Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XVI

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A. Cadot (Tome IIp. 26-29).

XVI

IL Y A DIX-HUIT ANS.


Le Batteur d’Estrade se recueillit pendant une minute, puis d’une voix dont le timbre froid et monotone prouvait qu’il en surveillait et en modérait les intonations, il reprit la parole :

— Comte, dit-il, je vous demanderai la permission de continuer à m’appeler pour vous Joaquin Dick ; ce n’est pas que j’aie la moindre défiance de votre discrétion, loin de là ; mais mon véritable nom appartient à l’histoire, et je n’ai pas le droit de l’exposer au mépris. Ma famille, dont je suis, ou, pour être plus exact, dont j’étais le dernier représentant, car on me croit mort depuis longtemps, tient une des plus glorieuses places dans les annales nationales de l’Espagne ; mon blason est surmonté d’une couronne ducale ; je suis grand d’Espagne de première classe, et caballero cubierto[1]

— Vous êtes duc et grand d’Espagne, señor Joaquin ? répéta M. d’Ambron avec un profond étonnement.

— Oui, comte ! si vous saviez combien toutes les vanités humaines me semblent maintenant choses puériles, vous comprendriez que je n’obéis nullement, en vous révélant mon rang, à un amour-propre mesquin ; vous cacher cette circonstance, c’eût été jeter de l’obscurité dans mon récit !… Les positions sociales expliquent souvent mieux certains actes, que ne pourrait le faire la logique des passions !…

À l’âge de quatorze ans, je devins orphelin. Ma mère, fille d’un lord de la chambre haute, m’avait enseigné la langue anglaise, que je parlais aussi correctement que l’espagnol ; après sa mort, mon père, ancien ami du roi Joseph, m’envoya en France pour y faire mes études. J’avais alors treize ans.

J’ignore encore et j’ignorerai sans doute toujours les intrigues ou les motifs qui s’opposèrent à mon retour immédiat dans ma patrie, lorsque la mort du duc m’eut rendu le chef de la famille ; j’avais des tuteurs pauvres. Il est possible que mon absence leur fût utile et profitable.

J’entrais dans ma dix-neuvième année lorsque je revis pour la première fois le beau ciel de l’Espagne. Vous tracer mon portrait à cette époque, ce serait éveiller votre incrédulité. On prétendait qu’à une âme de feu je joignais une raison au-dessus de mon âge, et que les grâces de ma personne dépassaient encore les éminentes qualités de mon esprit. J’étais un vrai prodige. Si je m’exprime avec tant de franchise sur mon compte, c’est que le misérable Batteur d’Estrade d’aujourd’hui n’est plus, à mes yeux, le même homme que le jeune duc d’autrefois. Quand je me reporte à ce que j’étais à ce temps de ma vie, il me semble que je pense à un mort. J’avais, à cette époque, un bien terrible défaut : je croyais à la bonne foi de tous les hommes, à l’amour de toutes les femmes, le doute n’avait jamais éclairé mon esprit ; ma seule ambition était d’avoir une maîtresse et un ami ; la fatalité ne tarda pas à exaucer ces vœux insensés.

Je retrouvai dans une cousine que j’avais laissée enfant la plus adorable jeune fille que l’imagination puisse rêver, le type parfait de la beauté idéale ; j’en devins éperdument amoureux ; elle se nommait, ou, pour être plus exact, je la nommerai Carmen. À quoi bon vous tracer son portrait ? Cette tâche serait au-dessus de mes forces ; et puis, vous qui avez vu Antonia, vous connaissez Carmen !… jamais ressemblance plus exacte, plus extraordinaire et plus fortuite n’a existé sur la terre. Parez Antonia des séductions que donne l’usage du monde, et vous aurez Carmen telle qu’elle était lorsque j’avais à peine vingt ans, et que je ne vivais que pour elle ! Je dois l’avouêr encore, maintenant qu’une implacable et cruelle expérience a mis en fuite toutes mes illusions, jamais plus belle âme n’avait animé une plus adorable enveloppe : chaque jour, chaque heure, chaque minute me révélait, en Carmen, une nouvelle perfection. Aussi, le sentiment que j’éprouvais pour elle ne tarda pas à devenir une véritable idolâtrie ! Si Carmen fût morte, et pourquoi n’en a-t-il pas été ainsi, je n’aurais pu lui survivre ; je me serais tué ! Si ma bonne étoile m’avait servi dans mon amour, je n’avais pas non plus à me plaindre du côté de l’amitié. J’avais rencontré deux jeunes caballeros accomplis, des compagnons dévoués, toujours prêts à applaudir à mes succès et à partager ma mauvaise fortune. Je me sentais si parfaitement heureux, que parfois je souhaitais qu’une légère contrariété vînt faire tache à mon ciel d’azur ; j’étais presque effrayé de mon bonheur.

Deux années, les plus belles de ma vie, car la réalité, quelque resplendissante qu’elle soit, n’atteindra jamais à l’enivrement des rêves, passèrent ainsi pour moi avec la rapidité d’un jour ?

Libre de mes actions, n’ayant aucun contrôle à subir, aucune autorité à consulter, je demandai et j’obtins la main de Carmen : notre mariage fut fixé par sa famille à trois mois de là.

Sur ces entrefaites, le hasard de mes relations me fit faire la connaissance de certains caballeros qui, mécontents de leur position à la cour, s’occupaient activement de politique. Ils me parlèrent d’honneur, de patrie, je ne les écoutai pas ; mais lorsqu’ils me montrèrent dans un avenir prochain une gloire éclatante à acquérir, une gloire qui devait rejaillir sur Carmen, je prêtai l’oreille à leurs propos… Peu après, à force de s’adresser à mes généreux sentiments, ils finirent par exalter mon indignation et par me faire croire que du redressement de leurs propres griefs, et de l’accomplissement de leurs ambitions, dépendaient la prospérité et la grandeur de l’Espagne. J’étais jeune, ardent, confiant et téméraire, je devins, entre leurs mains perfides, un précieux instrument !… On pouvait compter sur moi pour l’action, et me sacrifier après la défaite… J’avais donc toutes les qualités que recherchent les habiles dans ceux qu’ils emploient à l’édification de leur fortune !… On me fit conspirer. Carmen, c’est une justice que je dois lui rendre, ne fut pas longtemps à s’apercevoir du changement qui s’était opéré en moi depuis que je m’étais laissé entraîner dans ces déplorables intrigues ; elle me pressa de questions et obtint enfin, sous la foi du serment, mes aveux les plus complets. Je livrai à ce qui me semblait être l’amour, ce que je croyais être l’honneur. Ah ! que j’étais donc jeune, et comme je jouais sottement mon rôle dans la burlesque comédie de la vie !… À cette révélation inattendue, Carmen, je dois encore le reconnaître, eut un beau mouvement ; elle pleura… j’ignorais, à cette époque, que les femmes se parent de leurs larmes, de même que de perles et de diamants… Un moment atterré, je fus sur le point de renoncer à tous mes projets… Je devinai presque le piège qui m’était tendu, j’entrevis à moitié le gouffre qui s’ouvrait sous mes pas… Mais, hélas ! il est une vérité que je n’ai cessé de proclamer depuis, et dont je fis alors la cruelle expérience : c’est que ce qui est écrit là-haut doit s’accomplir ici-bas !… Notre destinée doit avoir forcément son cours. Après m’avoir bien convaincu de la tendresse et de la sensibilité de son cœur, Carmen voulut me prouver l’héroïsme de son âme. Elle me dit que je me devais à mes serments, à mon nom ; tout en regrettant de me voir engagé dans une voie aussi périlleuse, elle ne ferait rien pour m’en détourner, car elle ne voulait pas que j’eusse, un jour, le droit de lui demander compte de mon honneur. Bref, elle eut de ces magnifiques paroles castillanes qui remuent fortement le cœur de la jeunesse et amènent un sourire de pitié sur les lèvres des vieillards. J’étais dans l’enthousiasme. Carmen me paraissait une incomparable créature ! Elle me fit jurer que je la préviendrais quand sonnerait l’heure du combat, car elle voulait s’associer à mes dangers par la prière et par la souffrance. Je le lui promis !

Je ne vous décrirai pas, comte, le triste spectacle de ces luttes qui, il y a dix-huit ans, ensanglantaient l’Espagne ! J’ai hâte de terminer ce récit. Qu’il vous suffise de savoir qu’une semaine plus tard j’escaladais, vers le milieu de la nuit, le balcon de la chambre de Carmen !… C’était le lendemain au point du jour que je devais descendre dans l’arène.

Quelle nuit, mon Dieu !… Jamais la douleur humaine ne trouva de plus admirables accents !… Carmen était sublime de désespoir, éblouissante de beauté. Quelle incomparable comédienne !… Mais non, Carmen était alors sincère… elle croyait à son désespoir. Elle était encore si jeune !

Joaquin Dick s’arrêta, et, laissant tomber sa tête dans ses mains, il resta pendant quelques minutes immobile comme un mort. M. d’Ambron le considérait d’un œil attendri et respectait son silence. Enfin relevant la tête :

— Oh ! cette nuit est présente à ma pensée comme si elle datait d’hier… son souvenir me brûle le sang et me cause des transports de fureur à me faire craindre pour ma raison !… Bah ! la vie est une saynète dans laquelle chacun remplit du mieux qu’il peut l’emploi qui lui semble le plus approprié à ses moyens… j’ai joué le rôle d’amoureux, tandis que j’aurais dû choisir celui de comique ; voilà tout… Il n’y a vraiment pas, dans ceci, de quoi me désoler.

— Votre gaîté m’effraye, seor Joaquin, interrompit M. d’Ambron. Ne craignez-vous pas que le récit que vous avez entrepris ne soit au-dessus de vos forces ?

— Ma gaîté, comte, serait plutôt monotone qu’effrayante, répondit le Batteur d’Estrade, car voilà dix-huit ans qu’elle dure… Merci de votre bienveillante sollicitude… Ce récit peut, en effet, me fatiguer maintenant ; mais j’en espère un soulagement prochain. Seulement, je suis habitué depuis tant d’années à cacher mes émotions, qu’elles doivent, lorsque je leur donne toute liberté, se manifester avec une force et une violence inusitées… Je continue. Vous connaissez la scène de Roméo et Juliette. Cela me dispensera de vous répéter les sots propos que nous tînmes, Carmen et moi, jusqu’au moment où les chants de l’alouette m’annoncèrent qu’il était temps de songer au départ.

« — Carmen, lui dis-je à travers mes sanglots, j’ai cette nuit, dans une heure de délire, ravi un ange au ciel pour en faire ma femme sur la terre !… N’oubliez point, quoi qu’il arrive, que vous êtes la duchesse de ***. Tant que nous serons vivants, aucun pouvoir humain ne saurait plus nous séparer. »

Inutile d’ajouter que Carmen me jura une fidélité éternelle. Elle joua d’instinct son rôle à ravir.

Deux heures plus tard, des coups de fusil pétillaient dans les rues ; à la fin de la journée, j’étais dans un cachot. Les habiles qui m’avaient si adroitement poussé en avant, et qui avaient eu grand soin de ne pas trop se compromettre, et surtout de ne pas s’exposer, essayaient de tirer un petit profit de leur soumission ; la conjuration avait complètement échoué.

Je restai pendant trois semaines au secret, sans voir une seule personne ; enfin, mes deux amis obtinrent la permission de pénétrer jusqu’à moi. Quels embrassements ! que de larmes ! L’entrevue fut des plus touchantes. Ma première parole fut pour m’informer de Carmen. Elle était en proie à une douleur sans nom ; elle appelait la mort… ses parents avaient la plus grande peine du monde à la retenir… elle voulait courir vers moi, son amant, son mari… car non-seulement elle avouait hautement sa faiblesse, mais encore elle s’en glorifiait ! Vous devinez aisément mes transports !… Mes deux amis me promirent une prompte délivrance. Grâce à leurs incessantes et infatigables sollicitations, ils étaient à peu près certains de me tirer de ce mauvais pas. Toutefois, et si, contre toute attente, leurs espérances ne se réalisaient pas, ils s’étaient assuré les moyens d’une évasion ! De toute façon je devais donc me trouver bientôt réuni à Carmen !… Dans les prévisions d’une fuite prochaine, je remis à l’un de ces deux amis si dévoués une procuration complète, qui lui permettait de réaliser ma fortune ! Quels beaux rêves je fis après leur départ ! Qu’avais-je à craindre ? Rien ! Quel malheur pouvait m’atteindre ? Aucun !… L’exil ?… Carmen m’aimait !… Carmen était ma femme !… Carmen devait me suivre… Un amoureux de vingt ans n’a pas de patrie ! sa patrie est le cœur de celle qu’il aime !…

Au lendemain de ce jour, ou de si délicieuses émotions firent battre mon cœur, je comparus devant un tribunal. Ce que l’on me demanda et ce que je répondis, je l’ignore. Je ne voyais dans mon jugement qu’une formalité ennuyeuse ; le résultat fut une déportation momentanée à la Havane. Le tribunal, prenant en considération ma jeunesse et mon inexpérience, s’était montré clément envers moi. J’écoutai distraitement cette sentence. N’était-il pas convenu que l’on devait me faire évader ?

J’abrège !… S’il fallait vous dire les terribles et poignantes angoisses par lesquelles j’ai passé, un mois entier ne me suffirait pas !… Et puis, on ne raconte pas dix-huit années de souffrances !

L’évasion sur laquelle je comptais ne s’effectua pas ; je fus envoyé prisonnier à la Havane.

Ma robuste et naïve croyance dans l’amitié m’aida pendant plusieurs mois à supporter ce contre-temps ; je ne doutais pas un seul instant que mes épreuves ne touchassent à leur terme ! Un coup de tonnerre me réveilla, et déchira le voile qui me cachait l’humanité ! J’appris en une minute, mais cette minute fut un siècle de douleur, à connaître les hommes !…

Deux lettres m’arrivèrent à la fois : la première était de la main même de Carmen : elle m’annonçait, en peu de lignes, son mariage avec l’un de mes deux amis ; la seconde était d’un de mes parents éloignés ; il me racontait que le misérable à qui j’avais donné une procuration, avait réalisé, joué et perdu ma fortune ! Ce que je ressentis à la lecture de la lettre de Carmen, il n’y a pas d’expression capable de le rendre, je tombai par terre comme foudroyé !

Quand je repris connaissance, sept semaines s’étaient écoulées ; le gouverneur général, un ancien ami de mon père, m’avait fait transporter dans son palais, et veillait au chevet de mon lit. Ma convalescence passa pour un miracle. La mort manque presque toujours d’à-propos.

Ma grâce ne tarda pas à m’être accordée, mais mon état de faiblesse était si extrême, qu’il ne me fut pas possible d’en profiter tout de suite. Je dus rester près de six mois encore à la Havane !… Une seule pensée me faisait supporter la vie, j’avais à me venger !… Lorsque j’arrivai en Espagne, Carmen n’était plus : une subite et courte maladie l’avait préservée du parjure, elle ne s’était pas mariée, quant à son fiancé, il avait été tué dans l’une des nombreuses escarmouches qui avaient lieu entre les christinos et les carlistes !… L’existence était devenue pour moi sans objet et sans but. Je pensai au suicide ! comment ne succombai-je pas à cette vertigineuse tentation ? qui me préserva d’accomplir cette lâcheté ? Je ne le sais ! Peut-être bien fut-ce l’indomptable énergie de ma vivace nature qui se révolta contre cette idée d’anéantissement.

Le séjour de l’Espagne m’était devenu insupportable et impossible ; je résolus de m’expatrier.Le souvenir des grandes propriétés que ma famille avait jadis possédées au Mexique me fit songer à ce pays ; je changeai de nom et je m’embarquai pour la Vera-Cruz. À Mexico, je rencontrai un des anciens fermiers de mon père ; cet homme, devenu millionnaire en s’appropriant les richesses que le duc, obligé de fuir lors de l’expulsion des Espagnols, lui avait confiées, me refusa une place de commis dans ses bureaux, et m’offrit quelques piastres comme à un mendiant. Ce dernier coup, cette suprême désillusion, au lieu de m’accabler, me rendirent tout mon courage. Je venais de trouver une voie à suivre, un projet à réaliser. J’avais à prendre une revanche de l’humanité. Je fis le serment, et jusqu’à présent je l’ai toujours fidèlement tenu, de ne plus voir dans les hommes que les instruments de ma volonté, des ennemis à combattre ou des coupables à punir ! Toutefois je suis persuadé que si quelqu’un m’eût alors généreusement tendu la main, j’aurais abandonné ma résolution !… Il y avait en moi un fond de bienveillance, de générosité réellement incroyable !… Il m’a fallu, après avoir passé par toutes les plus douloureuses déceptions, subir encore les plus dures privations de la misère pour arriver où j’en suis venu !… Après avoir vainement frappé à toutes les portes de Mexico, après avoir subi toutes les angoisses de la faim, toutes les humiliations de la pauvreté, moi, grand d’Espagne, et portant un des noms les plus illustres de l’Europe, je partis à pied, au hasard, un bâton à la main, en m’en remettant à Dieu du soin de pourvoir à mes besoins. L’hospitalité au Mexique, je parle, non des villes, mais de l’intérieur des terres, fait rarement défaut au voyageur ou même au vagabond ! Je ne mourus pas de faim : voilà tout.

Enfin, après six mois de pérégrinations au hasard, j’arrivai en Californie ! La fortune allait enfin me sourire ! Il était trop tard : le malheur s’était trop rudement appesanti sur moi pour me laisser d’autre sentiment dans le cœur que celui de la haine !… Ma route était tracée… depuis lors, je n’en ai plus dévié !…

Joaquin Dick fit une légère pause, regardant fixement son interlocuteur :

— Eh bien ! comte, reprit-il, que pensez-vous de ma jeunesse ? Croyez-vous qu’il y ait bien des hommes qui eussent résisté à de telles épreuves ?

— Votre début dans la vie, señor Joaquin, je le reconnais volontiers, a été affreux ; mais il ne s’ensuit pas de ce que la fatalité s’est acharnée contre vous, que l’humanité entière mérite votre aversion et votre mépris.

— Vraiment ! Ainsi, à ma place, vous auriez humblement courbé la tête et pris votre mal en patience ? Mais vous ne pouvez répondre à, ma question : vous n’avez jamais connu la misère.

Le Batteur d’Estrade allait reprendre son récit, lorsqu’un vigoureux coup de marteau frappé à la porte de la rue annonça l’arrivée d’un visiteur et arrêta la parole sur ses lèvres.

Le comte d’Ambron se mit à sourire.

— Les mœurs et les habitudes, dit-il, changent avec les climats. Le marquis de Hallay, si nous étions à Paris, ne m’enverrait pas ses témoins de si bonne heure ! Et qui sait ? peut-être bien vient-il en personne ! Si c’est lui, señor Joaquin, vous m’obligeriez infiniment en ne vous mêlant pas à la discussion… N’oubliez pas que prendre parti contre M. de Hallay lorsqu’il se trouverait chez moi, et que nous serions deux contre lui, ce serait enfreindre toutes les règles de l’honneur.

— L’honneur est pour moi une parole vide de sens ! N’importe, pour ne pas vous désobliger, comte, je me tairai. Seulement je vous préviens que si M. de Hallay exige une réparation par les armes, je laisserai tomber un mot dans votre dialogue… rien qu’un seul…

— Quel mot, señor Joaquin ?

— Le mot « assassin » et je vous jure qu’il en résultera de deux choses l’une : ou que le marquis se jettera comme un tigre sur moi, ou qu’il baissera humblement la tête…

Le Batteur d’Estrade parlait encore, lorsqu’un pas lourd et pesant retentit dans la pièce qui précédait le petit salon où Joaquin et M. d’Ambron se tenaient ; presque aussitôt on gratta à la porte.

— C’est mon domestique, dit le jeune homme ; puis élevant la voix

— Entrez ! s’écria-t-il.

Le domestique français entre-bâilla les battants de la porte…

— Qu’y a-t-il, Pierre ?

— C’est un étranger qui demande à voir le señor Joaquin Dick.

— Cet étranger a-t-il donné son nom ?

— Non, monsieur.

M. d’Ambron consulta du regard le Batteur d’Estrade.

— Introduisez-le ! reprit-il sur un signe affirmatif de Joaquin.

Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit de nouveau, et le Canadien Grandjean, revêtu de son costume de voyage et portant sa carabine à la main, fit son entrée dans le salon.

  1. Les caballeros cubiertos sont les gentilshommes qui ont le droit de rester la tête couverte devant le roi.