Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XII

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A. Cadot (Tome IIp. 9-14).

XII

LA STATUE.


L’arrivée soudaine d’un convive qui n’est plus attendu, surtout lorsqu’un dîner touche à sa fin, amène toujours une certaine gêne dans une réunion ; mais l’entrée du Batteur d’Estrade dans le parloir produisit une véritable stupéfaction parmi les invités. L’armateur américain eut seul un sourire ; il espérait que l’on recommencerait le repas. Joaquin Dick salua courtoisement l’amphitryon.

— L’excuse de mon retard est dans votre ponctualité, cher monsieur Sharp, dit-il ; je savais que mon absence ne vous empêcherait pas de vous mettre à table à quatre heures précises ; et, comme une affaire importante m’appelait ailleurs…

— Les affaires doivent passer avant tout, cher monsieur, interrompit le négociant avec feu.

Il fallait que la conviction de maître Sharp fût bien profonde pour qu’il osât ainsi la proclamer nettement, et sans la faire précéder d’un je calcule, je suppose ou je présume. Le comte d’Ambron, en apercevant Joaquin, s’était, par un mouvement spontané, levé de dessus sa chaise ; dès que ce dernier eut présenté ses excuses au maître de la maison, il s’avança vivement vers le Batteur d’Estrade, et lui prenant la main :

— Señor don Ramon Romero, lui dit-il, le silence que vous avez gardé vis-à-vis de moi jusqu’à ce jour me donne à supposer que vous ne souhaitez guère me revoir. Eh bien ! moi, je vous avoue franchement que je suis ravi de notre rencontre.

Joaquin Dick serra cordialement la main du jeune homme dans la sienne.

— Vous vous méprenez sur mes sentiments, répondit-il ; bien souvent, au contraire, j’ai pensé à vous dans mes heures de découragement et de tristesse. Le souvenir du fou sublime m’aidait alors à supporter l’humanité.

— Le fou sublime !…

— Avez-vous donc oublié que je ne vous appelais jamais autrement à Paris ? Le climat de la Californie vous aurait-il déjà changé à ce point, que ce surnom, que vous acceptiez jadis en souriant, vous paraîtrait aujourd’hui injure ?

— Non, cher don Ramon !… Tel vous m’avez connu, tel je suis et je mourrai.

— C’est possible ! Il y a des maladies incurables !

La reconnaissance du Batteur d’Estrade et du comte d’Ambron avait paru causer un médiocre plaisir au marquis de Hallay.

— Señor Joaquin, dit-il, vous ne vous trompiez point en prédisant que le hasard nous réunirait tôt ou tard ! Acceptez mes sincères félicitations de l’extrême et subite amélioration qui s’est opérée dans votre sort.

— Quelle amélioration, señor don Enrique ?

—Je vous avais quitté batteur d’estrade, et je vous retrouve gentleman et millionnaire !

— Dites plutôt que vous m’avez quitté batteur d’estrade déguenillé, ou, si vous aimez mieux, revêtu de la livrée de mon état, et que vous me revoyez maintenant dans un costume de courtaud de boutique ou de grand seigneur, c’est-à-dire ganté de blanc et vêtu de noir… Voilà tout !… Du reste, je n’ai jamais affiché la prétention d’être un pauvre mendiant ou un homme mal élevé !

— Soyez persuadé, don Ramon Romero, que ma remarque n’est nullement une critique, mais bien au contraire un compliment.

— Ce nom de Ramon Romero vous intrigue ? Mon Dieu ! rien de plus simple à expliquer. J’avais depuis longtemps envie d’aller dépenser en Europe quelques pépites d’or enfouies dans ma ceinture ; mais craignant que ma réputation ne me fermât la porte des salons où je désirais pénétrer, dans mon amour-propre d’ignorant sauvage je me figurais que le Batteur d’Estrade était connu de la terre entière, — je m’affublai d’un pseudonyme de pure fantaisie !… Quant à ce titre de millionnaire que vous m’accordez si généreusement, je ne l’ai, hélas ! jamais mérité.

— Mon cher Joaquin, interrompit master Sharp qui semblait prendre peu d’intérêt à cette conversation, je suppose que si vous mangiez bien vite, cela me permettrait de faire desservir !

— J’ai dîné.

L’armateur américain, en entendant la réponse du Batteur d’Estrade, lui lança un regard de pitié qui disait clairement :

— Mon ami, vous n’êtes qu’un maladroit !

Il est inutile de rapporter ici, ce que personne n’ignore, que les Anglaises et les Américaines quittent la table dès qu’arrive le dessert ; elles laissent ainsi aux convives mâles la liberté de se griser à leur aise.

Ce que tout le monde sait également, c’est que les jeunes filles américaines possèdent une liberté illimitée ; cette liberté, fondée sur le respect qu’elles inspirent ou que, du moins, on leur témoigne, leur donne des prérogatives qui, en Europe, sont l’apanage exclusif de la population masculine. Elles prennent l’initiative en presque toutes choses : par exemple, elles vous demandent de les conduire dîner en tête-à-tête à la campagne ; et quand l’omnibus dans lequel elles montent est au complet, elles s’asseyent tranquillement sur les genoux du premier voyageur venu, à moins, toutefois, cas qui se présente plus rarement, qu’elles n’ordonnent au voyageur de se tenir debout et de leur céder la place. Les jeunes filles américaines, en y réfléchissant, jouissent de beaucoup plus de droits que, grâce à Dieu, les hommes n’en ont en Europe.

Aucun des convives de M. Sharp ne s’étonna donc, quand on eut apporté le dessert, d’entendre miss Mary dire au Batteur d’Estrade :

— Señor Joaquin, accompagnez-moi, je vous prie, au salon, j’ai à vous parler.

Une expression d’ennui et de mauvaise humeur, qu’il dissimula en s’inclinant devant la jeune fille, assombrit toutefois le visage du Mexicain ; mais il s’empressa d’obéir.

Une fois qu’ils furent seuls, le Batteur d’Estrade prit un fauteuil, et se plaçant en face de miss Mary :

— J’attends que vous daigniez vous expliquer, señorita, lui dit-il avec un sang-froid glacial.

La jeune fille leva sur le Batteur d’Estrade ses grands yeux bleus, et sembla hésiter ; son regard exprimait l’embarras.

— Señor don Joaquin, répondit-elle, il y a longtemps que je reculais, tout en le souhaitant vivement, devant cet entretien. Il a fallu une circonstance bien impérieuse pour me décider.

Le Batteur d’Estrade resta silencieux, et miss Mary continua :

— Mon intention, señor, n’est point de revenir sur le passé… Oh ! loin de là !…

— Vous avez raison, señorita, dit Joaquin… parler du passé, c’est généralement évoquer de tristes souvenirs. Le passé, c’est la vie réelle. L’homme qui veut être heureux doit fixer ses yeux sur l’avenir seul ; car l’avenir, c’est l’illusion, le rêve !… Mais quelle est, je vous prie, la circonstance imprévue à laquelle je dois l’honneur de me trouver en ce moment auprès de vous ?

— Connaissez-vous depuis longtemps le comte d’Ambron ? demanda la jeune fille, après une légère pause.

— Depuis deux ans.

— Vous intéressez-vous à lui ?

— Oui.

— Beaucoup ?

Joaquin réfléchit avant de répondre.

— Non, pas beaucoup, dit-il, mais plus pourtant qu’à tout autre être humain !

— Eh bien ! vous pouvez lui sauver la vie…

— Moi ? comment cela ?

— Il doit se battre demain avec le marquis de Hallay.

— De qui tenez-vous cette nouvelle, miss Mary ? demanda Joaquin toujours avec le même sang-froid.

— De personne !… J’ai été témoin de leur querelle.

— Vous ? cela m’étonne !…

— Pourquoi donc, señor Joaquin ?

— Parce que si le marquis de Hallay est doué d’un tempérament trop fougueux pour pouvoir, à certaines heures, modérer ou dissimuler sa violence, le comte d’Ambron, lui, est trop bien élevé, trop caballero pour s’abandonner jamais, en présence d’une femme, aux emportements de la colère. Quel était le motif de cette querelle ? Contez-moi, je vous prie, comment cela s’est passé.

— Ces gentlemen parlaient français, je n’ai rien compris.

— Ah ! ah ! alors ce sont leurs éclats de voix et leur contenance menaçante qui vous ont fait deviner qu’il s’agissait d’une provocation ?…

— Non, Joaquin, ces messieurs se sont au contraire expliqués avec beaucoup de calme, et rien n’indiquait dans leurs gestes qu’ils échangeassent d’insultants propos… Mais… mais…

— Je vous assure que je vous écoute, miss Mary ; vous pouvez poursuivre.

— Je suis certaine de ne pas me tromper !… Ils sont convenus de se rencontrer demain !

Le Batteur d’Estrade se mit à sourire d’une singulière façon ; miss Mary paraissait attendre sa réponse avec une véritable anxiété.

— Soit, qu’ils se battent ! dit-il tranquillement. Je me résous toujours difficilement à verser le sang humain, et pourtant la mort du marquis de Hallay pourrait me devenir bientôt si nécessaire, que je ne ferais pas fâché qu’un heureux accident, en l’enlevant de ce monde, m’empêchât de succomber à la tentation… Si je m’exprime avec une telle franchise devant vous, miss Mary, c’est que je sais parfaitement que je n’ai rien à redouter de votre indiscrétion…

— Oh ! certes, non, señor Joaquin ; mais ce sera le marquis de Hallay qui tuera son adversaire.

— Qui vous l’assure ?

— Le marquis est invincible ! Sa force, son adresse et son courage sont incontestables et incontestés dans toute la ville !… Les plus terribles malfaiteurs de San-Francisco n’oseraient s’attaquer à lui, même en employant la ruse et la surprise.


Sachez, miss Mary, qu’aucun homme n’est invincible !

— Voilà une phrase de jeune fille. Sachez, miss Mary, qu’aucun homme n’est invincible devant la gueule d’un rifle ou d’un pistolet. Le plomb a des brutalités, et le hasard a des caprices qui égalisent toutes les forces et trompent toutes les prévisions ; et puis M. le comte d’Ambron n’est nullement inférieur à son adversaire… Ce sera un beau combat ! J’ai vu M. le comte à l’heure la plus solennelle de sa vie… Il était désarmé, et le canon d’un pistolet s’appuyait sur son front… Il resta droit, immobile et fier… Son regard limpide exprimait la joie du triomphe… Il se considérait non comme la victime, mais comme le martyr du point d’honneur !… Sa force était dans sa foi !… C’est un sublime fou que ce jeune homme !…

— Oh ! oui, n’est-ce pas, señor Joaquin Dick, que le comte est la plus noble et généreuse nature que jamais le ciel ait créée ! s’écria miss Mary avec un enthousiasme et un élan qui venaient du cœur. Oh ! vous le sauverez, Joaquin !… Vous empêcherez ce duel !…

Le Batteur d’Estrade regarda fixement la jeune Américaine, qui baissa la tête ; un assez long silence eut lieu.

By God ! s’écria Joaquin en riant, que ne vous êtes-vous expliquée plus tôt, chère miss Mary ?… Il fallait me dire tout de suite que vous aimiez le comte ! Peut-être bien vous semblait-il difficile et pénible de faire un semblable aveu à votre humble serviteur… vous aviez tort… je n’ai jamais éprouvé pour vous aucune affection… vous n’êtes tenue à aucun ménagement envers moi… vous avez éveillé jadis ma curiosité, pas autre chose. J’ai voulu savoir si, ne croyant plus à la vertu des femmes, je devais avoir confiance dans l’insensibilité des statues. Je me suis adressé à vos mauvais instincts ; j’ai excité vos mauvaises passions ! Ma peine n’a pas été perdue ! Un succès complet n’a pas tardé à couronner mes efforts. Le marbre a tressailli… votre cœur a battu… et vos lèvres m’ont enfin accordé un sourire… L’expérience avait réussi… rien ne me retenait plus auprès de vous… je me suis éloigné.

Le Batteur d’Estrade avait prononcé ces paroles sans nulle ironie, et du ton d’un homme qui raconte un événement auquel il a été complètement étranger. La jeune fille, les veines du front gonflées par l’émotion et les yeux pleins de larmes, l’écoutait dans un état d’accablement qu’elle ne songeait pas à cacher. Tout à coup elle releva la tête, et, posant sur Joaquin un regard assuré :

— Señor, dit-elle, votre cruauté m’apprend que je vous avais mal jugé ! Je n’ignorais point que vous n’aviez ni cœur ni âme, mais je vous croyais un vrai gentleman…

— Vous aviez raison, miss Mary, interrompit Joaquin ; c’est là la seule chose qui me soit restée de mes traditions de famille. Mais cela me passera sans doute, un de ces jours… J’ai déjà tant oublié !.. Qui me vaut ce reproche de votre part ? mes allusions au passé ? Vous auriez tort. Je vous jure que vous me semblez tout aussi digne de respect que n’importe quelle autre femme. Vous n’avez pas compris mon intention. Je voulais simplement vous mettre à votre aise. L’homme qui insulte une femme est aussi lâche à mes yeux que celui qui l’aime est insensé ! je n’ai rien à vous reprocher, miss Mary, car je ne vous ai pas donné le temps de me tromper ; et vous fussiez-vous jouée de moi, que je m’en prendrais, non pas à votre perfidie, mais bien à ma sotte crédulité. Maintenant, s’il est en mon pouvoir de vous rendre un service, soyez assurée, je vous en supplie, de mon empressement à vous être agréable.

Il y avait, à défaut d’enthousiasme ou de chaleur, une sincérité réelle dans la parole du Batteur d’Estrade.

— Quel homme extraordinaire vous êtes, Joaquin ! s’écria miss Mary, il y a des moments où, tout en me rappelant la mystérieuse et fatale fascination que vous avez exercée sur moi, je ne trouve plus la force de vous haïr ! Il faut que vous ayez bien souffert, Joaquin, pour que vous soyez devenu ce que vous êtes aujourd’hui : implacable quand vous réfléchissez, bon quand vous obéissez à votre premier mouvement.

À cet appel fait à ses souvenirs, le Batteur d’Estrade resta impassible.

— Ne m’ordonniez-vous pas, miss Mary, dit-il, d’empêcher que le comte d’Ambron ne serve de point de mire au rifle du marquis de Hallay ?

— Oh, Joaquin ! la reconnaissance de ma vie entière…

— Vous serez obéie, miss Mary ; ces deux gentlemen ne se battront pas.

— Vous me le jurez ?

— Oui.

— Oh ! merci ! merci !

Le Mexicain se disposait à se lever, mais se ravisant :

— Vous vous figurez donc, miss Mary, que vous aimez le comte ?

— Si je l’aime ! répéta l’Américaine, avec un enthousiasme passionné qui idéalisa son visage et lui donna un admirable rayonnement de beauté, si je l’aime ? oh ! de toutes les forces de mon âme !…

— Je gagerais mon brave Gabilan contre un âne boiteux, que cet enfant croit en ce moment à ce qu’elle dit, murmura Joaquin. Après tout, peut-être bien les femmes sont-elles parfois sincères, quand elles nous avouent d’abord qu’elles nous aiment. Seulement leur amour est mort depuis longtemps, qu’elles s’obstinent toujours à prétendre qu’il est plus vivace que jamais… De là vient qu’il y a tant de dupes ! Les femmes commencent à nous prendre par leur bonne foi ; notre amour-propre achève leur ouvrage… et de cette façon tout le monde est à peu près heureux !

— Vous qui connaissez le comte, vous devez me trouver bien audacieuse, bien coupable même, d’oser élever ma pensée jusqu’à lui, n’est-il point vrai, Joaquin ? reprit la jeune Américaine après un court silence. Que voulez-vous ? la passion ne raisonne pas. Et puis, je vous le déclare devant Dieu, qui m’entend, je ressens pour le comte un dévouement si profond, si surhumain ; je sais si bien que si jamais sonnait l’heure de l’adversité, je serais pour lui une vaillante et courageuse compagne, de même qu’aux jours de l’opulence il aurait en moi une esclave obéissante et fidèle, que, forte de mes bonnes et glorieuses intentions, je m’abandonne sans remords au sentiment qui me domine.

Caramba ! dit Joaquin en souriant, si vous continuez cinq minutes de plus sur ce ton, vous allez renverser toutes mes convictions, et me plonger dans le chaos. Vraiment il n’y a que les statues, lorsqu’elles s’animent, qui soient capables de pareils élans ? Mais le comte, lui, soupçonne-t-il, miss Mary, la forte impression qu’il a faite sur votre cœur ?

— Non, señor Joaquin !

— Parbleu ! il faut alors lui avouer votre amour !… Sans cela, il est homme à ne s’en jamais douter, à perdre ainsi bien involontairement le resplendissant avenir que vous rêvez pour lui.

— Vous raillez, señor, dit miss Mary après avoir réfléchi ; eh bien ! oui, je suivrai votre conseil. Quand on aime comme moi, on ne doit pas craindre de le proclamer hautement ! Mon amour est trop grand, trop pur, trop désintéressé, pour que j’aie à en rougir !

La jeune fille mit dans cette réponse une si sereine et majestueuse dignité, que le sourire qui écartait les lèvres du Batteur d’Estrade s’effaça. Joaquin s’avoua qu’il était en présence d’un sentiment sincère ; seulement, s’il admettait son existence, il n’avait pas foi dans sa durée.

— Ainsi, j’ai votre parole, señor, reprit miss Mary, ce duel n’aura pas lieu ?

— Vous avez ma parole, il n’aura pas lieu.

— Puis-je connaître les moyens que vous comptez employer pour arriver à ce résultat ?

— À quoi cela vous avancerait-il, miss Mary ?… à rien… L’essentiel pour vous, c’est que le comte ne coure aucun danger.

— Non, señor Joaquin, ce que je veux avant tout, c’est que son honneur ne soit pas compromis.

— Je ne m’attendais pas à vous entendre exprimer une pareille crainte… Allons, je vois que vous aimez réellement ce cher d’Ambron… Vos sentiments ne sont plus américains, ils sont français… Soyez à cet égard sans la moindre inquiétude : le comte porte trop haut son honneur pour que nulle main, soit amie ou ennemie, puisse y porter atteinte !

Le Batteur d’Estrade se leva de son fauteuil ; et après avoir salué miss Mary avec une courtoisie parfaite, il redescendit au parloir.

Master Sharp et son ami l’armateur étaient lancés dans une conversation des plus animées et des plus bruyantes ; ils parlaient affaires. Le comte et le marquis faisaient semblant de les écouter.

Joaquin Dick prit place à côté des deux jeunes gens.

— Messieurs, leur dit-il, pendant que ces deux bêtes brutes se gorgent d’eau-de-vie et se jettent des chiffres à la tête voulez-vous bien me permettre d’aborder un sujet de conversation qui nous intéresse tous les trois… vous deux comme acteurs principaux, moi comme étant l’ami de M. d’Ambron.

Le marquis et le comte regardèrent Joaquin avec étonnement.

— Parlez, señor, lui répondirent-ils.

— Vous devez vous battre demain ? poursuivit tranquillement le Batteur d’Estrade.

Le marquis de Hallay l’interrompit.

— D’où savez-vous cela ?

— Qu’importe ! si la chose est vraie.

— Tout ce qu’il y a de plus vrai, señor.

— Or donc, comme il est plus que probable que je servirai de témoin à l’un de vous, je ne serais pas fâché de connaître le motif qui vous conduit sur le terrain. Ces explications données, il ne vous restera plus qu’à régler le mode et les conditions du combat.

— L’insulte vient de vous, monsieur, dit le marquis en s’adressant au comte d’Ambron, c’est à vous de parler. Du reste, quoique votre agression me laisse le choix des armes, je suis tout prêt à céder sur ce point. L’acier et le plomb sourient également à ma vengeance. Je ne veux qu’une chose ! vous tuer, et je vous tuerai.

— Monsieur de Hallay, répondit le comte avec une fermeté pleine de modération, je serais au désespoir d’ébranler votre conviction, je ne relèverai donc pas ce que votre assurance un peu prématurée peut avoir d’hypothétique ; et puis, cette discussion donnerait à notre dialogue une tournure castillane, qui, fort appréciée sans doute sur une scène de théâtre, serait, dans la vie privée, d’un goût au moins douteux.

— J’ai eu tort de m’exprimer ainsi, comte, interrompit M. de Hallay. Vous n’êtes pas, je le reconnais volontiers, un adversaire vulgaire ! Vous me valez ; au lieu d’une conviction, c’était un désir que j’aurais dû manifester !

Le comte répondit à cette rétractation spontanée par une lente inclination de tête.

— Ainsi, señor Joaquin, reprit-il en s’adressant directement au Batteur d’Estrade, vous voulez bien me faire l’honneur de me servir de témoin ?

— C’est selon, monsieur, quelle est la cause de ce duel ? Voilà justement pourquoi je sollicite de vous une explication.

Peu de mots suffirent à M. d’Ambron pour mettre Joaquin au courant de ce qui s’était passé.

Le marquis confirma par son silence le récit de son adversaire.

Le Batteur d’Estrade resta pendant quelques secondes à réfléchir ; puis, prenant à son tour la parole :

— Me permettez-vous une question, monsieur d’Ambron ? dit-il.

— Faites, señor.

— Le refus de donner votre main à M. de Hallay, n’est-il pas un prétexte que vous avez pris pour satisfaire un ressentiment qui date de loin ?

— Pas le moins du monde, señor ; M. le marquis me connaît assez pour que je ne craigne pas d’ajouter qu’en repoussant ses avances, je n’ai nullement eu l’intention de l’offenser. J’ai tout simplement obéi à l’ancienne devise : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » Du reste, je n’ignorais pas non plus que je ramassais un duel ; j’ajoute, pour terminer que M. de Hallay est tout à fait dans son droit en exigeant une réparation, et que le choix des armes lui appartient entièrement. Mon Dieu ! messieurs, ma réponse paraît vous étonner, poursuivit le comte en voyant que le Batteur d’Estrade et le marquis l’interrogeaient involontairement du regard, cependant ma conduite est bien simple. Ainsi que je vous le déclarais à l’instant, j’ai pris pour guide invariable de ma vie la devise de la vieille noblesse française : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » Il n’y a puissance humaine qui soit capable de m’imposer une action qui répugnerait à mon honnêteté ou à ma franchise. Je n’ai jamais, transigé avec ma conscience. Je ne prétends pas que j’aie raison d’agir ainsi ; je ne discute pas, je vous rapporte tout simplement un fait.

— Alors, vous m’avez refusé votre main, monsieur ?

— Parce que vous m’avez offert la vôtre en m’appelant votre ami, et que je ne vous estime pas assez pour vous accorder mon amitié.

Il y avait dans l’accent du jeune homme tant de noblesse unie à une nuance si délicate de tristesse, que sa réponse, horriblement outrageante, lue sur le papier, avait plutôt l’air, dans sa bouche, d’un regret, que d’une nouvelle insulte.

Le marquis pâlit affreusement.

— Ah ! monsieur, murmura-t-il d’une voix tremblante de rage, maintenant, oui, je puis le dire sans forfanterie aucune, je vous tuerai, car eussé-je une balle en plein corps, que je puiserais assez de force dans ma haine pour ne pas mourir sans vengeance ! Demain vous aurez cessé de vivre.

Un long silence suivit les paroles de M. de Hallay.

— Messieurs, dit enfin le Batteur d’Estrade en s’adressant aux deux adversaires, il est inutile que vous poursuiviez cette conversation ; elle est devenue sans objet, vous ne vous battrez pas.

— Nous ne nous battrons pas ? répéta le marquis d’un ton qui tenait le milieu entre la stupeur et la violence, et qui nous en empêchera ?

— Moi, señor.

— Vous, Joaquin ?

— Mais oui, señor, moi !

M. de Hallay se leva à moitié de dessus sa chaise ; il était livide et paraissait ne plus avoir la conscience de ce qu’il faisait.

Le Batteur d’Estrade, immobile à sa place, le contemplait avec un regard d’une fixité étrange ; le marquis se rassit.

— De quel droit et par quel moyen empêcherez-vous ce duel ? demanda-t-il.

— Du droit que possède tout créancier sur la fortune de son débiteur. Quant au moyen, il est infaillible ; mais je ne le confierai qu’à vous seul.

— Vous déraisonnez, Joaquin ! Et moi, je suis un fou d’écouter les propos d’une espèce de valet !

À son tour, le Batteur d’Estrade se leva à moitié de dessus sa chaise, et approchant sa bouche de l’oreille du marquis :

— Il ne vous est pas permis de disposer de votre vie, lui dit-il rapidement, parce qu’elle appartient à la loi ; quant à mon moyen, s’il pèche par l’ingéniosité, il se relève par l’énergie. Essayez de me désobéir, et je vous fais pendre.

Joaquin reprit sa place, et se retournant vers M. d’Ambron :

— Monsieur le marquis avait oublié qu’il se trouvait en ce moment, non plus sur la terre mexicaine, mais bien aux États-Unis, et que la loi américaine défend le duel, dit-il froidement ; qu’il ne soit donc plus question de ce combat impossible.

Le marquis de Hallay courba la tête ; une larme, amenée par la confusion et séchée par la fureur, brûla sa paupière,

— Messieurs, dit gravement le comte d’Ambron, il se passe ici une chose que je pressens sans pouvoir me l’expliquer. Votre soumission, monsieur de Hallay, n’est pas naturelle… bien loin de là… il faut, pour que vous ne vous soyez pas déjà jeté sur le señor Joaquin, qu’il exerce sur vous une terrible pression morale ! Vous savez tout aussi bien que moi que si la loi américaine prohibe le duel, personne à San-Francisco ne tient compte de la loi ! Du moment que l’on n’a pas assassiné et que l’inexorable Comité de surveillance n’a aucun droit sur vous, je ne sache rien que l’on ne puisse se permettre ! Je vous ai insulté, je vous dois une réparation, et foi de gentilhomme, vous l’aurez.

— Vous m’avez insulté, il est vrai, répondit le marquis de Hallay d’une voix qui sortait avec peine de son gosier, mais les explications que vous m’avez données ont effacé votre outrage ! Vous ne doutez pas de ma bravoure, n’est-ce pas ?

— Mille fois non !

— Cela me suffit.

— Ainsi, vous renoncez à me voir sur le terrain ?

Le marquis dut faire appel à toute sa force de volonté pour pouvoir répondre.

— Oui, dit-il, j’y renonce.

Le comte d’Ambron hocha la tête d’un air de doute.

— Tout cela n’est pas naturel, murmura-t-il.

Alors, abandonnant sa place et s’avançant vers M. de Hallay :

— Marquis, lui dit-il, voici ma main, daignerez-vous me faire le plaisir de l’accepter avec mes très-humbles excuses ?…

M. de Hallay toucha la main que lui offrait le comte ; mais l’expression de ses yeux brillants de férocité et de colère démentait la sincérité de cette réconciliation.

M. d’Ambron le comprit ainsi.

— Marquis, continua-t-il en baissant la voix, mes excuses ne sont que provisoires.

— Merci ! répondit M. de Hallay en jetant un regard vers le Batteur d’Estrade, qui, soit par délicatesse, soit par indifférence, s’était éloigné des deux adversaires en les voyant sur le point de mettre un terme à leur différend, et avait été prendre place à côté de M. Sharp et de l’armateur.