Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XVII

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A. Cadot (Tome IIp. 29-33).

XVII

L’AMÉRICAINE ET LE CANADIEN.


L’entrée de Grandjean dans le salon du comte d’Ambron fut majestueuse ; il ne salua pas. Il songeait vraiment bien à la politesse ! Ébloui par la vue du riche mobilier qui garnissait la pièce, il ouvrait de grands yeux étonnés, et se demandait s’il devait en croire le témoignage de ses sens. Son imagination n’avait jamais rêvé de pareilles splendeurs, et sa curiosité n’avait jamais été aussi excitée ; quelles pouvaient être la destination et l’emploi de toutes ces brillantes superfluités ? Il était ébahi. La voix de Joaquin Dick le rappela à la réalité.

— Qui t’a envoyé ici ? D’où viens-tu ? Que me veux-tu ?

— Tiens, c’est vous, seigneurie ! Je ne vous avais pas reconnu sous vos nouveaux habits ; ils vous font paraître plus maigre et plus petit : je préfère votre casaque de cuir !… Qui m’envoie ici ? Je l’ignore…

— Tu l’ignores !

— Oh ! quand je dis que je l’ignore, c’est une façon de parler ; je veux dire que la certitude me manque ; pourtant en y réfléchissant bien, ce doit être çà…

Joaquin Dick fit un mouvement d’impatience.

— Au fait ! dit-il, et sois bref ; je n’ai pas, ce matin, de temps à perdre.

Cette invitation parut embarrasser le Canadien ; néanmoins, faisant un effort sur lui-même :

— C’est un sorcier, dit-il, qui m’a chargé d’une commission pour vous !

— Un sorcier !…

— Oh ! ce n’est pas un revenant, car il m’a serré la main, et j’ai senti la chaleur de sa chair… il a même une poignée de fer, c’est donc un sorcier ?

Au sérieux que mit le géant dans sa réponse, il n’était pas permis de douter de sa bonne foi.

— Voyons, assieds-toi, et apprends-nous, le plus succinctement possible, où tu as rencontré ce sorcier et ce qu’il désire de moi.

Grandjean regarda d’un air respectueux et méfiant la causeuse que Joaquin lui indiquait du doigt.

— Merci, seigneurie, je préfère rester debout… Voici le fait : je chassais hier à une quinzaine de lieues de San-Francisco, lorsque j’ai vu tout à coup surgir de dessous terre le sorcier en question… il était si bizarrement accoutré avec des peaux et des fourrures, qu’au premier abord, je le pris pour un ours gris égaré ; je levai mon rifle… mais bah ! la crosse n’était pas encore à mon épaule que le sorcier, s’élançant d’un bond prodigieux, avait déjà relevé le canon de mon arme. « Reste tranquille ! me dit-il en anglais, je ne te veux aucun mal ; j’ai un simple renseignement à te demander… Cette recommandation était superflue… La frayeur paralysait mes mouvements… — Parlez, Monsieur, lui dis-je (je l’appelais ainsi pour le flatter, car les sorciers n’aiment pas que l’on devine leur profession) ; je lui dis donc : parlez, monsieur. — Connais-tu le Batteur d’Estrade, Joaquin Dick ? continua-t-il. — Beaucoup. — Sais-tu où il se trouve en ce moment ? — À San-Francisco. — Tu es bien certain de cela ? — Oui. — Merci ! » Comment s’en alla le sorcier, je l’ignore. Il fit semblant de courir, mais c’était sans doute pour cacher son jeu et mieux me tromper : il dut s’envoler !

— Et cette commission qu’il t’a donnée pour moi, Grandjean ?

— Je n’ai pas achevé, seigneurie. Vers la tombée de la nuit, c’est-à-dire cinq heures plus tard, je me dirigeais, chargé de mon gibier, vers une habitation où je comptais coucher, lorsque je me sentis doucement frapper sur l’épaule ; en me retournant, je me trouvai face à face avec le sorcier.

— Je reviens de San-Francisco, me dit-il, je n’ai pu voir Joaquin Dick. Monte tout de suite à cheval et cours l’avertir que je l’attendrai demain vers midi sur la montagne du Télégraphe ! Tu m’as bien compris ?

— Ah oui ! monsieur, vous pouvez être assuré de mon exactitude à exécuter vos ordres.

Le sorcier allait se retirer, j’eus le courage de le retenir :

— Si le seigneur Joaquin me demande votre nom, que lui répondrai-je ?

— Tu lui diras que j’ai fait à pied trente lieues en cinq heures sans éprouver aucune fatigue ; ce renseignement lui suffira. Vous conviendrez, seigneurie, que cet aveu du sorcier manquait de finesse et de prudence. C’était m’avouer clairement qui il était. J’enfourchai mon cheval, et me voici !

— C’est bien, Grandjean, merci.

La façon dont le Batteur d’Estrade, prononça ces mots équivalait à un congé ; cependant le Canadien ne bougea pas.

— Seigneurie, dit-il, est-ce que vous avez l’intention d’aller à ce rendez-vous ?

— Certes.

— Prenez garde, seigneurie ! Il ne faut jamais se fier à un sorcier…

— Sois sans inquiétude, Grandjean, je suis moi-même un sorcier.

— Vous !… Votre seigneurie ne se fâchera pas si…

— Non… dis toujours.

— Eh bien ! voilà déjà longtemps que je m’en doutais.

Joaquin Dick et le comte se mirent à rire ; et le géant reprenant la parole avec une émotion qu’il essayait en vain de dissimuler :

— Après tout, continua-t-il en affectant un air de conviction profonde, il y a aussi de bons sorciers ! C’est là une vérité que proclame tout Villequier !

— Merci, Grandjean. À présent, je n’ai plus besoin de toi. Tu peux t’en aller.

Cette fois, quoique l’allusion se fût changée en un ordre formel, le Canadien resta encore immobile à sa place.

— Seigneurie, reprit-il après une nouvelle hésitation, accordez-moi seulement deux minutes, j’ai une grâce à solliciter de votre bienveillance !

— Parle et sois bref !

— Depuis deux mois que vous m’avez pris à votre service, seigneurie, c’est-à-dire depuis notre départ du rancho de la Ventana, vous n’avez pas eu une seule fois l’occasion d’utiliser ma bonne volonté. Je vous vole, ni plus ni moins, votre argent…

— Tu veux que je te rende ta liberté ?… soit !

— Dame ! seigneurie, ma délicatesse…

— Il suffit ! n’ajoute pas le mensonge à l’ingratitude.

— Ah ! seigneurie, je vous jure…

— Assez !… Tiens, prends… nous voilà quittes… Adieu !…

Le Batteur d’Estrade tendit une dizaine d’onces d’or au Canadien ; celui-ci recula d’un pas.

— Tout cet or pour moi, seigneurie ? s’écria-t-il, trop !

— Pour toi, non ! C’est le commencement de la dot de Micheline !… Je me venge de toi sur ton pays Ledru !

— Ah ! si c’est pour Micheline, c’est tout différent, j’accepte, s’écria le géant, qui, les yeux brillants de joie, saisit avidement l’or. Maintenant, je vous donne ma parole, seigneurie, que je stipulerai, comme condition première à tout nouvel engagement, le droit de quitter mon maquis pour me rendre auprès de vous, si jamais vous aviez besoin de moi.

Grandjean salua le Batteur d’Estrade et s’éloigna.

— Je perds là une bien bonne place, murmurait-il en descendant l’escalier ; une place comme je n’en trouverai plus, probablement, une semblable. Oui, mais servir un sorcier !

Le Canadien mettait à peine le pied dans la rue, qu’une jeune fille, vêtue avec une grande élégance, l’aborda.

— Ne venez-vous point de chez M. d’Ambron ? lui demanda-t-elle.

— Non.

— Cependant vous sortez de chez le comte ?

Le géant était très-laconique et surtout extrêmement timide avec les femmes.

— C’est possible ! répondit-il.

— Enfin, qui avez-vous vu dans cette maison ?

— Mon maître.

— Et votre maître se nomme ?

— Joaquin Dick.

Le Canadien allait continuer son chemin, mais un geste impérieux de la jeune fille le retint.

— Y a-t-il longtemps que vous appartenez au señor Joaquin Dick ?

— Non.

— Mais combien de temps ?

— Deux mois.

— Vous n’étiez pas avec lui lorsqu’il est passé dernièrement au rancho de la Ventana ?

L’étonnement que cette demande causa au géant lui donna une grande hardiesse ; il osa, à son tour, formuler une question :

— Vous connaissez le rancho de la Ventana ? dit-il.

— Que vous importe ? Aimez-vous l’argent, mon ami, dit la jeune femme.

Le Canadien, qui se remettait en route, fit une pause.

— Tout le monde aime l’argent, répondit-il.

— Voulez-vous en gagner ?

Grandjean revint sur ses pas.

— Oui, je le veux bien.

— Alors, suivez-moi.

— Où cela ?

La jeune fille se mit à sourire.

— Que craignez-vous ? dit-elle, n’êtes-vous point armé ? C’est chez mon père que je vous prie de m’accompagner.

— Ah ! c’est votre père qui a besoin de moi ! je préfère cela !…

— Pourquoi ?

— Parce que… Mais, non, c’est inutile.

— Dites toujours…

Grandjean chercha un mensonge ; son imagination lui faisant défaut, il se résigna à dire la vérité.

— Parce que j’ai remarqué que l’on s’entendait plus aisément avec les hommes qu’avec les femmes… D’abord ils marchandent moins… ensuite ils payent mieux. Et puis ; mais, non, c’est encore inutile…

— Continuez.

Le Canadien s’était trop avancé pour pouvoir reculer.

— Et puis, poursuivit-il, quand on a une discussion avec une femme, on est très-embarrassé… on ne sait que faire… on ne peut pas la rifler !… Enfin je préfère, je vous le répète, avoir à m’entendre avec votre père qu’avec vous.

Dix minutes après ce dialogue, échangé en plein vent, Grandjean pénétrait, à la suite de sa conductrice, dans l’une des plus belles maisons de Montgomery-street, chez master Sharp ; la jeune femme, on l’a deviné, était miss Mary.

Avant d’entrer dans le parloir, le Canadien eut une heureuse inspiration de civilité : il déposa sa carabine dans le corridor.

— Asseyez-vous, monsieur ! Betsy, apportez du brandy, dit miss Mary.

Grandjean, afin de se donner une contenance, remplit à pleins bords son verre, puis il le vida d’un seul trait pour faire honneur, sans doute, à son hôtesse ; au reste, ce verre ne contenait guère plus d’un demi-litre.

Miss Mary jugea le moment opportun pour entamer la conversation.

— Comment vous nommez-vous, monsieur ? demanda-t-elle.

— Grandjean, pour vous servir, mademoiselle.


L’alcool avait la propriété de le rendre bavard.

Le Canadien, on le voit, commençait à allonger sa phrase : l’alcool avait la propriété de le rendre bavard ; seulement : quelque excité qu’il fût, il restait timide.

— Je répète une question, à laquelle vous n’avez pas répondu tout à l’heure : Étiez-vous dernièrement avec le señor Joaquin Dick au rancho de la Ventana ?

— Oui, mademoiselle, j’y étais.

— Ainsi, vous avez vu la señorita Antonia ?

— Si j’ai vu Antonia ? by God ! mais voilà des années que je la connais, cette enfant ! Chaque fois que je m’arrête à sa ferme, elle me donne à dîner… des dîners magnifiques, avec une nappe et des serviettes ; elle est fort riche, Antonia !

— Ah ! elle est fort riche !

— Je crois bien ; elle a des troupeaux, des meubles, des chevaux, une carabine, du linge blanc et de la vaisselle bleue : elle a de tout !

— Et… est-elle jolie ?

— La vaisselle ?

— Non ! cette Antonia !

— Ah ! ma foi, je ne sais pas.

— Comment, vous ne savez pas ? Voilà pourtant, s’il faut vous en croire, des années que vous êtes son commensal.

Grandjean se gratta l’oreille et se mit à regarder la carafe, au tiers vide, qui contenait le brandy.

— Mais buvez donc, monsieur Grandjean, en vérité, vous ne prenez rien.

Ce reproche fut pénible au Canadien ; aussi jugea-t-il à propos de se disculper.

— Ce brandy est excellent, répondit-il, c’est mon verre qui est un peu petit !…

— À la bonne heure, monsieur Grandjean. Ainsi, d’après vous, la señorita Antonia n’est pas jolie ? Tant pis : une jeune fille si bonne et si riche !…

— Mais je n’ai pas du tout prétendu qu’Antonia ne soit pas jolie. Je vous ai tout simplement répondu que je ne le savais pas.

— Quelle fable me racontez-vous là, monsieur Grandjean ?

— C’est la vérité, miss.

Le géant acheva de vider son second verre.

— Miss, reprit-il en levant les yeux sur la jeune fille, voulez-vous que je vous avoue une chose ?

— Certes !

— Eh bien ! je ne connais rien aux femmes… j’ignore quand elles sont laides ou jolies.

— En vérité ?

— Oui, miss, en vérité.

Grandjean se sentait de plus en plus à l’aise ; il se versa le reste de la carafe.

— Elle est grande, cette señorita Antonia ?

— Oh ! du tout !… elle m’arrive à peine à l’épaule.

— Quelle est la couleur de ses cheveux ?

— Ils sont noirs.

— Ses yeux ?

— Ah çà ! je n’y ai jamais pris garde.

— Sa bouche ?

— Sa bouche ? Attendez donc… Pas belle, petite.

— Et son teint ?

— Dame ! comme celui de toutes les femmes, un peu fade.

— Il paraît que tout le monde l’aime, cette Antonia ? On prétend qu’il est impossible de résister à ses grâces ?

— Oui, elle n’est pas méchante fille… elle vous donne de bons dîners et se sert assez adroitement de sa carabine… Quant à ses grâces, elle ne les a jamais déployées sans doute devant moi, ou bien je n’y aurai pas fait attention, car je ne les ai pas remarquées.

— Et vous, monsieur Grandjean, aimez-vous aussi Antonia ?

— Mais oui… il m’est assez agréable de dîner à son rancho !

— Vous sentiriez-vous capable de vous dévouer pour elle ?

— Me dévouer pour Antonia ? ma foi, non ! Elle est Mexicaine !

— Eh bien ?

— Eh bien ! je ne me dévouerai, en fait de femmes, que pour mes payses de Villequier !… Le reste, voyez-vous, Américaines, Mexicaines, Espagnoles et même Françaises, si elles ne sont pas normandes, ça m’est de la plus grande indifférence !

— Ainsi, s’il arrivait un malheur à la señorita Antonia… vous vous en consoleriez bien vite !

— Quel malheur ?

— Si elle mourait, par exemple ?

— Ça m’affligerait ; car le rancho de la Ventana présente une étape très-commode pour les voyageurs qui partent de Guaymas, ou qui se rendent à cette ville.

Miss Mary réfléchit un instant ; son air exprimait l’indécision, presque l’anxiété. Deux fois elle commença une phrase, et s’arrêta dès les premières syllabes. Grandjean, lui, regardait d’un œil mélancolique la carafe complètement à sec.

— Miss, s’écria-t-il tout à coup, n’aviez-vous pas l’intention de me présenter à monsieur votre père, qui désire traiter une affaire avec moi ?

— Vous verrez mon père plus tard… en attendant, je le représente… Oui, j’ai une affaire à vous proposer. Avez-vous du goût pour les voyages ?

— Je ne reste jamais en place. Ma vie est un voyage perpétuel !

— Ainsi, il vous serait parfaitement indifférent de partir tout de suite pour tel ou tel endroit ?

— On ne peut plus indifférent !… c’est-à-dire, entendons-nous, à la condition que l’on me payerait en raison des dangers que j’aurais à courir.

— Il n’y aurait nul danger à courir.

— Tant pis !

— Ainsi, si vous vous chargiez d’accompagner une personne, cette personne aurait le droit de compter implicitement sur votre obéissance ?

— Du moment où ce serait chose convenue à l’avance entre elle et moi, oui ! Dans le cas contraire, c’est-à-dire si l’on exigeait un service non spécifié par notre contrat, je demanderais une gratification en sus de mes gages.

— C’est bien ainsi que je l’entends !

— Alors, miss, une fois les gages fixés, nous serons d’accord. Quelle est la personne que j’aurai à accompagner ! M. votre père !

— Non, moi !

— Vous, miss ! répéta le Canadien d’un ton de désappointement ! ah ! diable ! Pardon, je voulais dire : Ah ! by God ! c’est que, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous le déclarer, je n’aime pas beaucoup traiter les questions d’affaires avec les femmes !

— Que vous importe, pourvu que je vous paye généreusement ? L’argent n’a pas de sexe…

— Oh ! miss, toutes les femmes sont généreuses quand elles promettent… seulement…

— Achevez !

— Seulement, quand il s’agit de régler le compte, il n’y a plus moyen de s’entendre avec elles. Je ne sais pas trop comment elles s’y prennent ; mais, pour peu qu’elles vous aient remis la centième partie de ce qui vous est dû, on se trouve toujours être leur débiteur. By God ! si on avait le droit d’assommer une femme quand elle est de mauvaise foi, ça irait encore… Mais l’usage s’y oppose. Décidément, miss, je tiens à être présenté à M. votre père.

— Mais en supposant que vos craintes soient fondées, monsieur Grandjean, quand une femme paye à l’avance, en quoi s’expose-t-on à traiter avec elle ?

Le Canadien se mit à réfléchir ; puis, d’une voix qui dénotait la conviction la plus sincère et la plus profonde :

— Cela ne s’est encore jamais vu, miss ! s’écria-t-il.

— Vous croyez ? Pourtant c’est bien ainsi que j’entends agir avec vous ?

— Réellement, miss ! En ce cas vous êtes pour moi monsieur votre père !…

— Combien désirez-vous par mois pour m’accompagner, me guider, et, si j’étais attaquée, me défendre ?

— Soixante piastres, miss, en dehors du logement et de la table. Je dois ajouter que je couche fort volontiers à la belle étoile, et que mon rifle, si nous parcourons des pays un peu déserts, pourvoira amplement à notre nourriture. La poudre et le plomb resteraient à votre compte !

— Accepté. Où demeurez-vous ?

— Moi, miss, nulle part.

— Où pourrai-je vous retrouver, si j’ai besoin de vos services ?

— Me retrouver, si vous avez besoin de moi, miss ? répéta Grandjean ; et il se mit à rire. Je savais bien, moi, qu’on ne me payerait pas d’avance, ajouta-t-il à haute voix, mais comme se parlant à lui-même.

— Du reste, monsieur Grandjean, reprit la jeune fille, il y a une chose bien simple à faire ! Si je me décide à ce voyage, ce sera dans un très-bref délai ! veuillez donc prendre la peine de passer tous les jours à la maison…

— Ce que vous me demandez là est, en effet, une chose très-simple, miss… mais fort coûteuse ! Vous devez comprendre que, pour ceux qui ne possèdent aucune fortune, le temps c’est de l’argent !

— Vous avez raison, monsieur Grandjean ! En vérité, je suis charmée de vos raisonnements. Je vois que vous êtes un esprit sensé. Voici pour vous indemniser de vos courses quotidiennes…

Miss Mary avait retiré de son porte-monnaie un billet imprimé et l’offrait au Canadien.

— Qu’est-ce ceci ?

— Une banknote de trente piastres.

Grandjean eut une contenance magnifique ; il ne bougea pas !

— Prenez donc, monsieur ! insista la jeune fille.

— Je vous remercie bien, miss… je n’estime pas le papier !

La fille de master Sharp regarda le géant avec une espèce d’admiration.

— Si vous vous mariez un jour, monsieur, vous rendrez votre femme bien heureuse. Voici six livres sterling.

— Cette fois, Grandjean sortit de sa majestueuse dignité. il saisit, et même avec assez de vivacité, l’or que lui présentait miss Mary.

— Je viendrai tous les jours pendant deux semaines, miss, dit-il ; mais, une fois ce temps écoulé, si vous n’avez pas pris une détermination, il est bien entendu que vous n’aurez plus le droit de me réclamer ni tout ni partie de ces six livres ?

— C’est bien convenu !… De toute façon cette somme vous restera acquise en dehors de vos appointements…

— N’avez-vous plus rien à me dire, miss ?

— Rien, monsieur, si ce n’est à demain ?

— À demain.

Grandjean se leva, salua assez courtoisement et sortit du parloir.

— Ma foi, murmura-t-il en reprenant sa carabine dans le corridor, j’ai peut-être eu tort de négliger jusqu’à ce jour autant les femmes… elles ont du bon !

Miss Mary, après le départ du Canadien, était restée dans le parloir. Son coude appuyé sur la table et sa jolie tête sur sa main, elle méditait.


— C’est une heureuse rencontre pour moi que celle de cet homme, se disait-elle : je ne pouvais mieux tomber. Quand j’ai parlé de la mort d’Antonia, il n’a pas même sourcillé !… Dieu m’est témoin que si j’avais trouvé un autre moyen pour empêcher le combat de M. de Hallay et du comte, je ne me serais pas arrêtée à celui-là !… Mais c’était le seul qui pût calmer l’amour-propre irrité du marquis… Et puis cette señorita, quelque séduisante qu’elle soit, est indigne de l’amour de M. d’Ambron… Elle ne saurait ni l’apprécier ni le comprendre. Cher comte, je vous sauverai malgré vous !…