Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/VIII

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A. Cadot (tome Ip. 39-42).

VIII

LE SECRET D’ANTONIA.


Resté seul avec Antonia, Joaquin Dick se mit à se promener de long en large dans la salle à manger ; son pas irrégulier et nerveux accusait, soit une extrême irrésolution, soit une douloureuse tension d’esprit. Quelques monosyllabes inintelligibles qui, de temps à autre, s’échappaient de ses lèvres, prouvaient par-dessus tout la violence de ses préoccupations, car le Batteur d’Estrade prenait ordinairement grand soin de ne trahir, par aucun signe extérieur et visible, les émotions qu’il ressentait.

Antonia, le bras appuyé contre le dossier d’une chaise, suivait les mouvements de Joaquin d’un regard empreint d’une bonté qui atteignait presque à la tendresse.

— Antonia lui dit le Batteur d’Estrade en s’arrêtant brusquement devant elle, depuis la dernière fois que je t’ai vue, un grave événement a dû prendre place dans ta vie ? Tu rougis… tu te tais… C’est bien… Ton silence m’apprend deux choses : que tu as un secret, et que ta bouche n’est pas encore habituée au mensonge. Caramba ! je ne te demande pas ce secret ; garde-le, il m’importe si peu de le savoir ! Seulement, fais-moi grâce dorénavant de ces fausses démonstrations d’amitié dont tu m’accables chaque fois que le hasard me conduit au rancho… J’ai sans doute tort de te parler ainsi, car tu vas peut-être t’imaginer que tu m’as froissé dans mon affection pour toi… ce serait une erreur… Tu m’as toujours été complètement indifférente, Antonia, ce qui m’irrite, et ce mot va même plus loin que ma pensée, c’est que tu te figures que je suis ta dupe, que je prends au sérieux l’étalage de tes beaux sentiments… Je sais bien que c’est montrer là un sot et puéril amour-propre… Que veux-tu ? chacun a ses faiblesses et ses défauts. Moi, je ne puis supporter l’idée que quelqu’un croie se moquer de moi. J’ai juré, il y a de cela aujourd’hui de longues années, que jamais je ne serais la dupe de qui que ce soit… et, vrai Dieu ! j’ai bien tenu mon serment.

La parole heurtée de Joaquin Dick donnait un flagrant démenti à l’indifférence dont il se vantait ; dans sa voix, tour à tour émue et ironique, la tendresse l’emportait sur la colère ; il était évident qu’il souffrait horriblement.

L’attaque un peu brutale du Batteur d’Estrade ne parut nullement offenser Antonia ; si ce n’est un doux sourire et une légère rougeur qui entr’ouvrit ses lèvres et passa sur son front, on aurait eu le droit dépenser que les reproches de son vieil ami avaient rencontré en elle une indifférence complète.

— Mon bon Joaquin, lui dit-elle, tes accusations me sont précieuses ; car elles me confirment davantage dans ma croyance que tu me portes un véritable et sincère intérêt.

— Allons donc !

— Pourquoi te défendre d’un bon sentiment. Joaquin ? Si tu ne m’aimais pas, tu n’aurais pas été si méchant… Ne m’interromps pas, je t’en prie ; laisse-moi d’abord me disculper, ensuite tu me donneras un loyal abrazo, et entre nous il n’y aura plus aucun nuage. Tu prétends que j’ai des secrets pour toi, que je t’ai caché un événement important dans mon existence ? Tes accusations, fausses tout à l’heure, seraient peut-être vraies, à présent que tu viens de m’ouvrir les yeux.

La jeune fille s’arrêta pendant quelques secondes, mais surmontant bientôt le mouvement de timidité ou de confusion qui l’avait fait interrompre sa phrase, elle reprit d’une voix qui, malgré son émotion et sa douceur, décelait la résolution et la franchise :

— Si je n’ai pas provoqué moi-même cette conversation que maintenant j’ai l’air de subir, Joaquin, dit-elle, c’est d’abord parce que, depuis ton arrivée au rancho, je ne me suis pas trouvée seule avec toi ; ensuite, je te le répète, parce que je ne me doutais pas qu’il s’était produit un changement dans mon existence. Et qui sait même si… Enfin, je t’assure, Joaquin, que, loin de redouter ou de fuir ta bienveillante curiosité, je considère ta présence ici comme un grand bonheur pour moi. Tu as de l’expérience, toi ; tu m’aideras à voir clair dans mon cœur.


Joaquin Dick l’écoutait avec une anxieuse attention.

En dépit de l’indifférence qu’il avait déclaré éprouver pour le secret d’Antonia depuis qu’elle parlait, Joaquin Dick l’écoutait avec une anxieuse attention ; son irritation acquit même bientôt une telle intensité, qu’il interrompit Antonia, malgré sa prière, avec une vivacité extrême.

— Ainsi, s’écria-t-il, j’ai deviné juste ! Cet air de mélancolie, que j’ai remarqué aujourd’hui en toi pour la première fois, ce désir d’être belle, que tu as manifesté avec une candeur presque audacieuse, le peu d’empressement que tu as mis à voir l’étranger, M. Henry, qui m’accompagnait, tour, cela n’était pas le fait du hasard. Cette tristesse, cette coquetterie, cette indifférence, étaient d’irrécusables indices de la métamorphose qui vient de s’opérer en toi.

Le Batteur d’Estrade se mit à se promener d’un air agité et irrésolu ; on eût dit qu’il redoutait et souhaitait ardemment à la fois la fin de cette confidence. Enfin, il parut prendre son parti.

— Tu as un amant, n’est-il pas vrai, Antonia ? dit-il avec un calme glacial et qui contrastait étrangement avec l’agitation qu’il achevait de montrer.

Cette question, si brutalement précise, ne produisit aucune impression sur la jeune fille.

— Non, Joaquin, dit-elle, en accompagnant sa réponse d’un lent et adorable mouvement négatif de tête, je n’ai pas encore d’amant.

Il y avait dans la voix d’Antonia un tel accent de pureté et d’insouciance, qu’il n’était pas possible de se méprendre au sens réel de ses paroles. La jeune fille se figurait, dans sa chaste ignorance, avoir répondu à une question dont elle n’avait pas même soupçonné la portée.

— Singulière enfant ! murmura Dick ; Oh ! que ne m’est-il au moins donné de la haïr !… Tu n’as pas encore d’amant soit, mais tu aimes ? poursuivit le Batteur d’Estrade en fixant la jeune fille d’un regard interrogateur.

— Crois-tu, Joaquin ? demanda vivement Antonia. Oh ! je t’en supplie, ne te moque pas de moi… n’abuse pas de mon inexpérience… je serais si malheureuse, si tu me trompais !… J’aime… dis-tu ?… Oh ! ce serait trop de bonheur… Mais, en es-tu bien sûr ?

Le naïf et sincère enthousiasme de la jeune fille amena sur les lèvres du Batteur d’Estrade un superbe et sublime sourire ; le sourire du gladiateur qui, mortellement atteint, tombait en saluant César.

— Antonia, dit-il avec un sang-froid qui n’avait plus rien d’affecté, tu as reçu, pendant mon absence, un forastero[1] à la ferme ?

— Il n’est pas forastero, Joaquin, il est étranger… Français !

Il, pour la femme, représente l’homme aimé, je le sais ; mais moi, Antonia, je préférerais un nom… cela donnerait une plus grande clarté à notre dialogue.

— Il s’appelle don Luis !

— Quel joli nom !

— N’est-il pas vrai, Joaquin ? C’est ce que je ne cesse de me répéter.

Le Batteur d’Estrade haussa les épaules.

— Il est jeune, sans doute, ce señor don Luis ?

— Je le crois. Oh ! oui, il doit être jeune.

— Beau garçon ?

— Beau garçon, répéta lentement Antonia ; attends que je me souvienne… Voilà qui est singulier. Mon Dieu, je ne me rappelle plus son visage, et pourtant sa voix résonne encore à mes oreilles.

Est-il resté longtemps au rancho, ce charmant étranger à la voix si musicale !

— À peine quinze jours !

— Ah ! à peine quinze jours !… Et quel prétexte a-t-il mis en avant pour motiver un séjour de deux semaines à la Ventana, ce señor don Luis ? Était-il, comme ton hôte actuel, trop fatigué pour continuer son voyage ?… ou bien…

— Don Luis n’est ni faible ni menteur. Il s’est contenté de me dire la vérité.

— J’avoue que je serais curieux de connaître cette vérité !

— Il m’a déclaré que, depuis qu’il était au monde, il ne s’était jamais trouvé nulle part aussi heureux qu’ici, et il m’a demandé si je voulais consentir à ce qu’il restât quelque temps à la Ventana ?

— Et toi, naturellement, tu t’es empressée de lui en accorder la permission ?

— Certes !

— Et comment avez-vous passé ces quinze jours ensemble ?

— D’une manière délicieuse ; les journées ne me paraissaient pas durer une heure.

— Cela va de soi-même !… Ce que je désire savoir, c’est la façon dont vous employiez votre temps ?

— Nous chassions un peu, et nous causions beaucoup.

— Il est inutile que je te prie de me rapporter vos conversations ; je sais à l’avance tout ce que don Luis a dû te dire.

— Comment le saurais-tu, Joaquin, puisque nous étions seuls ?

— Parce que justement, quand une jolie fille et un jeune homme sont seuls, ils traitent toujours le même sujet. Les nuances diffèrent bien un peu… mais ce n’est pas la peine d’en parler… C’est là une simple question de hardiesse et d’éducation… le fond reste le même.

Cette réponse du Batteur d’Estrade amena une délicieuse expression de tristesse sur le visage d’Antonia.

— Tu ne te joues pas de ma crédulité, Joaquin, dit-elle. Quoi ! est-il possible que je me sois aveuglée à ce point ?… Moi qui écoutais, avec un plaisir dont je ne saurais te donner une idée, ce que me disait don Luis, et qui étais ravie de son esprit, je n’entendais donc qu’une leçon qu’il me répétait après l’avoir déjà cent fois récitée à d’autres femmes ! Non, non, cela n’est pas, cela ne saurait être. D’abord, tu plaisantes toujours, toi, Joaquin.

— Je te jure, Antonia, que j’ai parlé fort sérieusement.

— Tu le jures ?… alors je te crois… Pourtant, qui m’assure que tu ne me trompes pas ? Mais il est un moyen bien simple de savoir si tu as deviné juste…

— Quel moyen, Antonia !

— Répète-moi ce que me disait don Luis ! Acceptes-tu cette preuve ?

— Je l’accepte ! Seulement il est probable que, comme ma voix n’est pas aussi harmonieuse que celle de cet étranger, mes paroles ne posséderont plus pour toi ni le même charme, ni par conséquent le même sens que les siennes te paraissaient avoir.

— C’est possible ; mais à présent que me voilà avertie, je réfléchirai bien avant de porter un jugement.

— Don Luis te racontait qu’il n’avait encore jamais aimé.

— Tu te trompes déjà, Joaquin… Don Luis ne m’a pas touché un mot de son passé.

— Au fait, c’est juste !… II comprenait que tu ne saurais être exigeante !… Il te jurait que de sa vie entière il n’avait rencontré une femme dont la beauté pût être comparée à la tienne ?…

Antonia battit joyeusement des mains.

— Oh ! voilà que tu fais décidément fausse route ! s’écria-t-elle. Don Luis ne m’a jamais parlé de ma beauté !

— Alors cet homme est plus adroit et plus dangereux que je ne le supposais d’abord ; ça ne doit pas être un aventurier vulgaire !… Pourtant, il n’avait nul besoin d’user de ménagements envers elle… Aurait-il deviné l’exquise et fière intelligence qui se cache sous ses allures enfantines et sauvages ? Non… non… pour croire à ce phénomène, il faut avoir assisté à son développement. Et puis, Antonia est trop belle ; il aurait été tout de suite ébloui…

— Eh bien ! Joaquin, tu te tais, s’écria la jeune fille avec une impatience mutine, est-ce à dire que tu t’avoues vaincu ?

— Ah ! j’oubliais !… Antonia, prête-moi ton attention. Il est probable que, cette fois, tu n’auras plus à constater mon erreur…

— Je t’écoute, Joaquin.

— Don Luis ne s’est-il pas tout d’abord montré surpris de la vie solitaire que tu mènes ici ?…

— Oui, c’est vrai !

— Ah ! c’est cela…

— Quoi, cela, Joaquin ?

— N’a-t-il pas ajouté qu’il était imprudent à toi de demeurer ainsi seule, si loin des villes et, pour ainsi dire, abandonnée de tous ?…

Antonia devenait rêveuse.

— Oui… Joaquin.

— Et toi, que lui as-tu répondu ?

— Que je n’ai rien à redouter de personne… que tout le monde m’aime… que les Apaches eux-mêmes sont mes amis.

— Alors don Luis s’est écrié que vivre ainsi n’était pas vivre, que c’était végéter… Puis il s’est mis à te faire une séduisante description de l’existence des femmes en Europe, des plaisirs que vous offre le séjour des villes… Il t’a parlé d’étoffes merveilleuses, d’admirables bijoux, de spectacles enchantés…

— Non… non… non… il ne m’a pas dit un seul mot de toutes ces choses-là, s’écria Antonia en interrompant joyeusement le Batteur d’Estrade. Tout au contraire, il m’a répondu que, du moment où je ne courais aucun danger, il ne voyait pas une vie plus heureuse que la mienne… et il m’a prié, au nom de mon bonheur, de bien réfléchir avant de quitter mon rancho, si jamais me venait le désir de changer de position !… Que, quant à lui personnellement, sa conviction intime, profonde, était que nulle part ailleurs je ne retrouverais une tranquillité égale à celle dont je jouis ici !… Tu vois donc bien, Joaquin, que tu avais tort tout à l’heure de prétendre que tu savais à l’avance tout ce que don Luis avait dû me dire ?…

Un assez long silence suivit cette réponse d’Antonia ; le Batteur d’Estrade était véritablement étonné ; quant à la jeune fille, on peut présumer quel était le sujet de ses pensées.

— Il est incontestable pour moi, Antonia, dit enfin le Batteur d’Estrade, que tous ces bons conseils de don Luis cachaient une mauvaise pensée et une méchante intention. Maintenant, quelle est cette intention et cette pensée ? C’est ce que je ne saurais deviner. La perversité humaine possède tant de ressources, dispose de tels moyens, qu’elle met souvent en défaut la prudence la plus consommée, la perspicacité la plus grande !… Une dernière question : don Luis n’a-t-il reconnu par aucun cadeau ta généreuse hospitalité ?

— Oui, il m’a fait un cadeau, répondit Antonia en rougissant, non d’embarras, mais de plaisir, et même un cadeau bien précieux.

— Ah ! ah ! serais-je sur la piste ?… Quel est ce cadeau ?

— Une bague, Joaquin !

— Je vois que don Luis connaît les classiques allemands !… La scène de Faust et Méphistophélès : « Des cadeaux, des cadeaux, toujours des cadeaux et vous réussirez. » A-t-il m moins galamment fait les choses ?… Le diamant est-il beau ?…

— Quel est ce Faust et ce Méphistophélès dont tu parles, Joaquin ?

— Rien… rien… j’ai pensé tout haut… Voyons cette bague ?

Antonia tendit sa petite main andalouse au Batteur d’Estrade ; un mince filet de vieil or se jouait autour de l’annulaire de la jeune fille.

— Mais cela ne vaut pas quatre réaux, dit Joaquin, Allons, allons, ce don Luis doit être rangé plutôt dans la classe des bons vivants que dans, pelle des hommes passionnés. Il aura trouvé très commode de se faire héberger et entourer de soins pendant quinze jours sans avoir bourse à délier.

— Cette bague, continua Antonia qui, toute pensive, n’avait pas pris garde à ces paroles, cette bague appartenait à la sœur de don Luis, lorsqu’elle était toute enfant ; elle la lui donna le jour ou elle cessa de porter son nom pour prendre celui de l’homme qui la conduisit à l’autel. C’est ce que je possède de plus précieux au monde, m’a dit don Luis ; et souvent la pensée que, si un accident m’arrivait en voyage, cette bague pourrait passer en des mains indignes, m’a fait tristement réfléchir. C’est un véritable service que vous me rendrez, señorita, en acceptant cet objet qui, dénué de toute valeur par lui-même, en a une si grande à mes yeux.

Caramba ! mais voilà une phrase qui vaut son pesant d’or, et qui remplacé parfaitement un diamant… Elle a eu en outre, mais ceci pour don Luis, le mérite d’être fort économique.

— Don Luis, en quittant le rancho, a donné trois onces[2] d’or à Andrès, dit Antonia.

Cette fois, Joaquin Dick était décidément battu. Aussi jugea-t-il à propos de détourner la conversation,

— Tiens ! mais à propos, et ce pauvre Panocha, comment prenait-il le séjour de l’étranger au rancho ?

— Andrès adorait, don Luis…

Caramba ! si je comprends,..

— C’est pourtant bien simple, interrompit Antonia en souriant d’un fin sourire que mademoiselle Mars n’aurait pas désavoué… Je lui avais ordonné de l’aimer.

— Oh ! les femmes ! murmura le Batteur d’Estrade, ignorantes ou naïves, élevées dans les bois ou dans les salons, elles ont toutes de l’esprit dès qu’il s’agit de se moquer d’un pauvre garçon qui les aime… Mais ce don Luis, quelle espèce d’homme ce peut-il être ? Quels sont ses projets sur Antonia ?… Bah ! à quoi bon chercher davantage ?… Il y a heureusement dans le monde des gens qui ne sont que tout bonnement des sots.

  1. Le mot de forastero sert à désigner l’indigène de passage dans une localité qui n’est pas la sienne, et non pas l’étranger ou estranjero, c’est-à-dire l’homme qui vient d’un autre pays.
  2. L’once vaut 80 à 85 francs, selon le cours du change.