèbres ; son corps prit la rigidité du marbre ; son souffle s’arrêta dans sa poitrine, et son cœur, phénomène extraordinaire, cessa presque de battre.

Quelques secondes d’une suprême attention fixèrent ses incertitudes ; il se courba lentement ; puis, malgré sa forte corpulence et l’apparente raideur de ses membres grossièrement musculeux, il se mit à ramper avec la sourde souplesse d’un serpent.

L’arrivée de Grandjean auprès des Mexicains fut si soudaine, qu’elle ressembla presque à une apparition.

— Silence !… pas un cri… pas une exclamation, leur dit-il vivement et à vois basse, prenez vos armes et tenez-vous prêts à agir. Où est don Enrique ?

— Ici, répondit un Mexicain en étendant le bras vers la lagune.

Le Canadien, sans entrer dans aucune autre explication, se dirigea vers l’endroit que lui désignait le Mexicain.

— Monsieur Henry, dit-il en surgissant tout à coup devant le jeune homme, comme s’il sortait de dessous terre, il va y avoir du nouveau… Suivez-moi !…

— Du nouveau, Grandjean ? répéta M. Henry d’une voix parfaitement calme. Quoi donc, je te prie ? Sans doute le sorcier à la carabine enchantée, qui nous apporte le daim qu’il a tué tantôt en notre honneur et que tu as si sottement dédaigné.

— Cette fois, je vous pardonne votre plaisanterie, dit Grandjean, car elle prouve ou une intrépidité, à toute épreuve, ou un amour-propre capable de suppléer à un manque absolu de courage ! Dieu veuille que nous n’ayons affaire qu’à des créatures humaines !

Lorsque le Canadien et M. Henry rejoignirent les Mexicains, ils trouvèrent ces derniers en proie à une inquiétude réelle. Traga-Mescal dormait.

— Si mon ouïe pouvait me tromper, dit Grandjean en jetant un rapide coup d’œil sur l’Indien, je croirais volontiers à une surprise des Peaux-Rouges ; mais le bruit que j’ai entendu n’est produit ni par l’élan d’un animal ni par le pas d’un Indien. Silence… écoutez !…

Grandjean parlait encore, quand un frôlement de branches éveilla toute l’attention des aventuriers ; presque au même moment un sifflement cadencé troubla le silence de la nuit.

— Qui vive ? s’écria M. Henry d’une voix vibrante.

— Ami.

Quien vive ? reprit un Mexicain.

Hombre de paz[3].

Who goes there[4] ? demanda Grandjean.

Friend[5], répondit la voix.

Grandjean, M. Henry et les Mexicains se regardèrent avec étonnement. Aux trois interrogations qui lui avaient été faites dans trois langues différentes, l’invisible personnage avait répondu, avec une telle pureté d’accent, en français, en anglais, en espagnol, que chacun avait cru reconnaître en lui un compatriote.

— Avancez, et ne craignez rien, reprit M, Henry après un léger silence, vous êtes le bienvenu !

— Parbleu ! reprit l’inconnu que l’on n’apercevait pas encore, votre invitation, dont je vous remercie néanmoins, est parfaitement inutile ; je vous apporte un excellent souper, et je ne demande qu’à me réchauffer à votre feu. Vous avez plus à gagner que moi à cet échange…

L’inconnu sortit alors du milieu d’un buisson où il était engagé, et s’avançant Vers les aventuriers :

— Voici ma promesse accomplie, dit-il en jetant par terre un magnifique daim qu’il portait sur l’épaule ; maintenant, c’est à vous de me faire place à votre foyer.

  1. Farine cuite de fleur de maïs.
  2. Viande desséchée au soleil.
  3. Homme de paix.
  4. Qui va là ?
  5. Ami.