Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/IV

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A. Cadot (tome Ip. 15-20).

IV

LE BIENFAITEUR DE SON VILLAGE.


Joaquin Dick avait déployé une telle impétuosité dans l’accomplissement de sa sanglante action ; le meurtre du Seris avait eu lieu d’une façon si soudaine, si inattendue, que M. Henry, surpris, malgré sa rare présence d’esprit, par la rapidité de l’événement, laissa s’éloigner le Batteur d’Estrade, sans en exiger d’autres explications que celles qu’il avait bien voulu donner lui-même.

Quant aux Mexicains, groupés comme des oiseaux de proie autour du cadavre de Traga-Mescal ; ils s’extasiaient sur la beauté de la blessure qui avait causé sa mort.

— Quel magnifique coup de couteau, disait l’un d’eux en croisant les mains d’un air de profonde admiration ! Le cœur, je le parierais, est touché au centre, et pas une goutte de sang n’apparaît au dehors. Il faut avouer qu’il y a des gens bien heureusement doués par la nature. Le señor Joaquin n’a pas volé sa réputation ! Quelle précision !… quelle sûreté de main !

Pendant que l’on rendait ainsi justice à son mérite, le Batteur d’Estrade, suivi par Grandjean, avançait d’un pas sûr et rapide à travers l’inextricable et vigoureuse végétation de la forêt. La marche souple et silencieuse de Joaquin se rapprochait, selon la nature des obstacles qu’il avait à vaincre, de l’allure rampante du serpent ou des fougueux élans du jaguar ; le Canadien, lui, sa lourde carabine d’une main et son large coutelas de l’autre, brisait ou hachait les faisceaux de lianes et les amas, de branches qui s’opposaient à son passage ; du reste, malgré sa grande habitude de ces sortes d’excursions, ce n’était qu’avec une peine extrême et au prix d’efforts inouïs qu’il parvenait à conserver à peu près intacte la faible distance qui le séparait de son étrange compagnon.

Après avoir franchi à peu près deux milles, le Batteur d’Estrade s’arrêta, puis, faisant entendre un sifflement plus prolongé que retentissant, il parut écouter avec attention ; presque aussitôt un hennissement de cheval, poussé à quelques pas des deux aventuriers, s’éleva au milieu du silence de la nuit.

— Tout va bien, dit Joaquin, mon brave Gabilan m’apprend qu’il n’a pas eu à se plaindre de l’importunité des tigres, et me demande la permission de terminer son souper. Soit ; rien ne nous presse… nous pouvons attendre… asseyons-nous !

Le Batteur d’Estrade frappa à plusieurs reprises de la crosse de sa carabine une épaisse touffe d’herbes qui entourait le pied d’un arbre, puis se laissa nonchalamment tomber sur ce siège improvisé.

— Seigneurie, dit le Canadien en prenant place à ses côtés, ma confiance en vous est certes illimitée ; toutefois permettez-moi de vous faire observer que siffler ou causer quand on est entouré d’ennemis qui vous guettent, c’est presque appeler la mort !

— Il n’y a pas un Indien à dix lieues à la ronde, mon pauvre Grandjean, interrompit Joaquin d’un ton doucement moqueur. Je me suis servi de ce prétexte vis-à-vis de ton maître, pour qu’il ne songeât pas à s’étonner de la durée de notre absence ; j’ai à t’entretenir assez longuement.

Le Canadien reçut avec une complète indifférence l’assurance qu’aucun danger ne le menaçait ; mais, en revanche, l’annonce que le Batteur d’Estrade désirait avoir avec lui une conversation sérieuse, sembla lui causer autant d’émotion que de surprise.

— Señor Joaquin, dit-il d’une voix dont l’agitation contrastait d’une manière singulière avec sa façon ordinairement lente et monotone de s’exprimer, señor Joaquin, laissez-moi, avant de commencer cet entretien, vous déclarer d’abord une chose… c’est que ma vie, mon cœur et mon rifle sont à votre disposition ! Je vous dis ceci, afin que vous ne perdiez pas votre temps à m’expliquer vos intentions !… Je vous appartiens, señor Joaquin, corps et âme ! Avec moi, vous n’avez nul besoin de motiver vos actions : un mot, si vous avez un ordre à me donner, un signe, si vous avez une victime à me désigner, et vous serez obéi ! Aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu, excepté vous, je n’aime âme qui vive en Amérique ; mais aussi, vous, je vous aime bien ! Ne m’interrompez pas, je vous prie, seigneurie, je suis très-gauche et très timide en fait de sentiment, et si je ne profite pas de cette occasion pour vous exprimer toute ma reconnaissance, je ne retrouverai sans doute plus jamais le courage d’aborder de nouveau ce sujet…

— Tu as tort de parler de ta reconnaissance, Grandjean, interrompit le Batteur d’estrade, je mérite plutôt ta haine !

— Ma haine ! vous qui m’avez sauvé deux fois la vie ?

— Pauvre intelligence, qui ne comprend pas que vivre c’est souffrir ! murmura Joaquin Dick, pensif.

— Et de quelle manière encore ! continua le Canadien en s’animant de plus en plus à ses souvenirs : de la façon la plus noble, la plus héroïque, car il y a mille manières de sauver un homme ! La soif m’avait jeté délirant et affaibli sur le sol brûlant du désert… Les zopilotes[1], calculant, avec leur féroce et infaillible instinct, la courte durée de mon agonie, commençaient déjà à fouetter de leurs grandes ailes noires mon front baigné de sueur, lorsque la Providence vous conduisit vers moi. Votre gourde était à moitié vide. Le peu d’eau qu’elle contenait fut employé à laver mon visage, à humecter mon gosier en feu. Or, dans le désert, chaque goutte d’eau vaut un diamant ! Mais ce n’est pas tout… Quand votre provision fut épuisée et que je vous suppliai de m’abandonner à mon malheureux sort, de ne pas vous perdre inutilement avec moi, quelle fut votre réponse ? « Sois sans crainte, me dites-vous en souriant, tu auras toujours à boire. » Une lueur brillante et rapide comme un éclair passa devant mes yeux. Je ne compris votre généreuse et folle action qu’en vous voyant me tendre votre bras gauche, d’où sortait un filet de sang. Vous veniez de vous ouvrir la veine avec la pointe de votre poignard. Tenez, señor Joaquin, je ne suis ni tendre ni sensible, et il est même possible que je ne sois pas bon ; eh bien ! quand je me rappelle cette aventure du désert, il me prend de véritables désespoirs en songeant que je ne trouverai peut-être pas, dans tout le cours de mon existence, l’occasion de vous prouver mon ardente gratitude.

Grandjean, ému jusqu’aux larmes, fit une légère pause, puis, par un mouvement pour ainsi dire instinctif, il tendit sa rude et large main au Batteur d’Estrade ; mais Joaquin, adossé contre l’arbre au pied duquel il s’était assis, et les bras croisés sur sa poitrine, resta immobile et ne répondit pas à cette amicale invitation.

— Que votre seigneurie me pardonne ma familiarité, reprit le Canadien d’une voix qu’il voulait rendre calme, mais qui malgré ses efforts trahissait une douleur réelle, je ne suis pas un homme des villes, on me l’a déjà reproché aujourd’hui ; je ne sais que brutalement traduire les meilleures pensées de mon cœur…

À l’opiniâtre silence que continua de garder le Batteur d’Estrade, Grandjean leva sur lui un œil inquiet, presque suppliant ; Joaquin, semblable à une statue, n’offrait aucun signe de vie. Son visage, faiblement éclairé par un rayon de lune qui filtrait à travers le feuillage des arbres, présentait l’aspect de la mort.

Le Canadien tressaillit, un indicible sentiment d’effroi s’empara de lui.

— Señor Joaquin, señor Joaquin ! s’écria-t-il en secouant le Batteur d’Estrade par l’épaule, au nom du ciel, répondez-moi !

Au contact de Grandjean, le Batteur d’Estrade tressaillit, et, secouant, la tête à plusieurs reprises :

— Mon pauvre garçon, dit-il, si au lieu de nous trouver dans une forêt vierge du Nouveau-Monde, nous étions dans un salon d’Europe, je te devrais d’humbles excuses pour ma distraction, car, je te l’avoue, j’ai, pendant un moment, complètement oublié ta présence ! C’est la faute de ce sempiternel et monotone récit que tu t’obstines à me débiter chaque fois que le hasard nous fait nous rencontrer. Je t’en prie, s’il le faut même, je te l’ordonne, qu’il ne soit plus jamais question entre nous deux de ces vieilles histoires. Je t’ai sauvé par caprice et non par générosité ; le lendemain je serais sans doute passé près de toi sans même daigner m’assurer si tu étais mort ou vivant.

— Mais ce coup de couteau qu’un an plus tard vous reçûtes pour moi, seigneur ?

— Que veux-tu ? Comme tout le monde, j’ai mes heures de faiblesse. C’était justement parce que je t’avais déjà une fois arraché aux étreintes de la soif, que je t’ai disputé ensuite au tranchant d’un couteau. Je n’ai pas voulu laisser détruire une de mes bonnes actions. J’en compte si peu dans ma vie !…

— Non, non, seigneurie ; je ne vous crois pas… vous vous calomniez, s’écria le Canadien avec chaleur. Il n’y a personne sur la terre de meilleur, de plus noble, de plus généreux que vous.

— C’est également mon opinion, dit le Batteur d’Estrade en souriant. Tous les hommes, quand leurs intérêts ou leurs passions ne sont pas en jeu, représentent la parfaite image de la vertu ! Mais brisons sur ce sujet !… J’ai des renseignements à te demander sur deux personnes.

— Vous savez, seigneurie, que je suis entièrement à vos ordres !… Quels sont ces deux personnages ?

— Toi et ton maître actuel.

— Moi et M. Henry ! s’écria le Canadien sans essayer de cacher son étonnement.

— Oui, et je commence par toi. Jusqu’à ce jour, Grandjean, je n’ai jamais songé à m’informer ni qui tu es, ni de ce que tu fais ; je sais ton nom, voilà tout.

— Hélas ! c’est vrai, seigneurie, interrompit tristement le Canadien.

— Si ma pensée ne t’a pas suivi, continua le Batteur d’Estrade, au moins t’ai-je donné la preuve que je ne t’avais pas complètement oublié. Ne t’ai-je point fait parvenir, jusqu’aux endroits les plus reculés où te conduisait ta nomade étoile, les lettres qu’on t’adressait d’Europe, soit à Guaymas, soit à San-Francisco ?

— J’en conviens, seigneurie. Je me suis même demandé bien souvent comment il vous était possible de me découvrir là où j’ignorais moi-même la veille que je me trouverais le lendemain. Les allures bizarres de vos messagers, qui arrivaient toujours inopinément, comme s’ils sortaient de dessous terre, et s’éloignaient sans me répondre, n’ont pas peu contribué non plus à exciter ma curiosité. J’ai eu beau me torturer l’imagination, il m’a été impossible de soulever le voile qui cache votre véritable puissance.

— Ma puissance ! Grandjean, répéta Joaquin Dick d’un air moqueur.

— Oui, seigneurie, votre puissance, reprit le Canadien d’un ton de profonde conviction… Oh ! señor Joaquin, il est inutile que vous essayiez de me donner le change… Défendez-moi de communiquer mes réflexions à qui que ce soit, et je serai muet comme une tombe ; ordonnez-moi de mentir, et pour vous obéir, je mentirai ; mais ne me demandez pas que j’essaye de me tromper moi-même… je n’y saurais parvenir ! Oui, seigneurie, je vous le répète, votre modeste profession, j’en suis persuadé, n’est pas en rapport avec votre position réelle !

— J’étais loin de supposer que ta rude enveloppe cachât une aussi brillante imagination, dit Joaquin Dick ; et sur quels indices, sur quelles preuves appuies-tu ton extravagante croyance ?

— Des preuves positives, certaines, je n’en ai pas, seigneurie ; mais les indices abondent.

— Vraiment ! Et quels sont-ils ?

— Par exemple ; les plus vieux et les plus sages trappeurs, lorsqu’on les interroge sur votre compte, secouent la tête d’une façon mystérieuse, regardent tout autour d’eux, comme s’ils craignaient qu’un personnage invisible n’assistât à l’entretien, et gardent le silence. De temps en temps aussi les échos du désert répètent votre nom ? À quels événements s’est trouvé mêlé le célèbre Batteur d’Estrade ? Nul ne te sait au juste ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’un grand triomphe ou une épouvantable catastrophe a eu lieu, et que les mains du señor Joaquin Dick ont versé le sang ou se sont plongées dans l’or !…

À cette réponse du Canadien, Joaquin haussa les épaules d’un air de pitié.

— Le mensonge règne dans les villes, dit-il, et l’exagération au désert ! La vérité n’est nulle part ; quelques combats et quelques duels heureux soutenus contre les Indiens et les yankees ; quelques poignées de pépites d’or ramassées par hasard le long de mon chemin ont suffi, à ce qu’il paraît, pour faire de moi un être fantastique, presque surnaturel ?… Soit !… Que l’on croie ce que l’on voudra ; je ne prendrai certes pas la peine d’accréditer ou de détruire ces contes absurdes : je tiens si peu à l’opinion des hommes !…

Il y avait dans la parole du Batteur d’Estrade un tel accent de vérité, que Grandjean se sentit ébranlé dans sa conviction.

— Du reste, poursuivit Joaquin après une pause de quelques secondes, il ne s’agit pas, en ce moment, de ma très-humble personne, mais bien de toi… Ta patrie est la France, n’est-ce pas ?

— Oui, seigneurie, répondit Grandjean, après une courte hésitation.

— Dans quelle province es-tu né ?

— Dans quelle province je suis né ? répéta machinalement le Canadien, du ton d’un homme qui cherche à gagner du temps.

— Eh bien ! j’attends.

Grandjean dût faire un violent effort sur lui-même pour obéir ; sa langue semblait paralysée.

— Je suis né en Normandie, à Villequier, murmura-t-il d’une voix à peu près inintelligible, et tandis qu’une rougeur de brique envahissait son front et ses joues hâlés par le soleil.

L’embarras du Canadien était manifeste, évident.

— Pourquoi, diable ! te troubles-tu ainsi ? lui dit Joaquin, ma question n’a pourtant rien de bien terrible.

— Je suis troublé, seigneurie, parce que je mens et que je ne sais pas bien mentir, s’écria Grandjean en prenant bravement son parti ; je suis né à Québec, au Canada.

— Ah !… Et quel motif t’a fait choisir le fatigant et périlleux état de chasseur, pire encore : de chercheur d’aventures dans le Nouveau-Monde ? As-tu obéi à un goût personnel, ou bien à une nécessité de position ? N’y avait-il plus de sécurité pour toi au Canada ?

— Je n’ai jamais eu aucun démêlé avec la justice anglaise, seigneurie. Quant à courir la chance d’être quotidiennement mordu par un serpent, scalpé par un Peau-Rouge, ou riflé par un Américain, cela n’a rien de bien agréable, et je ne comprends pas qu’il y ait des gens qui, après avoir amassé une petite fortune, continuent, de gaieté de cœur, à s’exposer à de semblables hasards… Si j’étais riche, je ne resterais pas vingt-quatre heures de plus dans ce triste pays…

Grandjean poussa un bruyant soupir ; Joaquin se mit à sourire, puis après avoir laissé tomber sur son interlocuteur un regard empreint tout à la fois de tristesse et de mépris, il continua :

— Ainsi, c’est l’amour de l’or, la cupidité, pour appeler les choses par leur nom, qui te retient dans une carrière embrassée avec répugnance et suivie avec ennui ? Le contraire m’aurait étonné. Les hommes, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, se ressemblent tous par le fond ; ils ne diffèrent entre eux que par la forme !… Et dis-moi, Grandjean, si la fortune venait frapper un jour à la porte de ta tente, que ferais-tu de ses dons ?… N’en serais-tu pas embarrassé ?…

— Oh ! que non ! s’écria le géant avec explosion.

— Tu pourrais te tromper ! Aimes-tu le luxe ?

— Le luxe ! ma foi, ce mot s’est si rarement présenté à ma pensée, que j’en ai oublié la signification !

— Tes rêves te conduisent-ils près de ces belles et fières Américaines dont les touristes européens chantent si naïvement les vertus ?

— Lorsque je rêve, et cela m’arrive bien rarement, je poursuis des daims, j’évite une embuscade ou je loge une balle dans la tête d’un yankee.

— Alors il faut te ranger dans la catégorie de ces malheureux plus à plaindre qu’à blâmer, qui subissent, véritable maladie, l’influence de l’or et l’aiment pour lui-même : le contact d’une pépite doit te donner la fièvre ?…

— L’or me plaît assez comme métal, mais je lui préfère le plomb ou le fer. Avec l’or on ne confectionne rien d’utile ; avec le fer on forge des canons de carabine, on fabrique des couteaux ; le plomb sert à fondre des balles… Permettez-moi d’ajouter, seigneurie, que votre interrogatoire, au lieu de vous apprendre quelque chose sur mon compte, n’a eu, jusqu’à présent, d’autre résultat que de vous induire en erreur.

Le ton de franchise que mit le géant dans cette réponse sembla surprendre Joaquin, et amena dans son œil intelligent un commencement de curiosité.

— Puisque je t’interroge si maladroitement, dit-il, il est inutile que je poursuive, je te cède la parole. Raconte-moi, le plus brièvement possible, ton passé jusqu’à l’époque où tu es entré au service de M. Henry ; une fois-là, je verrai s’il est nécessaire que je recommence mes questions.

— Qu’il soit fait en tout selon vos désirs, seigneurie ! néanmoins je crois devoir vous avertir que ce récit ne vous offrira rien de bien curieux.

— Pas de préambules, au fait !

— Je possède une nombreuse famille, reprit Grandjean ; mais, de tous mes parents, je n’ai connu que mon père et ma mère. Mon père, lorsque arriva la révolution de 93, était le principal garde-chasse des seigneurs de Villequier. La rigidité qu’il déployait dans l’accomplissement de ses devoirs, la dureté de son caractère et son opiniâtreté invincible, lui avaient suscité beaucoup d’ennemis parmi les braconniers du canton ; aussi voulut-on le traiter en grand seigneur, c’est-à-dire l’accrocher à une lanterne !… Vaincu par les prières de sa femme ou dominé par la peur, mon père prit passage sur un navire en partance pour le Canada, et arriva sain et sauf à Québec. Je naquis une dizaine d’années plus tard. De mon enfance, je ne vous dirai rien, si ce n’est que ma mère, brave Normande de cœur et d’âme, me berça au bruit des chansons de son pays, et que le premier mot qu’elle m’apprit à bégayer fut celui de Villequier ! Mon père, soit qu’il y eût été contraint par la nécessité, soit plutôt qu’il eût choisi cette carrière de préférence à toute autre, parce qu’elle se rapprochait de sa condition passée, s’était établi trappeur ! Ma mère resta seule chargée de mon éducation ; et Dieu sait que cette tâche ne lui donna pas grand mal ! Elle m’envoyait chaque matin à une école gratuite ; puis, le soir venu, elle me faisait asseoir à côté d’elle, et me racontait jusqu’à une heure avancée de la nuit des histoires du pays. Elle me disait les légendes, les coutumes, les mœurs de sa chère Normandie ; je dois ajouter que je l’écoutais avec un extrême plaisir ! « Mon fils, me répétait-elle chaque fois en terminant, n’oublie point que si le hasard t’a fait naître à Québec, tu n’en es pas moins un enfant de Villequier ! »

Un soir, à mon retour de l’école, je trouvai ma mère dans un état d’exaltation extraordinaire. J’avais alors dix ans. « Louis, me dit-elle, sans me laisser le temps de la questionner, j’ai reçu une lettre du pays… — Une lettre du pays ? répétai-je avec un fort battement de cœur ! Quel bonheur ! montrez-la-moi ! — Tu vas mieux faire que la voir, tu vas me la lire tout haut, me répondit-elle. » Jamais je n’oublierai, dussé-je vivre cent ans, la confusion et le désespoir que me causèrent ces paroles !… Depuis quatre ans que je fréquentais l’école, je n’avais pas encore su vaincre les difficultés de l’alphabet… je ne connaissais que les dix premières lettres. En revanche, je boxais mieux qu’un Anglais, je luttais comme un Français, et je n’aurais pas craint de disputer un prix au rifle avec un tireur kentuckien ! Je dus faire à ma mère l’aveu de mon ignorance. « Quel malheur, me dit-elle, que tu ne saches ni lire ni écrire ; nous aurions pu causer avec les amis de là-bas.

Le lendemain, j’arrivais le premier à l’école ; le soir, je savais toutes mes lettres ; un an après, j’écrivais un peu moins mal que je n’écris aujourd’hui. À partir de ce moment, ma vie, grâce à mes nouveaux talents, se passa plus souvent à Villequier qu’à Québec. J’entretins une correspondance quotidienne avec les nombreux parents et amis de ma famille. Cela dura pendant deux ans, c’est-à-dire jusqu’à la mort de ma mère. Rien ne me retenant plus à Québec, je me mis en route pour rejoindre mon père, alors campé sur la frontière américaine. J’appris, pendant mon voyage, qu’il avait été tué, il y avait un mois, dans une querelle avec des yankees. Ma première intention fut de retourner en France, en Normandie ; mais une fausse honte, dont je m’applaudis aujourd’hui, m’empêcha d’exécuter mon projet. Il me répugnait, de revenir dans ma famille comme un gueux… Ils croiront, pensai-je que c’est la misère qui me ramène à eux. Je restai. Depuis cette époque jusqu’à ce jour, ma vie ne présente rien de bien remarquable et qui vaille la peine d’être raconté, à vous surtout, señor Joaquin, qui connaissez mieux que personne au monde les incidents dont se compose l’existence des aventuriers du Nouveau-Monde. J’ai couru beaucoup de dangers, risqué souvent ma tête et tué pas mal de Peaux Rouges et de yankees ! Mon seul bonheur, l’unique but de tous mes travaux, est de venir en aide aux pays qui ne sont pas heureux ! Les lettres que je reçois de Villequier m’apprennent que l’on y parle souvent de moi et que l’on y attend mon retour, je voulais dire mon arrivée, avec une vive impatience. Du reste, je vous le répète, je fais de mon mieux pour être agréable aux amis. J’ai eu, l’année dernière, la joie de pouvoir offrir une cloche à l’église et de faire réparer l’école des enfants ; il ne se passe guère de mois que je ne sois parrain par procuration ; je donne des conseils aux maris qui se dérangent ; je gronde les femmes coquettes, quelquefois aussi, je paye à un jeune gars amoureux et tombé au sort un remplaçant pour l’armée. Au total, et quoique des milliers de lieues me séparent de Villequier, c’est presque pour moi tout comme si j’y demeurais ! Je compte bien, si par le plus grand des hasards j’arrive à la richesse, mourir au village et être enterré dans le cimetière du presbytère, au milieu de mes parents et de mes amis.

Le Batteur d’Estrade avait écouté le récit de Grandjean avec une attention soutenue. À plusieurs reprises une marque d’étonnement avait plissé son front et une lueur de sensibilité brillé dans ses yeux.

— Vraiment, mon brave compagnon, dit-il, je ne m’attendais nullement à ce que je viens d’entendre ! Je te croyais brutal, violent, vindicatif, âpre au gain et prompt à te servir de ton couteau ou de ta carabine ! J’étais loin de me douter que tes formes peu avenantes cachassent une aussi exquise sensibilité ! Caramba ! je ne conçois réellement pas comment, avec cette nature d’agneau, tu as pu parfois te décider à employer ton rifle et à verser le sang de tes semblables !


J’ai dernièrement brûlé la cervelle à un Américain.

— Moi, sensible, seigneurie ! s’écria Grandjean en riant d’un gros rire, vous voulez sans doute vous divertir à mes dépens ? J’ai trop vécu dans la violence pour que la vue du sang me cause la moindre émotion. J’ai dernièrement brûlé la cervelle à un Américain qui se refusait à me payer une piastre qu’il me devait. Je me serai mal expliqué, ou vous ne m’avez pas compris. En dehors de mes pays de Villequier, vous toutefois excepté, je n’aime âme qui vive au monde. Les yankees comme les Mexicains sont, à mes yeux, des bêtes malfaisantes que je tue, quand l’occasion s’en présente, sans la moindre pitié.

— Voilà un correctif qui rend compréhensible et vraisemblable le côté par trop bienveillant de ton caractère, s’écria Joaquin. Vertueux en Normandie, où tu n’as jamais mis les pieds, et bandit en Amérique, où tu te trouves, tu sais garder ta personnalité sans enfreindre les lois de la nature. Quant à ton attachement pour tes pays, je l’accepte fort volontiers, et je m’en rends aisément compte… Tu n’as pas encore vécu parmi eux… À présent que tu m’as appris ce que je désirais savoir sur ton compte ; prête-moi de nouveau toute ton attention. Je recommence mes questions. Où as-tu rencontré M. Henry ? Quel est son nom de famille ? Pourquoi et comment es-tu entré à son service !… La nuit s’avance ; sois bref dans tes réponses.

— J’ai connu M. Henri à San-Francisco, et nous nous sommes rencontrés ensuite à Guaymas. J’ai dû l’avoir entendu appeler par son nom : mais ce nom, je l’ai oublié ! Je sais seulement que les Français établis en Californie le désignaient par un titre de noblesse… comte ou duc… je ne sais pas lequel… car je ne me connais guère à ces choses-là !… C’est M. Henry qui m’a proposé de l’accompagner dans une excursion qu’il allait entreprendre, et j’ai accepté son offre afin de commencer la dot qui doit servir à marier ma cousine et payse Jacqueline Lefort à mon pays Jean Ledru, le fils du meunier !…

— Quelle était, à San-Francisco, la réputation de M. Henry ?

— Il m’est impossible de répondre à cette question, seigneurie, et par une raison bien simple, c’est que personne n’aurait osé dire hautement à San Francisco ce qu’on pensait de M. Henry.

— Pourquoi cela ?

— Parce que tout le monde avait peur de lui.

— Il est donc bien terrible, ton maître.

— Je l’ignore ; je puis seulement vous assurer qu’il est doué d’une merveilleuse force corporelle et d’une adresse peu commune.

— Et toi, quelle est ton opinion ?

— Moi, seigneurie, je le crois aussi brave qu’il est fort, et aussi méchant qu’il est brave !

— Un dernier mot !… N’as-tu aucun soupçon sur le but de l’expédition entreprise par ton maître ?

— Aucun, seigneurie.

— Jamais la pensée ne t’es venue de te demander où il te conduisait ?

— Jamais !.. Ça m’est si égal d’aller par-ci ou par-là ! Du moment que l’on me paye mes pas, tous les endroits me sont indifférents.

— Eh bien ! veux-tu que je t’apprenne, moi, où te menait ton maître ?

— Dites, seigneurie.

— Il te menait à la mort !

Cette révélation ne produisit aucune impression sur le géant.

— Bah ! seigneurie, dit-il tranquillement ; ce ne serait pas chose aussi aisée de me tuer que vous semblez vous l’imaginer. Que cette expédition eût abouti à une bataille, cela ne m’aurait que peu surpris… Mais rien ne prouve que j’aurais succombé dans l’action.

— Et moi, je te jure que oui !

— Dame ! pourtant, jusqu’à présent…

— Jusqu’à présent, tu n’as jamais servi de cible au point de mire de mon rifle, interrompit froidement le Batteur d’Estrade.

— Quoi ! seigneurie, s’écria vivement le Canadien, l’expédition de mon maître était donc dirigée contre vous ?

— Oui.

— Ah ! le misérable ! voulez-vous que…

Grandjean s’arrêta.

— Achève, dit Joaquin.

— Mille millions de furies ! je suis lié par ma parole… Je ne m’appartiens pas en ce moment, reprit le Canadien avec violence. Oui ; mais bientôt nous serons de retour à Guaymas… et alors…

— Alors tu te tiendras à ma disposition, dit le Batteur d’Estrade, et je te ferai gagner la dot qui doit servir à marier ta cousine Jacqueline Lefort avec ton pays Jean Ledru, le fils du meunier.

  1. Le zopilote est un hideux oiseau de proie, de la grosseur du dindon. On le rencontre partout au Mexique en grand nombre, surtout dans les villes, que sa voracité purge de leurs immondices : aussi est-il défendu de le tuer.