Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/V

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A. Cadot (tome Ip. 20-25).

V

L’AVERTISSEMENT.


Un assez long silence suivit la révélation du Batteur d’Estrade. Grandjean essayait de mettre un peu d’ordre dans ses idées, étrangement troublées par ce qu’il achevait d’apprendre, et Joaquin Dick, retombé dans une nouvelle rêverie, semblait avoir oublié, pour la seconde fois, la présence de son compagnon.

Ce fut le Canadien qui, le premier, renoua la conversation.

— Seigneurie, dit-il, vous m’avez causé tout à l’heure ; une si vive surprise, que, pendant un instant, j’ai été comme ahuri. À présent que mon esprit est un peu remis de ce choc, je vous demanderai la permission de vous adresser à mon tour une question.

Joaquin Dick releva sa tête inclinée sur sa poitrine, et regardant d’un air distrait son interlocuteur :

— Parle ; lui dit-il.

— Comment se peut-il que M. Henry soit votre ennemi et qu’il ait entrepris une expédition contre vous ? Avant notre rencontre de ce soir, il ignorait votre nom et n’avait jamais vu votre visage !

— Je n’ai point pour habitude, Grandjean, de discuter une chose que j’ai commencé par affirmer.

— Au fait, c’est juste, seigneurie ! Eh bien ! puisque mon maître est votre ennemi ; pourquoi, en ce cas, l’avez-vous averti de la trahison que les Mexicains tramaient contre lui ? C’était si simple de le laisser assassiner !

À l’air préoccupé du Batteur d’Estrade, il était aisé de deviner qu’il n’écoutait plus le Canadien.

— Dis-moi, Grandjean, s’écria-t-il, as-tu remarqué la carabine que porte ton maître ?

— Oui, seigneurie, je l’ai remarquée et admirée.

— Quelle espèce d’arme est-ce ?

— Une arme à deux coups, d’une exécution, d’une solidité et d’une portée merveilleuses…

— Son calibre ?

— Un calibre exceptionnel et très-fort : douze balles à la livre.

— Et les balles dont se sert ce M. Henry n’ont-elles rien de particulier, ni qui les distingue des projectiles ordinaires ?

— Je vous demande pardon, seigneurie, ces balles sont garnies d’une pointe en acier.

— Ah ! très-bien !… je ne m’étais pas trompé, murmura Joaquin ; puis élevant la voix :

— Ton maître, il y a de cela aujourd’hui huit jours, n’est-il pas resté pendant quelques heures en arrière de son escorte ?

— Cette circonstance est entièrement exacte, seigneurie ; seulement je me demande comment il peut se faire que vous en soyez instruit :

— N’as-tu pas entendu, pendant cette absence, un coup de feu ?..

— Oui, señor Joaquin, c’est encore vrai, dit le Canadien, de plus en plus étonné. M. Henry, que j’interrogeai plus tard à ce sujet, me répondit qu’il avait tiré sur un buffle, et qu’il l’avait manqué… Pourtant, ses vêtements étaient tachés de sang…

— De mieux en mieux !

— Mais, seigneurie…

— Partons ! interrompit brusquement le Batteur d’Estrade ; Gabilan doit avoir fini de souper, et moi j’ai appris tout ce que je voulais savoir !… Ah ! une recommandation : n’oublie point d’être très-circonspect avec moi pendant toute la durée de notre voyage ; je tiens essentiellement à ce que ton maître ne sache rien de nos relations passées !

Le Batteur d’Estrade se leva de dessus la touffe d’herbe où il était assis, et se remit en route ; Grandjean l’imita, sans se permettre la moindre observation.

Joaquin Dick ne s’était pas trompé en prétendant que Gabilan avait dû terminer son repas ; car, au premier coup de sifflet qu’il donna, l’intelligent animal accourut auprès de lui.

Les gentlemen-riders d’Europe, ces juges omnipotents dont les arrêts sont sans appel dans les questions hippiques, non-seulement ne connaissent pas le cheval, mais ne se doutent même pas des qualités et des aptitudes morales que possède ce noble animal.

Le pur sang anglais est, certes, une merveilleuse et puissante machine humaine, une admirable locomotive vivante, mais rien de plus. Les soins empressés et pour ainsi dire mathématiques dont il est l’objet ; sa vie monotone et dénuée de tout accident, empêchent le développement de son intelligence ; il grandit, court, gagne des prix et meurt sans avoir jamais réellement vécu ; il n’a que fonctionné.

C’est tout le contraire qui a lieu pour le cheval mexicain de l’intérieur des terres. Élevé en plein air, en toute liberté sans avoir jamais eu à subir, l’humiliation et le confort de l’écurie, il gagne sa nourriture à la pointe de son sabot, et ne doit sa sécurité qu’à sa ruse et à sa vigilance. Plus tard, quand sonne pour lui l’heure fatale de la servitude, c’est fier et frémissant d’indignation qu’il accepte la lutte ; les énervantes études du manège ne l’ont pas habitué graduellement à subir le contact de l’homme : aussi n’a-t-il pas à craindre d’être destiné à flatter l’amour-propre d’un fastueux parvenu ; il n’appartiendra qu’à un véritable cavalier : son vainqueur seul sera son maître.

Le respect instinctif qu’éprouve le cheval mexicain pour l’homme qui a su le dompter, ne tarde pas à se changer en reconnaissance, quand il s’aperçoit que celui-ci, au lieu de le traiter comme un vil esclave, lui laisse une grande partie de sa liberté. Peu à peu la généreuse bête devient l’ami dévoué de son maître, vivant de sa vie, s’associant à ses dangers, partageant sa gloire et ses malheurs.

Aussi fût-ce par une affectueuse caresse que Joaquin Dick accueillit son compagnon Gabilan, qui se mit à hennir de joie, et embrassa délicatement du bout de ses grosses lèvres la joue du Batteur d’Estrade.

— Brave et bonne bête ! murmura Grandjean presque attendri.

Le Canadien, s’il considérait les Américains et les Mexicains comme des bêtes malfaisantes, ainsi qu’il le déclarait naguère à Joaquin, ressentait en revanche une sincère sympathie pour les chevaux du Nouveau-Monde. Après ses pays de Villequier, ils étaient les seuls êtres humains, disait-il, qu’il aimât.

Lorsque les deux aventuriers atteignirent les abords du campement, un « Qui vive ? » sonore, prononcé en espagnol, leur apprit que M. Henry et ses gens faisaient bonne garde.

— Eh bien ! señor Joaquin, demanda le jeune homme, qui s’était avancé à la rencontre du Batteur d’Estrade, quel est le résultat de votre excursion ?

— Que nous pouvons dormir cette nuit sans inquiétude, répondit Dick en étendant flegmatiquement son zarape par ferre, à quelques pas du foyer.

— Et l’ennemi ?…

— Ah ! permettez, señor, interrompit Dick en français voici que vous manquez déjà à nos conventions.

— Comment cela ?

— En m’interrogeant lorsque je vous manifeste le désir de me taire.

Le jeune homme fronça le sourcil, puis après un moment de silence :

— Vous êtes dans votre droit, Joaquin, dit-il ; après tout, le laconisme chez un serviteur ne me déplaît pas. Veillerez-vous cette nuit ?

— Je veille toujours, répondit le Batteur d’Estrade en se couchant sur son zarape.

— Même quand le sommeil engourdit vos facultés et abat vos paupières.

Joaquin avait déjà fermé les yeux ; il ne répondit pas.

Le reste de la nuit se passa sans qu’aucun incident, ainsi que l’avait prédit le Mexicain, troublât la sécurité des voyageurs.

Une heure environ avant que le jour n’éclairât l’horizon, la petite troupe des aventuriers pliait ses bagages et se remettait en route, laissant derrière elle le cadavre de Traga-Mescal.

Le Batteur d’Estrade remplaçait l’indien Seris dans son rôle d’éclaireur et de guide : c’était avec une habileté extrême et égale au moins à celle déployée par Traga-Mescal, qu’il s’acquittait de ses fonctions. On eût dit que les obstacles disparaissaient devant lui à mesure qu’il avançait ; Gabilan, la bride flottante sur le cou, secondait les efforts de son maître avec une inconcevable sagacité.

Le soleil, à son zénith, versait ses rayons de plomb fondu sur les cimes flétries des arbres ; pas un souffle d’air n’agitait les feuilles ; tout semblait mort dans la nature, lorsque Joaquin mit pied à terre.

— Señor Enrique, dit-il, voici l’heure de la sieste. Désirez-vous que nous nous arrêtions ? Les chevaux n’avancent plus qu’avec peine ; un peu de repos leur est nécessaire.

— Pas plus nécessaire qu’à nous, répondit le jeune homme ! j’ai, moi, la gorge et la tête en feu !

— C’est, en effet, un rude apprentissage que celui de chercheur d’aventures, dit froidement le Batteur d’Estrade ; j’ai connu plus d’un cœur audacieux, enfermé dans une poitrine de fer, qui a cessé de battre en s’obstinant à cette terrible tâche !…

— Mais vous, Joaquin, n’êtes-vous point fatigué ?

— Hélas ! señor, la fatigue n’a point prise sur mes nerfs !

— Pourquoi dites-vous : hélas !

— Parce que la fatigue conduit au sommeil, et que le sommeil donne parfois l’oubli !…

— Vous avez donc besoin d’oublier ? demanda M. Henry en regardant fixement le Batteur d’Estrade.

Joaquin soutint avec une parfaite insouciance la fixité de ce regard, ou, pour être plus exact, il sembla ne pas le remarquer.

— Croyez-vous, señor, qu’il existe un homme doué d’assez de résignation et de confiance pour pouvoir songer sans regret à sa jeunesse passée, et envisager sans effroi son avenir ? Quant à moi, lorsque je réfléchis aux ennuis de ma condition présente et aux épreuves qui, selon toutes les probabilités, pèseront sur ma vieillesse, je désirerais ne plus appartenir au monde.

— Joaquin, dit M. Henry en baissant la voix, vous prenez mal votre temps pour vous plaindre !

— Je ne vous comprends pas.

— Le hasard, en vous plaçant sur ma route, pourrait bien avoir assuré votre avenir !

— Quelle belle chose que la jeunesse, dit lentement le Batteur d’Estrade ; à cet âge de bonheur et de folie, on croit à tout, on ne doute de rien !… Me promettre protection lorsque vous êtes vous-même sur la route de l’aventure !… Votre audace, señor, je n’en doute pas, est grande ; votre sang ardent et impétueux, vos qualités sont, je l’admets, des plus remarquables ; mais n’oubliez pas que vous foulez en ce moment sous vos pieds un sol fertile en accidents et parsemé de tombes ignorées et sanglantes !

— Oui, c’est possible ! mais ce sol regorge d’or, interrompit le jeune homme avec un fébrile enthousiasme.

Un sourire d’évidente satisfaction entr’ouvrit les lèvres du Batteur d’Estrade.

— Oh ! murmura-t-il, comme ils sont bien tous les mêmes.

— Joaquin, reprit M. Henry après un assez court silence, ne m’avez-vous pas raconté hier que vous revenez de la rivière de Jaquesila ?

— Vous rappeler ce nom que j’ai laissé tomber une seule fois dans la conversation, nom inconnu de la plupart des habitants de ce pays, et qui, pour vous surtout, nouvel arrivé ne doit avoir aucune signification et ne saurait éveiller aucun souvenir ; c’est là, en vérité, un tour de force inouï de mémoire !

— Ce n’est pas répondre à ma question, Joaquin. Avez-vous, en effet, oui ou non, franchi le rio Jaquesila ?

— Je l’ai côtoyé et franchi.

— Et connaissez-vous les terres qu’il arrose dans son parcours ?

— De ceci, ni moi ni personne n’oserait se vanter !

— Pourquoi donc, Joacquin ?

— C’est que de tous les aventuriers qui ont tenté d’explorer ces vastes régions, pas un seul n’est revenu.

— Ah !… Et pourquoi ne sont-ils pas revenus ?

— Avez-vous jamais vu, señor don Enrique, marcher un cadavre ?

— Ce qui signifie que tous ces aventuriers sont morts sans avoir pu accomplir leur dessein ?

— On le prétend.

— Et ajoute-t-on de quelle façon ils sont morts ? par accident ou de maladie ?

— L’accident est la maladie des bords du Jaquesila.

— En vérité, Joaquin, ce que vous m’apprenez là me donne une furieuse envie de retourner sur mes pas ? Je suis fou des entreprises réputées impossibles, et le mystère exerce un irrésistible attrait sur mon esprit.

— Retournez, señor, vous ne serez pas le premier que j’aurai vu courir de gaieté de cœur à sa perte !

Malgré le tour de badinage que, depuis un instant, le jeune homme avait donné à la conversation, un habile physionomiste aurait soupçonné, à l’intonation affectée de sa voix et au jeu presque insaisissable des muscles de son visage, que cet entretien était pour lui d’un intérêt bien autrement considérable qu’il ne voulait le laisser voir. Le Batteur d’Estrade, occupé à desseller Gabilan, ne songeait pas à observer son interlocuteur.

Voilà qui est fait, dit Joaquin en s’adressant à son cheval dépouillé de tout son harnachement ; allons, bonne chance, ami, tâche de trouver de l’herbe bien fraîche ; prend garde aux corallilos[1] et n’oublie point que nous devons repartir dans trois heures.

Gabilan se mit à hennir joyeusement ; puis, après avoir fièrement secoué sa belle crinière et égratigné de son sabot la terre à plusieurs reprises, il s’élança d’un prodigieux élan dans la forêt.

— Ne craignez-vous point que votre cheval ne revienne plus ? demanda M. Henry stupéfait.

— Gabilan ne plus revenir ? répéta Joaquin Dick d’un air étonné et qui prouvait combien cette question lui semblait étrange ; et pourquoi ne reviendrait-il plus, señor ? Ne l’ai-je pas prévenu que nous devons nous remettre en route dans trois heures ? Oh ! soyez sans inquiétude, Gabilan est l’exactitude en personne ; il n’a jamais, de sa vie entière, été de dix minutes en retard à un rendez-vous ! Mais le temps passe et vous oubliez votre sieste. Or, nous avons à faire aujourd’hui une rude et longue étape, et quelques heures de repos ne sont pas à dédaigner. À revoir, señor.

Le Batteur d’Estrade, sans attendre la réponse de M. Henry, avait jeté sa carabine en bandoulière et se disposait à s’éloigner ; le jeune homme le retint.

— Où allez-vous ainsi, Joaquin ? lui demanda-t-il.

— Chercher le souper de ce soir !

— Vous n’êtes donc pas fatigué, vous ?

— Un Batteur d’Estrade fatigué pour s’être promené pendant une matinée dans une forêt, mériterait d’être et serait hué par les petits enfants !

— Eh bien ! pourquoi alors me conseillez-vous de me livrer au sommeil ? Croyez-vous donc que je vous suis inférieur en force et en énergie ? demanda M. Henry avec une certaine hauteur mêlée de dépit.

— Caramba ! oui, je le crois ! Après tout, ce n’est pas votre métier à vous, de ne voir dans la nourriture et le repos que des choses inutiles ou d’agrément !… Ici-bas, chacun a ses habitudes et sa manière de vivre !

Le jeune homme homme considéra pendant un instant la structure délicate, presque grêle du Batteur d’Estrade ; puis un sourire de triomphe et de satisfaction se dessina sur son visage, lorsque son regard glissa ensuite le long de son propre buste nerveux.

— Oh ! je ne me dissimule pas que la nature a été plus généreuse envers vous qu’envers moi, dit Joaquin, à qui le sourire de M. Henry n’avait pas échappé ; seulement, je vous le répète, je possède une chose qui vous manque, l’habitude des privations.

— Partons, señor Joaquin !…

— Quoi ! vous voulez m’accompagner ? vous n’y songez pas !… Comment diable vous y prendrez-vous pour me suivre ?… Vous vous égarerez… c’est sûr !… Enfin, je n’ai pas le droit de vous empêcher de commettre une folie, mais je vous avertis que je ne changerai pas, pour vous être agréable, ma manière de chasser !

— Ne vous occupez pas de moi, Joaquin !

Le jeune homme et le Batteur d’Estrade, abandonnant l’espèce de clairière choisie par ce dernier pour faire reposer la petite troupe, entrèrent dans la partie la plus épaisse et la plus touffue de la forêt.

M. Henry, attentif aux moindres mouvements du Mexicain marchait presque sur ses talons. Quant à Joaquin, s’arrêtant de temps à autre, pour écouter sans doute s’il ne surprendrait pas quelque bruit qui le mit sur la piste d’un gibier, il paraissait avoir complètement oublié la présence de son compagnon.

Bientôt le Batteur d’Estrade disparut derrière un colossal amas de lianes. M. Henry accéléra le pas ; mais retenu par les mailles irrégulières et élastiques de cet inextricable réseau végétal, formé par la nature avec un art bien supérieur à celui que déploie le plus habile pêcheur dans la confection de ses filets, il perdit quelques minutes ; quand il parvint à se dégager de l’obstacle qui l’arrêtait, ce fut en vain que son regard chercha Joaquin Dick. La première intention du jeune homme fut d’appeler le Batteur d’Estrade ; mais la réflexion l’en empêcha : c’eût été reconnaître la supériorité du Mexicain, solliciter son appui, se mettre presque sous sa dépendance.

— Bah ! pensa M. Henry, j’ai un parti plus simple à prendre, c’est de rester ici pendant environ une heure, puis de rejoindre ensuite ma troupe. Je serai censé revenir de la chasse de mon côté.

Vingt minutes ne s’étaient pas encore écoulées depuis qu’il avait pris cette détermination, que le jeune homme, en proie à un malaise moral qu’il essayait de se dissimuler à lui-même, se décidait à regagner le lieu de la sieste. Le lourd silence qui régnait autour de lui commençait à peser sur son imagination. Malgré l’accablante chaleur de l’atmosphère, il se sentait froid au cœur.

Après une demi-heure de marche, il s’étonna de n’être pas encore arrivé, car il se croyait bien certain d’avoir suivi le bon chemin.

— Allons, murmura-t-il avec un geste d’impatience, il est probable que j’ai calculé mal la distance.

Et il accéléra le pas.

Des minutes d’abord, puis des heures s’écoulèrent, et M. Henry dut enfin s’arrêter et s’avouer qu’il était égaré ; des bourdonnements sifflaient dans ses oreilles, une douleur aiguë serrait ses tempes comme dans un étau, des gouttes de sueur perlaient sur son front.

Ceux-là qui n’ont pas vu une forêt vierge d’Amérique ne peuvent s’en faire une idée, même approximative : les poètes auront beau charger leur palette de tous les tons éclatants et les plus chauds, employer les teintes les plus bizarres et les plus fantastiques, ils n’arriveront jamais qu’à ébaucher une pâle caricature de la vérité. Quant à nous, nous n’hésitons pas à le proclamer hautement, les descriptions les mieux réussies que nous ayons lues jusqu’à présent nous ont simplement rappelé la forêt de Fontainebleau ; quelques-unes même ne dépassaient pas la majesté sauvage d’un bois de Boulogne mal entretenu.

La seule comparaison pratique, s’il est permis de s’expliquer ainsi, qui convienne à une forêt vierge, c’est celle de l’Océan. Même immensité, même absence de routes, mêmes dangers !… La faim, la soif et l’incendie ! Quant aux requins qui sillonnent de leur aileron noir la surface de la mer, ils ne sont que trop remplacés, dans les forêts vierges, par la hideuse population des reptiles qui glissent à travers les couches spongieuses d’un sol élastique et factice, uniquement composé de détritus de toutes sortes. Toutefois, l’Océan présente aux voyageurs, sur les forêts vierges, cet avantage, qu’ils embrassent d’un coup d’œil un espace d’une vaste étendue et voient venir de loin le danger. Dans une forêt vierge, c’est le contraire qui a lieu. À vos pieds, sur votre tête, à vos côtés, partout peut se trouver un ennemi. Il est bien rare que l’aventurier ait le temps de se mettre en défense, il n’a pas même toujours la consolation de pouvoir se venger. Tel intrépide soldat qui affronte gaiement la mitraille et ne redoute pas la belle mort du champ de bataille s’arracherait les cheveux de désespoir et tomberait à genoux en se trouvant, à la tombée de la nuit, perdu dans un des vastes océans de verdure du Nouveau-Monde. M. Henry, c’est une justice à lui rendre, était doué d’un courage réel, presque indomptable ; cependant, lorsqu’il s’arrêta, l’imagination haletante, si l’on peut ainsi parler, plutôt que le corps épuisé, il s’avoua qu’il avait peur.

— Misérable que je suis, se dit-il, humilié par cette découverte, n’est-ce donc plus le même cœur qui bat dans ma poitrine ? Ne suis-je plus ce que j’étais autrefois ? Oh ! que tous ceux qui ont tremblé jadis devant un simple froncement de mes sourcils seraient joyeux et se railleraient de moi, s’ils me voyaient à cette heure livré à de si honteuses et puériles angoisses ! Puériles ?… Non… car tomber d’inanition et n’avoir pas assez de force pour repousser les oiseaux de proie qui vous dévorent vivant, doit être un supplice sans nom. Si j’appelais Joaquin à mon aide ?… Non ! non ! que personne ne soit témoin de ma faiblesse ! Marchons ! marchons encore !…

Pendant un laps de temps assez long, le jeune homme avança bravement, au hasard, devant lui ; certains arbres de formes bizarres qu’il croyait reconnaître, une branche brisée, une empreinte douteuse, une éclaircie aperçue de loin, soutenaient son espoir et ses forces ; malheureusement toutes ces désillusions répétées eurent pour résultat d’user plus promptement son reste d’énergie ; de nouveau il s’arrêta.

— Le soleil commence à décliner à l’horizon, me faudrait-il passer la nuit ici ? Affreuse perspective !…

Après une courte hésitation, M. Henry plaça ses deux mains en guise de porte-voix devant sa bouche et se mit à appeler Grandjean ; mais sa voix, étouffée et absorbée par l’épaisse végétation de la forêt, alla mourir à quelques pas. Alors, oubliant son orgueil, le jeune homme poussa de longs cris de détresse ; mais rien ne répondit à cet appel désespéré.

— Oh ! se dit-il après un instant de réflexion, un dernier espoir me reste ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Là où n’arrive pas la voix s’entend le bruit d’une arme à feu… ma carabine me fera retrouver mon chemin !

M. Henry épaula son arme et appuya sur ses doubles détentes.

Après avoir prêté l’oreille pendant quelques secondes, il porta la main à son côté gauche, où il laissait ordinairement pendre sa poudrière.

— Malédiction ! s’écria-t-il, tandis qu’une pâleur livide envahissait son visage ; dans mon orgueilleuse précipitation à suivre Joaquin, j’ai oublié mon sac à munitions… me voici désarmé.

Cette triste découverte acheva de l’accabler. Les bras pendants, la tête inclinée sur sa poitrine, il ressemblait à la statue du Désespoir.

Enfin son énergique nature reprit le dessus.

— Comment, aussi lâche que je le suis, ai-je donc osé rêver la fortune et tenter ce que j’ai tenté ! s’écria-t-il en serrant les poings avec rage. J’ai bien mérité ce qui m’arrive ! Mon outrecuidante présomption exigeait un sévère châtiment… Mais non, j’ai tort de m’accuser… je ne suis pas un lâche !… Vingt fois, dans le cours de mon existence, j’ai vu un canon de pistolet ou une pointe d’épée dirigés contre ma poitrine ; et si parfois, dans ces circonstances, mon cœur a battu plus fort ou plus vite que de coutume, c’était de joie, car la lutte m’a toujours enivré : la violence va bien à la chaleur de mon sang. Comment donc expliquer ce que j’éprouve à présent ? Comment ?… Oh ! je crois tenir enfin le mot de l’énigme… je suis brave… oui… c’est vrai… mais ma bravoure a besoin de témoins… Qu’un rustre me regarde, cela me suffit… mais il faut au moins qu’on me regarde !… Que d’hommes, dans le monde civilisé, ne doivent leur réputation d’intrépidité qu’au sentiment exagéré d’un amour-propre féroce ! Eh bien ! que je sorte vivant de cette maudite forêt, et je fais le serment que je m’étudierai à acquérir le véritable courage… et j’y parviendrai…

Le jeune homme jeta alors un regard découragé sur sa carabine ; puis, après un combat intérieur qui, alternativement et à plusieurs reprises, fit passer un éclair dans ses yeux ou amena une couche de rouge sur son front, il se détermina à tenter un dernier effort.

Réunissant toutes ses forces dans un cri, il jeta aux solitudes du monte Santa-Clara le nom de Joaquin Dick, le Batteur d’Estrade.

Ce sacrifice de son orgueil était à peine accompli que M. Henry s’en repentit, et pourtant, à la pensée que cette tentative désespérée ne devait amener aucun changement dans sa position, il se sentait retomber dans un profond découragement.

Tout à coup, à quelques pas derrière lui, il lui sembla entendre un frôlement dans le feuillage. Il se retourna vivement. Était-ce un ennemi ou un sauveur ?

C’était Joaquin Dick !

Le Batteur d’Estrade, sa carabine négligemment rejetée le long de son épaule gauche, et les mains enfoncées dans les poches de sa calzonera, ressemblait bien plus, en ce moment, à un flâneur du boulevard qu’à un coureur des bois.

Sa physionomie calme et indifférente ne décelait ni la joie du triomphe, ni l’âpre satisfaction du sarcasme ; elle exprimait plutôt l’ennui vulgaire et banal d’un homme que l’on vient déranger de ses occupations.


Quand je vous disais que vous vous égareriez, señor.

— Quand je vous disais que vous vous égareriez, señor, avais-je tort ? demanda-t-il froidement au jeune homme.

La joie, l’étonnement et le dépit que l’arrivée du Batteur d’Estrade causaient à M. Henry, produisaient une telle confusion dans ses idées, qu’il fut quelque temps sans savoir que répondre ; à la fin, son amour-propre froissé l’emporta sur la reconnaissance.

— Il me semble, s’écria-t-il avec une colère concentrée, que je ne vous ai pas interrogé ? Je n’ai que faire de vos réflexions ! Je vous ai appelé parce que c’était mon droit ; vous, vous êtes accouru, parce que c’était votre devoir… Nous sommes chacun dans notre rôle… Restons-y !

Le Batteur d’Estrade regarda curieusement M. Henry, et hochant la tête d’un air de bonhomie :

— Eh bien ! là, franchement, dit-il, je ne me doutais pas de cette réception ; mais elle me plaît fort. Me menacer, presque, lorsqu’il me suffirait de m’éloigner pour vous replonger dans un affreux embarras, cela est humain, beau et complet au possible ! Si vous manquez de vertus, au moins avez-vous une grande qualité : celle de la franchise !… Les hommes sont rarement ingrats à brûle-pourpoint, car, avant de renier un bienfait, ils attendent ordinairement qu’il soit accompli en entier… tandis que vous !… ma foi, je vous le répète, je suis très-satisfait de votre façon d’agir… je vous tiens en haute estime. Croyez-en mon expérience des choses et des hommes du Nouveau-Monde…vous irez loin.

Accepter la discussion sur ce terrain, c’eût été accorder au Batteur d’Estrade une familiarité qu’il n’était ni dans les goûts ni dans les idées de M. Henry de tolérer chez ceux qu’il considérait comme des serviteurs : aussi garda-t-il le silence.

Le chemin que prit Joaquin Dick était l’opposé de celui que suivait le jeune homme ; au reste, ce dernier, malgré ses nombreux détours, ne s’était pas éloigné de beaucoup de l’endroit où reposait sa petite troupe ; dix minutes lui suffirent, guidé par Joaquin, pour opérer ce trajet.

Les chevaux sellés et les Mexicains leur cuarta (espèce de fouet-cravache) à la main, attendaient le signal du départ.

— Combien de temps nous faudra-t-il pour sortir du monte Santa-Clara ? demanda M. Henry au Batteur d’Estrade.

— Un jour, si vous tenez à abréger la route ! trois heures, si le séjour de cette forêt vous déplaît !

— Ainsi, vous vous chargeriez de nous faire camper ce soir en plaine ?

— J’attends vos ordres !

— À cheval ! s’écria vivement le jeune homme, et quittons au plus vite ces lieux maudits ! J’ai hâte de revoir le ciel et le soleil !

Joaquin attacha sur la croupe de Gabilan un marcassin qu’il avait tué ; puis, passant près de M. Henry pour aller prendre la tête de l’escorte, il lui dit en français et en baissant la voix :

— J’espère que votre léger déboire de tantôt vous donnera à réfléchir sur votre expédition projetée le long de la rivière de Jaquesila.

Le jeune homme tressaillit, et déchirant d’un coup d’éperon le flanc de sa monture qui bondit de douleur :

— Oh ! murmura-t-il, ce n’est point le hasard qui a placé ce Joaquin sur ma route !… Il faudra, coûte que coûte, que je sache ce qu’il y a au fond de cet homme, dût mon poignard aller chercher la vérité jusque dans son cœur !…

Grandjean, peu soucieux du drame intime qui commençait à se nouer sous ses yeux, formait l’arrière-garde ; tout pensif et réfléchissant au moyen de procurer une dot à Jacqueline, il marchait à pied, tirant après lui, selon son habitude, son cheval par la bride. Décidément, le cheval du Canadien était la plus heureuse bête du Nouveau-Monde ; son service auprès de son maître constituait une véritable sinécure.

  1. Le corallilo est le plus venimeux et le plus dangereux des reptiles du Mexique. Ce serpent, de petite dimension, est revêtu d’une robe aux couleurs admirables et parmi lesquelles domine la nuance du corail ; de là lui vient son nom.