Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/IX

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A. Cadot (tome Ip. 42-46).

IX

LE DÉPART.


La conversation qu’il avait avec Antonia faisait éprouver à Joaquin Dick une poignante souffrance morale ; cependant, au lieu d’y mettre un terme, il dit à la jeune fille :

— Antonia, la soirée est magnifique, veux-tu venir me montrer les merveilles de ton jardin ?

La charmante hôtesse de la Ventana accueillit avec une joie tout enfantine la proposition du Batteur d’Estrade.

— Prends garde, Joaquin, répondit-elle en souriant, voilà que tu te trahis !

— Comment ?

— Si tu ressentais pour moi cette indifférence dont tu fais si souvent parade, me demanderais-tu à voir mes fleurs chéries ?… Non. Ton intention est de m’être agréable, je le sais… Mais j’ai peut-être tort de parler avec tant de franchise, car, pour prendre ta revanche, tu vas maintenant critiquer mes nouvelles plantations, et ne pas trouver jolie une seule de mes roses.

L’air de fausse, modestie avec lequel Antonia prononça ces mots, disait clairement qu’elle comptait sur un triomphe.

Au reste, il eût été difficile de rêver un retiro plus embaumé, plus frais et plus charmant que le rancho de la Ventana.

Quoique le caprice seul eût présidé au tracé de ses allées sinueuses, à la disposition de ses épais massifs de fleurs et de verdure, il régnait dans ça désordre apparent un goût exquis, une harmonie pleine de délicatesse et de coquetterie qui décelaient de prime abord une direction toute féminine.

Le Batteur d’Estrade, retombé dans ses réflexions, se promena pendant quelques instants sans renouer la conversation. La première question qu’il adressa à la jeune fille, inquiète et humiliée de ce silence, car elle l’avait perfidement conduit devant les plus belles corbeilles, expliquait de quelle nature étaient ses pensées.

— Ainsi, Antonia, dit-il, tu serais heureuse de savoir si tu aimes don Luis ?

— Oh ! oui… bien heureuse !…

— Et pourquoi ?

— Il doit être si doux d’aimer !

— Mais si don Luis restait indifférent à ton amour ? si la tendresse que tu attends de lui, il te la refusait pour la mettre aux pieds d’une autre femme ?

— Eh bien ? demanda Antonia d’une voix calme et qui décelait simplement la curiosité.

— Ne comprends-tu pas, pauvre enfant, le trouble profond qu’une pareille désillusion apporterait dans ton existence ! tes jours seraient voués aux larmes… tes nuits à l’insomnie !…

— Pourquoi me désolerais-je, parce que don Luis ne m’aimerait pas ?… cela ne m’empêcherait pourtant ni de penser à lui ni de l’aimer…

Le Batteur d’Estrade resta quelque temps sans répondre : le sarcasme était sur ses lèvres, l’attendrissement dans ses yeux.

— Chère enfant, reprit-il, on croirait, en t’entendant manifester une telle soif d’affection, que tu n’as jamais encore rencontré jusqu’à ce jour l’occasion d’exercer la tendresse de ton cœur. As-tu donc perdu le souvenir de ta mère ? N’as-tu jamais pris garde au dévouement de tes serviteurs ?

— Ma mère ! s’écria Antonia avec un élan passionné qui fit tressaillir Joaquin Dick ; ma mère ! répéta-t-elle lentement ; puis, après une légère pause, la délicieuse enfant, se reprenant comme si elle se repentait d’avoir laissé échapper ce cri parti du fond de son âme, continua d’une voix calme et indifférente… Mes serviteurs ont toujours été bons et honnêtes avec moi… j’en conviens… mais ce sont des serviteurs.

— Et Panocha te semble-t-il donc indigne de ton attachement ?

Un sourire plutôt espiègle que railleur passa sur les lèvres roses d’Antonia.

— Pauvre Andrès, dit-elle.

Le Batteur d’Estrade qui, tout en causant, avait continué de marcher aux côtés d’Antonia, s’arrêta, et prenant la main de la jeune fille dans les siennes :

— Et moi, Antonia, lui demanda-t-il en baissant la voix, et d’un accent qui exprimait plutôt la crainte que la passion, ne m’aimes-tu pas un peu ?

— Oh ! toi, oui, je t’aime bien… mais…

— Achève !

— Mais, continua-t-elle, ce n’est pas ainsi que je voudrais aimer.

— Tu as raison, dit tristement Joaquin ; la neige effraye le printemps ; la jeunesse peut respecter la vieillesse, mais elle en a peur.

— Non, non… interrompit vivement Antonia, tu te trompes, Joaquin… ce n’est point là ce que j’ai voulu dire… mon Dieu ! je ne sais comment expliquer ce que j’éprouve ! Dès le premier jour que je t’ai vu, c’était un peu après la mort de ma mère, je me suis sentie entraînée vers toi ; depuis lors chaque fois que tu es venu au rancho mon cœur a battu de joie… je suis bienheureuse quand nous sommes ensemble… Je ne voudrais jamais te quitter… Mais, vois-tu Joaquin… oui, c’est bien cela, il y a en toi un côté mystérieux qui empêche ma pensée de te suivre dans tes voyages… J’ai beau me torturer l’esprit, il m’est toujours impossible de t’attribuer telle ou telle action, de te supposer dans telle ou telle situation… Don Luis, lui, c’est tout le contraire ! il suffit de l’avoir entendu une heure pour lire dans son cœur, pour connaître ses désirs, ses espérances. Si je l’aimais, si je m’intéressais à son sort, l’oisiveté de mon existence qui, depuis quelque temps, j’ignore pourquoi, commence à me peser, se dissiperait, je le sens, comme par enchantement !… Je m’associerais, par la pensée, à ses travaux et à ses périls ; je vivrais de sa vie… je ne serais plus seule sur la terre ! Mais tu ris, Joaquin… Allons, je le vois… j’ai dit des folies et en toi-même tu te moques de moi…

Joaquin ne répondit pas, il pensait :

— C’est bien cela, les jeunes filles commencent toujours, à leur début, par s’égarer dans les nuages ; mais qu’elles aperçoivent une proie qui leur convienne, un cœur bien frais et bien jeune à déchirer, elles plient aussitôt leurs ailes et tombent femmes sur la terre ! Quel peut être ce don Luis ? sera-t-il bourreau ou victime ?… Antonia, reprit Joaquin en élevant la voix, rassure-toi ; l’ennui dont tu te plains, et dont je ne devine que trop la cause, va cesser de t’accabler de ses molles langueurs. L’ennui à ton âge dure peu !… car il est le messager de la douleur… Tu ne me comprends pas à présent… Peu importe, rappelle-toi mes paroles et sois assurée que si jamais nous nous revoyons, tu me diras, sans que j’aie besoin de t’interroger : « Ah ! Joaquin, comme tu as eu jadis raison ! »

— Si jamais nous nous revoyons, dis-tu ? répéta Antonia en interrompant le Batteur d’Estrade avec vivacité ; as-tu donc l’intention d’abandonner ce pays ?

Joaquin hésita à répondre.

— Non… non… je ne mentirai point, murmura-t-il, cette enfant, en affaiblissant mes convictions, a rendu plus cruelles encore mes souffrances ; mais c’est à elle que je suis redevable des fugitifs rayons de soleil qui seuls, depuis des années, ont éclairé et égayé ma sombré existence ! Je lui dirai la vérité, afin que, si jamais elle apprend à me connaître, elle n’ait pas au moins le droit de me haïr…

— Je t’ai bien souvent vu triste, maussade, Joaquin, reprit la jeune fille après quelques secondes de silence et d’attente, mais jamais encore autant que ce soir… Tu passes devant mes plus jolies fleurs sans les regarder ; je te parle, tu ne m’écoutes pas, et si, par hasard, tu daignes me répondre, tes propos sont bizarres et moqueurs. Ce n’était vraiment pas la peine de me proposer cette promenade au jardin !…

Cette petite attaque dirigée contre le Batteur d’Estrade par Antonia, et dont elle attendait merveille, fut perdue ; Joaquin, de plus en plus absorbé dans ses réflexions, n’y prit seulement pas garde.

La jeune fille impatientée et dépitée, se remit en marche.

— Écoute-moi, Antonia, s’écria le Batteur d’Estrade en la retenant par la main, mes paroles, les dernières, sans doute, que tu entendras sortir de ma bouche, seront graves et dignes de toute ton attention.

— Voilà maintenant que tu me fais peur, dit Antonia, en essayant de sourire.

— Tu me demandes, enfant, si j’ai l’intention de m’expatrier à tout jamais ? Non, car je hais et je méprise tellement le genre humain, que je ne saurais supporter la pensée de me reposer de l’éternel sommeil dans un cimetière commun… Ma tombe est déjà creusée dans le sable du désert !

— Vraiment, Joaquin, je trouve que tu…

— Laisse-moi poursuivre sans m’interrompre, Antonia ; je n’ai plus à t’importuner longtemps de ma présence. Si j’ai pris la résolution de ne plus te voir, c’est parce que je t’aime et que mon amitié porte malheur… Tu as tort de secouer ainsi d’un air de doute ta jolie tête, chère enfant !… je porte malheur, te dis-je, non pas que la pâture m’ait doté d’une fatale influence, mais bien parce que je suis méchant, parce que je mets maintenant ma volupté à froisser les cœurs, à faire verser des larmes !… Y a-t-il un bon ange qui veille sur toi, es-tu née sous une heureuse étoile ?… c’est ce que j’ignore… Toujours est-il, Antonia, que jamais la pensée ne m’est venue d’attenter à ton repos, de troubler la paix de tes jours… Je t’ai toujours porté une tendresse paternelle, et si tu m’as si souvent trouvé brusque de ton et de manières, c’était une révolte contre le sentiment que tu m’inspirais, et que j’étais humilié et froissé de ne pouvoir vaincre… Pour toi, Antonia, j’ai manqué à un serment de haine !… Aujourd’hui, que des symptômes évidents, irrécusables, m’annoncent que tu es sur le point de subir la fatale métamorphose qui attend toute jeune fille aux premiers bégaiements de son cœur, je dois m’éloigner, sous peine de m’exposer à un remords ou à un tourment. Je n’ose former des souhaits pour ton bonheur ; car je ne crois pas qu’il y ait de bonheur possible ici-bas… et puis, mes souhaits partiraient d’un cœur trop ulcéré pour pouvoir arriver jusqu’au ciel !… Pourtant, j’essayerai de me persuader, lorsque je ne te verrai plus, que tu es heureuse… Adieu, Antonia !…

Joaquin Dick serra la main d’Antonia, et, s’approchant de la jeune fille, il effleura son front d’un baiser.

— Joaquin ; tu es malheureux… tu pleures !… je ne veux pas que tu partes !… s’écria Antonia avec une généreuse émotion, car elle venait de sentir l’humide chaleur d’une larme sur sa main.

— Oh ! merci… merci, mon enfant, murmura le Batteur d’Estrade avec une voix d’une si sympathique douceur, que la jeune fille en fut toute troublée !… Merci, chère enfant… Depuis vingt ans je n’avais pas pleuré !

Alors, après une suprême et pourtant presque insensible hésitation, Joaquin s’éloigna à grands pas.

Deux heures plus tard le rancho de la Ventana était plongé dans une obscurité profonde, aucune lumière ne brillait aux fenêtres, aucun bruit ne s’élevait au milieu du silence de la nuit, et cependant, de tous les habitants ou des hôtes de la ferme, un seul dormait : Grandjean.

Le voyageur qui aurait aperçu en passant cette paisible et calme habitation, enfouie pour ainsi dire dans la solitude aurait certes envié la tranquillité dont devaient jouir ceux qui reposaient sous son toit, et il ne se serait pas douté que là, tout comme dans une ville, s’agitaient des passions et régnait l’insomnie.

Joaquin Dick, couché tout habillé sur son lit, fumait distraitement une cigarette ; son sang, enflammé par la fièvre, affluait à son cerveau, et donnait à sa pensée une fatigante activité.

— Quelles bizarres contradictions présente le cœur humain ! se disait-il. Tantôt, j’ai ressenti une âpre et farouche satisfaction en m’imaginant que les Apaches avaient incendié la ferme et tué Antonia… et voilà maintenant que je tremble à la pensée de laisser cette faible enfant exposée aux entreprises de don Enrique. Serait-ce que j’aimerais mieux voir Antonia morte que flétrie ? Que cet homme prenne garde à lui !… Il a voulu me voler mon or et je lui ai pardonné… S’il touche à ma dernière illusion, il mourra ! Des illusions, moi !… Et pourquoi pas ? Ne voit-on pas tous les jours de pauvres petites fleurs, privées de lumière et de soleil, s’épanouir fraîches et odorantes sur des ruines ? Il n’y a granit si dur qui ne recèle un grain de sable créateur ni cœur si desséché qui ne contienne un germe d’espérance !… Oui, c’est possible… mais on n’a jamais vu pousser des fleurs sur un rocher de glace !… Ah ! tout est en confusion dans mon cœur !…

M. Henry, également retiré dans sa chambre, pensait à Antonia ; le délicieux visage de l’adorable jeune fille, se détachant de l’ombre dans une lumineuse auréole, irritait et exaltait son imagination.

Panocha, étendu par terre sur son zarape, couche qui lui semblait bien préférable au lit qui ornait son appartement de caballero, songeait aux six ours gris tués par M. Henry, et cherchait un moyen qui lui permît, sans trop s’exposer, de combattre un si redoutable adversaire.

Quant aux quatre domestiques mexicains, enfermés ensemble dans une grange, ils déploraient l’arrivée du Batteur d’Estrade, qui les avait empêchés d’assassiner et de dépouiller leur maître.

Des pensées d’amour, de cupidité et de meurtre tourmentaient donc les habitants et les hôtes de ce paisible rancho, qui, vu du dehors, ressemblait à un asile de tranquillité et de paix !

Dès le lever du jour une bruyante animation fit place au silence de la nuit. Les serviteurs mexicains, Grandjean et Joaquin Dick sellaient leurs chevaux et se préparaient à se mettre en route, lorsque M. Henry entra dans le corral. Il appela ses domestiques, et Grandjean remit à chacun d’eux ce qui lui était dû pour ses gages, puis leur déclara qu’il n’avait plus besoin de leurs services. S’approchant ensuite du Batteur d’Estrade, qui déjà était monté à cheval :

— Señor Joaquin, lui dit-il d’un air embarrassé et qui ne lui était pas habituel, il me semble qu’avant de vous éloigner, vous avez un petit compte à régler avec moi ?

— Quel compte ? Ah ! les vingt piastres que vous vous êtes engagé à me donner lors de notre arrivée à Guaymas ! Ce n’était pas pressé… nous sommes gens de revue, vous m’auriez payé une autre fois…

— Croyez-vous, en effet, que nous nous reverrons ! demanda M. Henry en regardant fixement le Batteur d’Estrade.

— Je fais mieux que le croire, j’en suis certain.

— D’où vous vient cette conviction ?

De ce que vous et moi nous marchons dans le même sentier, dans le sentier de l’aventure. N’importe ! Mas vales uno toma que dos te dare[1] ! donnez toujours. Joaquin tendit sa main vers M. Henry, qui lui remit les vingt piastres. Le batteur d’Estrade fit joyeusement sauter les pièces d’argent ; puis, après les avoir examinées une à une, il les glissa dans les larges poches de sa calzonera.

Il y avait une telle vulgarité dans l’action de Joaquin, son contentement paraissait si foncièrement vrai et banal, que M. Henry ne fût pas maître d’un mouvement de surprise.

— Me serais-je grossièrement trompé ? pensa-t-il ; cet homme devrait-il à son contact avec les voyageurs les façons et le langage qui m’ont si fort étonné en lui ? Quoiqu’il en soit, il est audacieux, intelligent et capable… J’espère, señor Joaquin, reprit le jeune homme, si la destinée nous réunit de nouveau, que notre seconde rencontre vous sera plus productive que la première…

— Mais je suis loin de me plaindre de cette rencontre, seigneurie !… D’abord j’y ai gagné vingt piastres ; ensuite elle m’a fait connaître l’invention et l’emploi des balles garnies d’une pointe en acier. Seigneurie, au plaisir de vous revoir !

Le Batteur d’Estrade rendit la bride à Gabilan, qui bondit hors du corral.

À ce trait lancé à la manière des Parthes, et qui le frappait en pleine poitrine, M. Henry avait tressailli ; mais, apercevant le Canadien qui tirait son cheval par la bride, il domina son émotion en interpellant le géant :

— Holà ! Grandjean, lui cria-t-il, est-ce ainsi que l’on se sépare quand on a passé de longs jours de dangers ensemble ? Quoi ! pas un mot ?

Le Canadien s’arrêta.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Vous m’avez payé : vous ne me devez rien !… Ah ! parbleu ! vous m’y faites penser !… J’ai à vous prier de ne plus me tutoyer, maintenant que je ne suis plus à votre service.

— Volontiers, seigneurie, reprit le jeune homme en riant. Et, si j’avais encore besoin de vous, me serait-il permis de compter sur votre concours ?

— Si je ne suis pas engagé ailleurs, oui !

— Où vous trouverais-je ?

— À Guaymas, sans doute !

— C’est bien ; il est probable que vous recevrez bientôt de mes nouvelles.

— Vous n’avez plus rien à me dire ?

— Non, seigneurie.

— Bonjour.

Le Canadien enfourcha sa monture, fit claquer sa langue, car il ne se servait jamais de l’éperon, et partit sur les traces du Batteur d’Estrade.

— À présent, murmura le jeune homme, à nous deux, charmante Antonia !

— Votre seigneurie a donc l’intention de ne se mettre en route qu’après la sieste ? dit en ce moment une voix derrière M. Henry. Celui-ci se retourna vivement et se trouva face à face avec le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos.

— Panocha ! s’écria-t-il, je vous croyais déjà parti pour Guaymas !

Panocha prit une pose d’une extrême dignité.

— Señor estranjero, dit-il, Panocha est un sobriquet inventé par quelque domestique en gaieté, et qui est doublement déplacé dans la bouche d’un caballero, s’adressant à un autre caballero !…

Le Mexicain déclama alors pompeusement l’élégante liste de ses noms.

— Bien, assez, je les accepte tous, interrompit M. Henry, mais vous n’avez pas répondu à ma question !… Ne deviez-vous point vous rendre aujourd’hui à Guaymas ?

— Nullement, señor…

— Pourtant, vous avez annoncé hier votre intention de…

— Il faut croire que j’ai changé d’idée, puisque me voici, interrompit à son tour Panocha.

— Mais on ne change pas ainsi d’idée à propos de rien, señor Andrès ?

— Et qui vous assure que je n’ai pas un motif ?

— Vraiment ! Eh bien ! tenez, je m’en doutais ?

— Vous ?

— Oui, moi ! et pour vous prouver que je ne cherche pas à vous arracher par surprise ce que vous paraissez tant tenir à cacher, c’est que je vais, pour peu que cela vous soit agréable, vous dire le motif qui vous retient ici.

— Vous allez me dire cela, vous ? demanda Panocha d’un ton qui coudoyait l’impertinence.

— Tout de suite, si vous me l’ordonnez, señor don Andrès ! répondit M. Henry, dont la politesse augmentait à mesure que croissait l’arrogance du Mexicain.

— Savez-vous bien que vous m’amusez beaucoup ?

— Vous me comblez !

— Eh bien ! dites, j’écoute.

— Voulez-vous me permettre de vous adresser auparavant une question ?

— Ah ! ah ! voilà que vous reculez !… Quelle est cette question ?

— Si le désir me prenait de me mettre à l’instant même en route, resteriez-vous toujours au rancho ou m’accompagneriez-vous ?

— Dame ! à vous parler franchement, je présume que je vous accompagnerais.

— Ce qui signifie clairement que vous ne restez que parce que je reste ?

— Quand cela serait ?

— Et que le seul et unique motif qui vous fait retarder votre voyage est une jalousie insensée.

— Moi, jaloux ?

— Comme un tigre, señor don Andrès !

— Jaloux de qui ?

— Parbleu ! de doña Anionia !

Le teint de Panocha était ordinairement jaunâtre, la réponse de M. Henry le rendit cramoisi.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il avec un grand éclat de rire, ah ! ah ! ah ! que vous êtes donc plaisant, señor !

L’hilarité du Mexicain était si violente, qu’il semblait ne pouvoir plus se tenir sur ses jambes ; il chancela du côté de M. Henry.

— Misérable !… s’écria tout à coup Panocha en sortant un couteau ouvert de la poche de sa calzonera, meurs !…

Et il frappa le jeune homme.

Malheureusement pour le noble et vaillant don Andrès, sa gaieté trop exagérée avait mis son adversaire sur ses gardes ; Panocha sentit une main de fer arrêter et broyer son bras ; il poussa une exclamation de douleur et laissa tomber son couteau.

— Señor don Andrès, dit froidement M. Henry, vous devez la vie à Antonia ! la crainte seule d’affecter sa sensibilité m’empêche de vous tordre le cou !… Vous essayez en vain d’ouvrir votre main… ce n’est rien… cela se passera tout à l’heure ; je n’ai presque pas serré !… Ramassez donc votre couteau, señor Andrès… il a une lame affilée et pointue à vous faire venir l’eau à la bouche !… Consolez-vous… vous l’emploierez mieux une autre fois !

Panocha était anéanti d’admiration et de terreur.

— Quand votre seigneurie désire-t-elle que je parte pour Guaymas ? demanda-t-il sans oser lever les yeux sur son terrible interlocuteur.

— Quand bon vous semblera, cher caballero… Je vous donne un quart d’heure.

Le Mexicain ramassa son couteau de la main gauche, et s’éloigna après avoir salué jusqu’à terre son généreux vainqueur.

Au lieu de se diriger vers le corral, Panocha prit le chemin du rancho. Arrivé devant la porte de la salle à manger, il regarda de tous côtés, puis, n’apercevant personne, il entra.

Une fois qu’il eut pénétré dans la pièce, Panocha referma avec soin la porte derrière lui, et tirant de sa poche une petite clef informe et grossièrement forgée, il la glissa dans la serrure d’un tiroir de l’étagère dont il a déjà été parlé. Plusieurs brusques secousses qu’il donna, car la serrure résistait, provoquèrent un son métallique et argentin ; en effet, lorsque ce tiroir fut ouvert, il offrit à la vue du Mexicain un monceau de piastres entremêlées de quelques onces d’or.

— Je gagerais ma tête contre un paquet de cigarettes, murmura Panocha, que doña Antonia ne se rappelle plus qu’elle possède cet argent… Son âme est si haute, sa générosité si grande !… Si ce n’est qu’un caballero ne peut aborder décemment une question d’intérêt vis-à-vis d’une femme, je ne me serais pas donné tant de mal à confectionner une double clef ; j’aurais tout bonnement demandé la sienne à Antonia… Voyons ! de combien ai-je besoin ? Ce maudit étranger m’a tellement troublé l’esprit avec sa brusquerie de mauvais goût, que j’ai oublié mon compte. Récapitulons : un chapeau de paille de Guayaquil, seize piastres… je prends donc seize piastres… une manga en drap bleu et brodée de velours noir, soixante piastres… une paire d’éperons dorés et argentés, huit piastres… une cravate de foulard… quatre piastres… combien tout cela fait-il ?… quatre-vingt-huit piastres !… Est-ce bien là mon total ?… Non, mon total était quatre-vingt-dix, je me le rappelle à présent ! j’oublie quelque chose !… Ah ! deux piastres pour mon mescal

Panocha prit les deux piastres, mais, se ravisant presque aussitôt, il les rejeta dans le tiroir.

— Non, cela ne serait pas délicat de ma part, poursuivit-il, car si je vidais quelques bouteilles de mescal, ce serait uniquement pour satisfaire un de mes goûts, et non pour plaire à Antonia !

Panocha réfléchit un instant, puis reprenant cinq piastres au lieu des deux qu’il venait de remettre, il les fourra dans sa poche en disant :

— Je déteste le vin de Malaga… n’importe… c’est un vin de caballero… J’en achèterai une bouteille pour la boire, à mon retour, devant doña Antonia !…

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées depuis que Panocha avait achevé cette petite expédition, d’une honnêteté peut-être un peu douteuse aux yeux d’un Européen, qu’il montait à cheval et s’éloignait de la Ventana.

Il avait à peine franchi une distance de deux cents pas, lorsqu’en retournant la tête pour jeter un dernier regard sur le rancho, il aperçut M. Henry offrant son bras à Antonia.

— J’ai fait tout ce qu’il m’a été humainement possible de faire pour sauver ma bien-aimée maîtresse, dit-il avec un triste soupir, j’ai noblement combattu pour elle ; mais le sort a trahi ma valeur. Que les saints du paradis veillent maintenant sur elle ! J’ai accompli mon devoir…


  1. La traduction littérale de ce proverbe, dont nous avons l’équivalent dans notre langue, est : il vaut mieux un prends que deux je te donnerai.