Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XI

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A. Cadot (Tome IIp. 5-9).

XI

MASTER SHARP.


La ville la plus curieuse et la plus extraordinaire qui soit au monde, n’est plus ni Paris, ni Pékin ; c’est San-Francisco. Bâtie en un jour par la cupidité, détruite régulièrement tous les mois par l’incendie, elle présente le singulier spectacle d’une prospérité qui se développe et se fortifie par les désastres. La flamme dévore-t-elle une masure de bois, le lendemain s’élève à sa place une maison en briques ; la maison devient-elle à son tour la proie du terrible fléau, alors apparaît un palais bâti en pierres de taille ! Du reste, rien de pittoresque et de charmant comme l’ensemble de San-Francisco, vu de la mer ; coquettement adossé en forme d’amphithéâtre au versant d’une colline, il offre dans ses constructions une incroyable diversité de formes et de couleurs : le bois, la brique, la pierre, mêlent leurs nuances diverses aux ordres d’architecture les plus différents. Si ce n’est le rigide et monotone alignement des rues qui laisse l’œil sans obstacle, et l’imagination sans travail, on ne pourrait jamais croire que l’on se trouve dans une ville américaine, c’est-à-dire sortie des mains du peuple le plus positif et le moins fantaisiste de l’univers.

L’animation qui règne dans la ville tient, comme la ville elle-même, du prodige. Une foule bigarrée, compacte, affairée et agitée, grouille au milieu de la fange fétide et noirâtre des rues ; on se coudoie sur les trottoirs en bois qui bordent les maisons, on s’assassine un peu partout.

L’Américain est un piéton assez désagréable à rencontrer sur son chemin ; ainsi que le taureau, il affectionne singulièrement la ligne droite, et ne déteste pas la brutalité ; si vous lui semblez moins robuste que lui, il s’empresse de vous passer sur le corps, et continue joyeusement sa route en se figurant qu’il vient de donner une preuve éclatante de son indépendance. La locomotive agit de la même sorte ; mais au moins a-t-elle une excuse ; on la conduit, et son crâne de fer ne renferme, au lieu de cervelle, que de la vapeur.

Des bars, espèces de buvettes où le consommateur reste debout, provoquent de tous les côtés l’intempérance des passants, et contribuent grandement, par le prodigieux et nuisible débit de leur brandy et de leur whiskey frelatés, à changer les altercations en rixes et les rixes en meurtres.

En un mot, comme personne n’est assuré de son lendemain, chacun vit du mieux et le plus vite qu’il peut ; cependant on trouve des usuriers qui thésaurisent !

Inutile d’ajouter que la population de cette ville si exceptionnelle se compose en majeure partie des épaves de toutes les nationalités dévoyées ; toutefois, on y rencontre des négociants très-millionnaires et excessivement honorables, d’honnêtes artistes écervelés ou misanthropes, et de bons et de braves touristes qui sont venus de bien loin pour acquérir le droit de passer plus tard pour des menteurs, quand ils seront de retour dans leurs foyers !

C’est dans une des maisons de la plus belle rue de San-Francisco, dans Montgomery-street, que, du rancho de la Ventana, nous transporterons le lecteur. Montgomery tient le milieu, dans la nouvelle Babylone américaine, entre notre rue Vivienne et la rue de la Paix. C’est le quartier des magasins splendides, des riches négociants et des hauts spéculateurs. Seulement Montgomery-street l’emporte, et de beaucoup, sur ses rivales parisiennes, par le déploiement de son étendue ; parallèle à la baie, elle traverse la ville dans sa plus grande longueur.

Sur la porte de la maison où nous pénétrons ; est clouée une plaque de cuivre brillante comme de l’or, et sur la plaque est écrit en gros caractère noir : « M. Sharp and Ce. » C’est là le nom de l’un des opulents négociants de San-Francisco.

Entrons tout de suite dans le parloir, qui est assez luxueusement décoré ; les meubles qui le garnissent n’ont pas coûté bien cher à M. Sharp ; ils proviennent d’une saisie faite par la douane, et ont été vendus à vil prix à l’encan. Une jeune fille, âgée de dix-huit ans, miss Mary, l’enfant unique de M. Sharp, est en train de surveiller et de gourmander une servante qui dresse le couvert sur la table. Il est trois heures.

Miss Mary, un nom bien commun, mais aussi joli à entendre que facile à prononcer, est la véritable américaine pur sang. Grande, svelte, élancée, d’une éblouissante blancheur, bien prise de la taille, le premier coup d’œil lui est tout favorable. Si on la regarde avec plus d’attention, on voit qu’elle a de grands beaux yeux bleus, un nez délicatement dessiné, et une petite bouche fraîche et mignonne ; son front, élevé, est à moitié caché par deux bandeaux d’un blond doré qui viennent, en se contournant, se rejoindre derrière ses oreilles. Sa chevelure, abondante et soyeuse, est digne d’un diadème.

Miss Mary est vêtue avec plus de luxe que de goût ; sa robe, beaucoup trop décolletée pour une jeune fille, est d’une riche étoffe de soie ; il y a à ses manches pagodes une trop grande profusion de dentelles ; Les bouts de sa ceinture, qui retombent et se cachent dans les plis de ses volants, rappellent trop une jeune pensionnaire. Quant aux pieds et aux mains de miss Mary, ils n’ont rien de remarquable ; ils manquent certainement de cette délicate finesse aristocratique que l’on trouve en Europe dans certaines classes privilégiées ; mais s’ils ne prêtent pas à l’éloge, ils ne provoquent pas la critique.

Miss Mary est donc jolie, très-jolie, et pourtant l’admiration que l’on éprouve en la voyant pour la première fois n’est pas spontanée, complète ; elle laisse la place à l’analyse. Cela provient de ce que la jeune fille manque de ce je ne sais quoi que l’on pourrait appeler la beauté morale : l’âme de miss Mary est sans reflets ; son visage reste muet.

Lorsque la domestique eut terminé sa tâche, la jeune fille jeta un dernier coup d’œil sur la table.

— Mon Dieu, Betsy, dit-elle, il est fort heureux que je me défie de vos distractions. Vous n’avez mis que cinq couverts, et nous sommes six convives !

Après cette observation fort juste et raisonnable, que la servante accueillit assez mal, car Betsy, la brave Américaine, était pénétrée de l’idée de l’indépendance et de sa dignité, miss Mary quitta le parloir et monta au salon. Le salon de M. Sharp occupait à lui seul le premier étage de la maison ; il se composait d’une vaste pièce et d’une espèce de boudoir, moitié moins grand ; une ouverture de porte, sans battants, séparait les deux pièces, tout en laissant entre elles une facile et mutuelle communication.

Les meubles de ce salon avaient le même cachet, la même origine que ceux du parloir ; ils sentaient la belle pacotille et sortaient d’un auction, ou vente à l’encan, Miss Mary était à peine assise, lorsque la porte s’ouvrit, et M. Sharp entra.

Master Sharp pouvait avoir de quarante à quarante-cinq ans ; sa taille dépassait cinq pieds six pouces ; ses gros favoris noirs, son nez un peu fort, sa bouche assez grande, ne le désignaient nullement comme étant le père de la belle miss ; il n’y avait pas même entre eux prétexte à cette ressemblance vague et très-contestable que l’on appelle en Europe « un air de famille ; » phraséologie aussi spirituelle que profonde qui a préservé bien des amours-propres et sauvegardé bien des positions !

Master Sharp, quoiqu’il arrivât à l’instant d’une longue excursion dans les environs de San-Francisco, portait un habit et un pantalon noirs, un chapeau rond et une cravate blanche : son menton, fraîchement rasé, offrait une teinte bleuâtre qui ne contribuait certes pas à adoucir ses traits.

Master Sharp ne parut pas remarquer la présence de sa fille ; il prit une chaise, s’assit dessus, appuya ses jambes sur un divan ; et tirant de sa poche un journal de dimension colossale et imprimé en caractères microscopiques, il se mit tranquillement à le lire à voix basse.

Comme le digne négociant ne parcourait du regard que les colonnes des annonces placées sous la rubrique « entrées et sorties des navires, ventes et achats, cours du change, » sa lecture ne se prolongea pas au-delà d’une demi-heure. Alors il sortit d’une autre poche de son habit un morceau de bois blanc et un couteau, et se mit à sculpter le buste de Washington. Un mouvement trop brusque, qui entama profondément le visage de l’illustre libérateur des États-Unis, modifia la pensée de master Sharp ; du domaine de l’art, il passa dans celui de l’industrie : de son Washington mutilé, il fit un paquet de cure-dents !

Quand un Américain n’a pas un morceau de bois à découper, il taille un meuble ; s’il est en mer, il ravage les bastingages du navire ; à l’église, son banc ; au sénat, son pupitre ! c’est le signe particulier de sa nature. Il y a toute une physiologie dans cette observation-là.

— Ses cure-dents terminés, M. Sharp eut un moment pénible ; il manquait de bois, alors il s’occupa de sa fille.

— Miss Mary, lui dit-il, vous avez l’air triste aujourd’hui. La brique aurait-elle baissé depuis ce matin… car je suppose que vous n’ignorez pas que j’en ai acheté 600, 000 hier à raison de dix piastres le mille.

— Je ne présume pas que la brique ait baissé, monsieur !

— Alors vous n’êtes pas triste ? Je suppose que je me serai trompé.

L’Américain, c’est une justice que l’on doit rendre à sa prudence, n’affirme jamais une chose ; il suppose que sa santé est bonne ; il présume qu’il se nomme un tel, et il calcule, tout en consultant un chronomètre, qu’il pourrait bien être midi.

Beaumarchais, si je ne me trompe, prétendait qu’avec le mot seul de goddam on parlait anglais : l’anglais des États-Unis est donc trois fois plus difficile à apprendre que celui de la métropole, car il comprend trois mots : je suppose, je calcule, je présume.

Rassuré sur l’état moral de sa fille, M. Sharp bâilla à plusieurs reprises ; puis, ce nouveau passe-temps épuisé, il rentra dans la conversation par une remarque fort judicieuse ; il déclara qu’ayant grand appétit, il ne serait pas fâché de se mettre à table.

— Vous oubliez, monsieur, que nous attendons du monde aujourd’hui.

— Je présume que si mes invités tardent encore dix minutes, je ne les attendrai pas.

Plusieurs coups précipités qui retentirent en ce moment à la porte de la rue, annoncèrent l’arrivée d’une personne étrangère.

Peu après, un domestique mâle introduisit le visiteur dans le salon. L’honorable M. Sharp se leva, et, allant à sa rencontre, lui donna une fougueuse poignée de main. Une telle réception de la part de M. Sharp dénotait le dernier degré de l’estime, à moins qu’elle ne signifiât qu’il avait besoin du visiteur, ou bien encore qu’il espérait le tromper dans la négociation de quelque affaire. Du reste, quelles que fussent les intentions secrètes de M. Sharp, il faut avouer que le nouveau venu méritait bien, à en juger sur l’apparence, un accueil aussi flatteur.

C’était un jeune homme de vingt-huit à trente ans. La noblesse pleine de simplicité et de naturel de son maintien la loyauté et la franchise que reflétait son visage, devaient forcément commander le respect et éveiller la sympathie de chacun. Ses traits, d’une excessive pureté de lignes, auraient pu paraître efféminés sans l’expression de fière audace qui brillait dans ses yeux. Quoique ses cheveux et sa barbe, qu’il portait entière, fussent d’un blond doré, il y avait dans toute sa personne une telle vitalité, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’un statuaire, et même un peintre, l’auraient volontiers accepté comme le modèle de l’homme dans toute la splendeur virile de sa force et de sa beauté.

D’une taille qui ne dépassait guère la moyenne, il possédait néanmoins tous les signes qui indiquent une redoutable puissance musculaire ; et l’on comprenait que l’espèce de maigreur de son buste provenait seulement des excès d’une vie élégante et privée d’exercices violents.

— Vraiment, monsieur le comte, dit l’Américain, je présume que je suis enchanté de vous voir ! Je ne comptais plus sur vous !

— Vous aviez tort, monsieur Sharp, car vous aviez ma parole !

Le jeune homme, après avoir répondu assez faiblement à la vigoureuse poignée de main du négociant, était allé saluer miss Mary.

Le sourire par lequel l’accueillit la jeune fille fut si doux, si tendre, que tout homme se serait senti ému ; le visiteur ne le remarqua pas.

— Je suppose, monsieur le comte, que vous êtes toujours en bonne santé et en bonne humeur ? dit M. Sharp.

— Parfaite, je vous remercie.

Les citoyens des États-Unis ont un faible des plus prononcés pour les titres de noblesse ; ne pouvant s’en affubler eux-mêmes, ils ne manquent jamais de bien constater ceux de leurs hôtes ; cependant, car, au fond, ce sont des gens sensés que les Américains, il est une chose qu’il mettent au-dessus de la noblesse : l’argent !

Le comte venait de prendre place à côté de miss Mary, quand de nouveaux coups de marteau annoncèrent un second visiteur.

— Je suppose que c’est le marquis, dit M. Sharp ; nous allons donc manger !

Une minute après, la porte du salon s’ouvrait et donnait passage à M. Henry.

Le bon négociant étreignit la main du marquis comme il avait fait pour celle du comte, à la briser ; puis, présentant les deux jeunes gens l’un à l’autre :

— M. le comte d’Ambron, le marquis Henry de Hallay ; monsieur le marquis de Hallay, monsieur le comte Louis d’Ambron.

MM. d’Ambron et de Hallay se saluèrent d’une légère inclination de tête ; puis après une courte hésitation, ce dernier, s’avançant vers M. d’Ambron et lui tendant la main :

— Ma foi, cher comte, s’écria-t-il en français, je n’ai pas voulu troubler master Sharp dans ses majestueuses fonctions de grand maître des cérémonies, pour lui dire que sa présentation était bien inutile, et que nous sommes d’anciens amis !…

Le comte se recula de quelques pas et saluant M. Henry, mais sans prendre la main que ce dernier lui avançait.

— En effet, monsieur, répondit-il froidement, je vous connais beaucoup de réputation, et je vous ai rencontré jadis quelquefois dans le monde.

Le comte revint alors vers le marquis, et lui donnant une poignée de main :

— Nous sommes devant une dame ! continua-t-il avec la même raideur ; je crois donc que vous auriez tort de vous formaliser ouvertement de ma réserve.

À la mortelle insulte qui venait de lui être faite, le marquis de Hallay avait souri. Toutefois, à la sinistre lueur qui illumina ses yeux gris, il était évident que, lui aussi, courbait momentanément la tête devant les convenances, mais qu’il comptait sur une prompte et éclatante vengeance.

— Soit, comte, dit-il, ne changeons rien à mon premier programme ; jusqu’à la fin de la soirée nous serons deux amis… mais demain !…

— Comme bon vous semblera, marquis, je suis un débiteur très-solvable.

— Oh ! je le sais !… c’est ce qui me donne la force de me contenir… sans cela je vous aurais assassiné sur place !…

Le comte eut un superbe sourire d’incrédulité ; mais il ne répondit pas. Sa conversation avec le marquis n’avait que trop duré, puisque ses hôtes ne comprenaient pas le français.

M. Sharp n’avait attaché aucune importance à la rapide et, en définitive, courtoise pantomime des deux jeunes gens : il les avait vus se serrer mutuellement la main, ils étaient compatriotes, ils se connaissaient déjà sans doute, tout était pour le mieux ; mais ce que le négociant n’avait pas soupçonné, sa fille Mary l’avait deviné : les hommes jugent peut-être plus sainement et plus sûrement la portée d’un fait que les femmes ; mais les femmes ont un merveilleux flair et un infaillible instinct des nuances que nous méconnaissons trop souvent. Une femme fait plus facilement une folie qu’une gaucherie. Pour les hommes, c’est le contraire.

— Je présume que je dînerais bien volontiers, dit M. Sharp ; descendons au parloir.

Miss Mary indiqua, en rougissant imperceptiblement, une place à ses côtés à M. le comte d’Ambron, et le marquis s’assit près de l’excellent Sharp. Deux couverts restaient vacants.

— Attendez-vous encore d’autres convives ? demanda le marquis.

— Encore deux, je crois que oui : un ami qui ne manque jamais à un rendez-vous, et un eccentric gentleman sur lequel on ne doit jamais compter.

M. Sharp n’avait pas achevé sa phrase, que de furieux coups de marteau, frappés à la porte de la rue, ébranlèrent la maison. Un homme, le front baigné de sueur, s’élança dans la salle à manger ; c’était l’ami ordinairement si exact, M. Wiseman, un armateur américain.

— Quatre heures moins une minute, dit-il en tirant sa montre, je suis en avance d’une minute.

— Je présume que votre montre retarde de près de cinq minutes, répondit M. Sharp après un léger silence, car l’affirmation à brûle-pourpoint de M. Wiseman l’avait frappé de surprise ; heureusement que le dîner n’est pas commencé ; allons, à table !

L’armateur américain, après avoir été présenté aux deux jeunes gens, s’empressa de vider sur son assiette le contenu de cinq ou six plats, et ne s’occupa plus qu’à battre en brèche le formidable bastion de viandes, de poissons et de légumes qui s’élevait devant lui.

Un regard de miss Mary, que le marquis de Hallay surprit, allant du comte à lui, lui fit engager la conversation ; il craignait que son-silence n’éveillât les soupçons de la jeune fille. Miss Mary, nous l’avons déjà indiqué, n’en était plus aux soupçons.

— Votre départ a dû causer un grand vide dans les salons de Paris, cher comte, dit-il. Et vraiment, je suis à me demander quel est le motif qui a pu vous conduire en Californie : jeune, riche, ayant de luxueux et doux loisirs, retenu dans votre patrie par des chaînes de fleurs, vous auriez été le dernier homme que je me serais imaginé devoir retrouver à San-Francisco !

— La place que j’occupais à Paris était si humble, si effacée, que mon absence n’aura pas même été remarquée, marquis. Quant au motif qui m’a fait traverser les mers, il est fort simple : je m’ennuyais de ma paresse… j’ai voulu voyager.

— Très-bien !… Mais choisir la Californie pour but de vos pérégrinations, voilà ce que je ne m’explique pas !… On vient à San-Francisco pour gagner de l’argent et non pour s’y distraire ! Du reste, soyez assuré que je suis ravi de notre rencontre.

— Je vous remercie infiniment ; le plaisir est partagé. Mon Dieu ! j’ai dû ma détermination, comme cela se voit la plupart du temps dans les actes les plus importants de la vie, à une circonstance bien insignifiante, à la connaissance que j’avais faite à Paris d’un Mexicain millionnaire qui, habitant depuis de longues années la Californie, m’a tracé une description si pittoresque des mœurs de ce curieux pays, que l’envie m’a pris tout aussitôt d’aller y chercher des aventures.

— Alors vous n’êtes pas seul ?

— Comment cela ?

— Votre Mexicain millionnaire vous sert de cicérone ?

— Nullement !… Il m’a été impossible, malgré mes démarches, de le retrouver !… Mais, j’y pense, vous devez connaître mon Mexicain ?

— Moi ?… À quel propos ?

— C’était le plus beau joueur de Paris !

— Il se nommait, ce Mexicain ?

— Le señor don Ramon Romero.

— Non, je ne l’ai jamais vu ; seulement, j’ai beaucoup entendu parler de lui. Il a été le lion d’un hiver !… J’étais absent de Paris à cette époque !… Ce don Ramon, disait-on, jetait l’or à pleines mains, ensorcelait toutes les femmes, faisait un scandale inouï… Je crois, si ma mémoire ne me trompe pas, qu’il passait pour un sorcier… On lui attribuait de merveilleux effets magnétiques !… Mais, parbleu ! j’y songe, n’avez-vous pas eu vous-même une affaire avec ce don Ramon Romero ?

Une légère rougeur monta aux joues du comte.

— Mais, oui, c’est bien vous… Je me rappelle maintenant… un duel à bout portant avec un seul pistolet chargé…

— Votre mémoire ne vous trompe pas, monsieur, dit d’Ambron d’une voix ferme. Don Ramon fut avec moi d’une générosité impitoyable… Le sort l’avait favorisé, il tira en l’air !…

— Ce n’était pas agir en gentleman, répondit le marquis en regardant fixement son interlocuteur.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il est, selon moi, de fort mauvais goût d’épargner sur le terrain un adversaire ! C’est imposer un sentiment de reconnaissance forcée à un homme qui souvent désirerait rester votre ennemi !… Je ne vous dissimulerai pas que, quant à moi personnellement, je n’accepterai ni ne ferai jamais une pareille grâce !… N’est-ce point là aussi votre opinion, comte ?

— Je vous rends justice, marquis… vous avez toujours tué vos adversaires… Oui, je partage, du moins momentanément, votre manière de voir.

L’armateur américain qui était parvenu à démolir, mieux encore, à engloutir son bastion, se mêla alors à la conversation :

— Savez-vous quel est aujourd’hui le cours du suif sur la place, miss Mary ?

— Non, monsieur.

— En vérité ?

Alors l’Américain se retourna vers le comte, et lui répéta flegmatiquement la même question.

Le comte d’Ambron allait répondre d’une façon également négative, lorsque la porte de la salle à manger s’ouvrit, et un homme mis avec une parfaite élégance apparut sur le seuil.

— Est-ce là le gentleman eccentric dont vous me parliez dernièrement ? demanda l’armateur au bon M. Sharp.

— Je calcule que c’est lui !… Eh ! bonjour, mon cher !

— Joaquin Dick ! s’écria le marquis de Hallay avec une surprise qui côtoyait la stupéfaction.

— Don Ramon Romero !… dit vivement le comte en se levant de table.

— Lui ! toujours lui ! murmura miss Mary en pâlissant.

Le Batteur d’Estrade salua les convives et s’avança vers le couvert vide qui l’attendait.